Anna Karenine, d’un décor l’autre.

 

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Métaux précieux, arcs de lumières, soies en cascade, cuir, bois, fumées : tout est là, paré pour le spectacle. Le texte tient en peu de mots, porté par une construction sonore plus ambitieuse : soupirs, claquements des bottes, roucoulements et crachats de rigueur, lettres froissées, battements d’éventail et de cœur, galops. La musique, d’une débauche de violons, supplée au tumulte. Quant à ce qui s’inscrit au centre d’un tel spectacle, la passion d’Anna Karenine pour un homme qui, finalement, ne l’aime pas, l’opulence ne fait ici qu’appuyer l’hypocrisie de ce qui la condamne. En sacrifiant l’amoureuse, en étouffant sa voix, sa raison et celle de ses actes, que défend ce faste ?

Tout se joue sur une estrade monumentale. Aucun espace n’est plus immodeste, c’est la vieille idée qu’une société se structure comme un théâtre (the world is a stage…). Pris très au sérieux, ce constat produit un dispositif formidable qu’on arpente sous toutes ses faces, visibles et invisibles, côté salle, côté coulisses, pans laissés nus, rouages, seuils, fissures. Ce découpage est de ceux que seul un simulacre autorise, entendu que tout y est faux, de convention. Mais s’il se referme, s’anime, le simulacre s’oublie en imitant le réel.  Le système a beau se dire absolument impossible, on le croit vrai. L’air de rien, le cinéma s’emploie à le démontrer. L’air de rien, car hommage est constamment rendu aux apparences, et c’est à s’y méprendre. Hors d’elles, pas d’issue. On tombe d’un trompe l’œil à l’autre, les panneaux se succèdent avec virtuosité, l’ellipse se pratique discrètement. Le décor, manipulé et secoué, semble doté d’une plasticité à toute épreuve. Pour se désengager d’un lieu si mouvant, si instable, on ne peut pas même compter sur une petite histoire des acteurs qui viendrait clandestinement commenter la pièce :  l’histoire d’Anna Karenine, dans ce théâtre, dans ce film qui l’entoure, occupe toute la place. Or s’il n’y a pas, pour ainsi dire, d’au-delà du théâtre,  en interne, à l’intime, quelle fièvre, que d’émotions… Ce sont autant d’effondrements locaux, qui n’ébranlent jamais totalement le système, mais le laissent respirer. Ainsi, du fond de la scène surgissent par moment des paysages, des extérieurs. D’un décor l’autre, l’authenticité promise ne peut être que très relative. En revanche, le bond qu’elle suppose, pour les personnages, est immense. Une marge de manœuvre aussi réduite doit forcément inclure, dans son accomplissement, la déception.

Ce qui clôt l’espace du récit sur lui-même tient également le spectateur captif, mais aux confins, en l’excluant de ce qui se joue sur scène. Quelque chose arrive au spectateur, une aventure différente de celle des protagonistes. Pris dans le ventre du théâtre, non pas rivé à son siège mais mobile, tiré, poussé, entraîné avec fougue par une armée de caméras, il bouge, il valse, il rattrape les personnages, il les voit en détails mieux que personne, il les frôle, il les entend respirer, frissonner, il sent couler les larmes. Coincé entre sa propre fascination pour les êtres souffrants et l’indifférence panoptique de la caméra, puis mené hors-champ jusqu’à l’ombre, jusqu’aux coulisses, il est sans cesse reconduit à la limite de sa propre empathie. Sans exemple ni refuge ni référents, voici donc qu’un rôle s’invente, se crée : le rôle du spectateur…  Point de salut dans la distance, point d’effet de réel, mais un entre-deux grinçant, où les larmes côtoient l’ironie, le grotesque, la rage. De la  langueur jouissive se lève une nausée ; dans de telles conditions, l’extase trahit son malaise. Ce pourrait être un vertige, grandiose, intenable, mais non : la réalité se révèle mesquine. Espace de réclusion et d’exposition, fourmillant car sans cesse en train de se reconfigurer selon l’équivoque du désir, ce théâtre formule le devenir mondain du sentiment. Et ainsi, la littérature amoureuse qui offre aux films costumés une matière souvent trop apprêtée (elle double celle des corps d’une parure émotionnelle), parvient ici, en se spatialisant, à garder son sang froid. Elle se retourne et mord. Raison pour laquelle l’accès à l’héroïne, au personnage d’Anna, est, sinon interdit, fortement encombré. Il ne s’agit pas de devenir Anna, pas plus que de la juger, mais d’observer le milieu dans lequel elle se produit.

Somptueusement mise et cadrée à l’extrême, Anna Karenine présente un visage minuscule perdu dans le flot de ses ornements. Le jeu de l’actrice (la bien aimée Keira Knightley) semble constitué de poses. Il renvoie non aux salons de l’époque, mais à leurs représentations stylisées. On songe aux toiles de Klimt ; en Anna, on retrouve ces femmes fin de siècle dont le teint velouté contrastait bizarrement avec le clinquant du décor. Ce collage presque indécent de naturel et d’afféterie décalque la fracture de la femme du monde, piégée entre la bienséance apprise, le conditionnement social, et la vérité nue de l’amour. Pantelante, désarçonnée, elle exécute à la perfection et jusque dans sa chute la chorégraphie de sa classe.

Enfin dans ce théâtre, tant de personnages ressemblent à des marionnettes. Vronsky ? Un fat sans intelligence. Levine – porte-parole/alter ego de Tolstoï – un épouvantail qu’on dirait fait de bois et de foin. S’extirpant de la masse conventionnelle, quelques-uns parviennent à s’émanciper, c’est-à-dire, à tenir compte des fils transparents qui les tiennent : Karenine – le mari -, Stiva, le frère d’Anna, et aussi Dolly, épouse et mère accomplie, enfin Kitty, contrepoint idéal d’Anna, moitié (les femmes, chez Tolstoï, ne peuvent guère prétendre à mieux) de Levine. Ceux-là, comparables aux paysages naturels qui fécondent la profondeur des décors, ont traversé leur désillusion de part en part, les yeux ouverts, et s’ils ont pâli, perdu l’élan, la splendeur de leur passion première, désormais ils s’étonnent. Il n’y a pas de mot pour dire cela, ils coïncident avec eux-mêmes. Peut-être ont-ils à peine changé, peut-être ont-ils moins tant renoncé que fait l’expérience de la simplicité des choses, constaté qu’il n’y avait pas d’étoile là-haut, qu’on n’étreint pas sans dommage leurs scintillements. De cette humble lucidité acquise, ils regardent, découvrent un monde sans éclat, sans fête, débarrassé de ses décors. Imperceptiblement sous les yeux du spectateur toujours présent, ils se mettent à vivre, alors même qu’Anna, déchue de sa maternité, de son amour et, plus gravement, de son rêve, ferme les yeux définitivement et s’offre ainsi au triomphe de la machine.

(Joe Wright et ses marionnettes)

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Anna Karenine, de Joe Wright avec Keira Knightley, Jude Law, Aaron Taylor Johnson (Angleterre, 2012)

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Les Hauts de Hurlevent

And coming tempests, raging wild,
Shall strengthen thy desire - 
Emily Brontë

Le vent, puisque il est aveugle et se trame de ce qu’il trouble, prend assez naturellement l’éloquence d’un cinéma. Déraciner, chavirer, soulever sont axes de sa danse. L’insurrection aussi, et la transe : les corps sont légers, les volontés ploient, un souffle et le cœur repart. Du mouvement qu’il suscite à celui qu’on lui oppose, il possède, dépossède, envoûte. Habité parfois, de son peuple naît la hantise. Puis, écrasé, plus ras que le sol, bonne mécanique, il balaie. Cinéma : une houle sèche, dure, affolante vient doubler l’image d’un enduit qui l’agite et l’accuse. Feu froid, volontiers spectaculaire.

S’il existe un cinéma venant du vent, il arrive aussi qu’il soit issu d’un texte. Ici, une évidence :  Les Hauts de Hurlevent –  en une seule aspiration : Wuthering Heights. De la bouche à la lettre le lyrisme sert une âpreté terreuse, privée d’horizon sinon souterrain. Le paysage trace une verticale, huis-clos hermétique, d’un enfoncement. Du moins pour ce qui est du livre, l’industrie se bornant bien souvent à n’extraire des grandes œuvres romantiques qu’un jus sirupeux ou insipide. Le risque est faible, cependant, que la déception remonte jusqu’au texte tant le film qui en dérive, en son insouciance,  n’a plus avec l’original que quelques noms en partage. A ce qui est devenu la règle, et d’autant plus commune que le romantique s’évapore désormais en vocable dégradé, les exceptions sont rares et de ce fait choquantes. Mugissante, mutique, la version que nous livre à présent Andrea Arnold a pour elle la justesse requise, faut-il s’en étonner ? Avec Emily Brontë, l’affinité en effet, n’a rien d’un plaisir littéraire. Massif, taillé à vif dans une terre rude que le ciel rabaisse de tout son poids, l’être se vit primordialement comme en lutte contre sa propre chair. Ainsi la rage de Catherine Earnshaw se retrouve-t-elle, intacte, à la source du bouillonnement des héroïnes d’Andrea Arnold. L’appétit qui se manifeste dans Red Road et Fish Tank ici encore se cherche, inassouvi. Rampant, oblique, hargneux – sait-il seulement ce qu’il veut ? Il y a bien là, prégnante, l’idée d’une épreuve voire, une initiation, et cela part du ventre, redescend, larvaire. Une chose comme le vent, qui s’élève, provoque sans se donner une raison. Et cette chose opaque, visqueuse, engluée en elle-même s’exténue de rapports violents. Ni victimes ni coupables mais du sang qui se mélange, écume.

D’une terre pourrissante piétinée des mêmes envies, du même ennui, des mêmes rancœurs, il faut qu’un étranger surgisse. Heathcliff, nom qui enjambe lande et falaise. L’abrupt vient de la peau, sombre tissu de vie bâtarde et de ce fait, revigorée, qualité que la décrépitude n’excuse pas. Heathcliff incarne l’avenir, l’inconnu, la santé qui s’érige contre l’agonie, le « rien ne sera plus comme avant » qui effraie. Il n’a pas, pour dominer, à être terrible. Il n’a même pas à dominer, son pouvoir est en-deçà de lui-même, en-deçà de toute loi humaine. Il suffit qu’il diffère. Il serait doux, et droit, si cela lui était possible, et que l’état actuel des choses devait durer encore un peu. Seulement ce qui le rattache au monde finissant doit également le rejeter. Catherine Earnshaw, gouffre creusé par des siècles de pluie et de vent, est la profondeur dont il va naître à son égal. Expulsé, il disparaît et s’enrichit – pour, croit-il, mériter. Catherine, elle, change de visage, et peu importe. Rude ou lumineux, le visage reste impénétrable. De même, pauvre ou riche, Heathcliff n’acquiert aucune légitimité. Mais, d’avoir été séparés, enfin ils se font face, se reconnaissent. Si, à ce moment-là, Heathcliff n’est pas le double de Catherine, il le devient. Modelé par la fascination, brimé, exposé au ressentiment, il se laisse contaminer par le désir mortifère dont elle est faite. Jusqu’à ce que le souffle s’éteigne, ne subsiste qu’une blancheur. C’est en vertu de la rupture qu’il incarne que Heathcliff reçoit le monde en héritage.

Le récit vient dans le travail du vent comme une plainte boueuse suivie de sa cohorte : colère, galop cinglant le brouillard, fredonnements minuscules. Le chant garde ce qu’il traverse, divague et cristallise, échos d’un tumulte qui ne demande nulle consolation.

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Andrea Arnold, Wuthering Heights (2011)

Le rêveur s’il faut le définir

« Le rêveur, s’il faut le définir en détail, n’est pas un homme, c’est une espèce de créature du genre neutre. Il gîte la plupart du temps quelque part dans un coin inaccessible, comme s’il s’y cachait même de la lumière du jour, et, une fois retiré chez lui, il est collé à son coin comme l’escargot, ou du moins il ressemble beaucoup, à cet égard, à ce curieux animal qui est à la fois animal et maison et qui s’appelle la tortue. »

« Je vous comparais tous les deux. Pourquoi n’est-il pas vous ? Pourquoi n’est-il pas comme vous ? Il ne vous vaut pas, et pourtant je l’aime plus que vous. »

Nuits blanches, Dostoïevski.

Ils sont jeunes, la vingtaine pas plus, tous deux très pauvres et très beaux – scandaleuse élégance de la simplicité. Elle, son ravissant visage nimbé de boucles blondes – ou brunes, peu importe –, le regard forcément pensif, les yeux forcément grands, très sombres ou très clairs, l’excès ramenant les contraires à la seule expression de l’intensité. Lui, la prestance aux larges épaules, on devine l’honnête homme au poids du fardeau, la mélancolie à l’ombre de la paupière, le cœur généreux, accueillant, toujours épris jamais pris. Ces deux-là on les connaît, ils nous précèdent et nous succèdent, traversent les époques, les villes, les romans, le cinéma, la vie. Leur histoire leur ressemble, elle ne surprend pas mais ne lasse pas non plus. Une rencontre au hasard, il tombe amoureux, elle en aime un autre, absent, elle finit par céder, l’autre revient et la voilà qui s’en va le rejoindre.

Ce n’est certainement pas ainsi, avec ces personnages impeccables et cette histoire éventée – celle, immuable, de l’amour impossible – que l’on saisit la teinte particulière de ces Nuits blanches, et de la façon dont elle varie, contamine et nuance des univers différents. Dès lors que les personnages constituent la toile de fond d’une intrigue devenue également secondaire, les perspectives s’inversent. La ville est projetée à l’avant-plan ; elle détermine l’agencement, la forme, la progression du récit – en un mot, elle participe de son identité. Les amoureux en dérivent comme elle découle d’eux, le sens et l’expression passent l’un dans l’autre. Elle les fait se rencontrer au gré d’un plan large et les sépare au même endroit. Le réseau de rues plus ou moins étroites s’augmente  de canaux et de ponts, les hauts bâtiments aménagent des zones de repli, au sol les pavés font claquer les semelles : c’est un paysage presque mental, un espace figuré fait de liens et de rappels que la neige et la nuit unifient et atténuent. Saint-Pétersbourg, Livourne, le XIXe ou le XXe siècle : lieux et temps fusionnent dans l’irréel.

La nouvelle de Dostoïevki est une narration à la première personne. Sous-titrée Souvenirs d’un rêveur, il s’agit, dans sa totalité brève, d’un rapport sec, mais, dans sa faconde, d’un poème formidablement expressif. Ceux qui n’ont jamais lu l’écrivain russe et qui, de ce fait, considèrent son œuvre avec effroi, persuadés que tant de pages ne peuvent désigner qu’un monstre, ceux-là n’ont pas tort, mais pour les mauvaises raisons. Monstre, oui, de confusion et de complexité, volumineux certes, mais la longueur est un concept subjectif (d’ailleurs, certains récits comme Le sous-sol ou, justement, Les nuits blanches, font à peine une centaine de pages) ; quant au style, il est d’une imparable fluidité. Tout n’est que dialogues, monologues, langage parlé, langage trivial, avec ce que cela suppose de fautes, contradictions, embrouilles, mauvaise foi, exagérations… Autant de données brutes, informes et tumultueuses qui vrombissent et se laissent difficilement dompter par la raison. Lecture facile quoique fébrile, vacarme de l’oral, énergie du verbe. Les amoureux des Nuits blanches se volent la parole l’un à l’autre, se dévorent de mots. Ils se comprennent, ils sont jumeaux en âme, et c’est l’impasse des correspondances : ne les captivent en l’autre que ce qui fait miroir. Ils s’ « entendent » séparément, sans réciprocité. Si leur relation peut sembler fusionnelle, c’est qu’eux-mêmes échouent à s’individualiser. Amalgamés mais solitaires, coupés du monde, ils sont bien des créatures de la ville, vaines émanations souffrantes et insatisfaites.

En acclimatant les Nuits blanches à un Livourne de Cinecittà, Visconti traduit avec intelligence la Russie fantasmée de Dostoïevski. Ville de théâtre, ville intellectuelle, on s’y sent bien comme dans un rêve. L’extérieur donne l’impression d’être à intérieur, c’est-à-dire à l’abri, et comme tout est pensé, rien n’est ressenti. L’idée remplace la sensation : l’idée du froid, l’idée de la tristesse, l’idée de la solitude. A cet égard, nul autre n’a mieux créé une ville de la sorte que Pessoa : son Livre de l’Intranquillité traduit Lisbonne (…la rue des Douradores) en pure intériorité. C’est une construction opérante : débarrassées de tout ce qui, réel ou réaliste, fait diversion, Saint-Pétersbourg et Livourne deviennent des serres chaudes. Les désirs croissent et s’hybrident dans un huis-clos favorable à leur éclosion, favorable à leur déclin.

Il faut noter que, par rapport à la nouvelle de Dostoïevski, Visconti opère une curieuse inversion des caractères. A Livourne, le beau Marcello Mastroianni incarne le beau Mario… Un jeune homme accidentellement solitaire : il voyage beaucoup, n’a pas le temps de lier des relations durables. Rien à voir avec le rêveur russe, sans autre nom qu’un je dénué de valeur sociale, à la fois enraciné et exilé dans la ville. Celui-ci observe le monde, le comprend, le connaît. Anormale, inhumaine sans doute, cette attention excessive l’isole. Il ne fréquente personne, n’a même jamais connu de femme. Sa maladresse et les airs qu’il se donne en public le desservent ; par contraste, Mario n’est qu’élégance et séduction. Un vrai gentleman, un personnage avenant dont l’unique défaut, pour paraphraser une célèbre réplique, est de ne pas en avoir. En vis-à-vis, Natalia ne diffère pas tant de Nastenka : le rose aux joues (qui transparaît dans le noir et blanc, telle est la puissance suggestive du cinéma), timide mais volontaire, femme-enfant naïve et passionnée. Du coup, dans sa version italienne, la tragédie cède à la romance : la solitude de Mario est délimitée, elle a une cause et une issue, n’a donc rien d’universel ni de fondamental. Infiniment plus profonde, celle du rêveur russe n’est même pas suspendue pendant les nuits blanches. Pire, elle en est augmentée. Nastenka reste rivée à son premier amour et confirme par sa déférence affectueuse, que le rêveur n’a pas sa place auprès des hommes.Tout au plus lui offre-t-elle, l’espace de quelques nuits, ce petit supplément de réalité que le rêveur, avide et bricoleur, démultiplie à la folie.

Ainsi l’amour, par le manque qu’il creuse dans la chair, n’est bien souvent que conscience accrue de la solitude.

Ce que Visconti atténue, en édulcorant à l’italienne le propos de Dostoïevski, de nos jours un réalisateur le restitue avec force. Il s’agit de James Gray et de son magnifique Two lovers. Adaptation très contemporaine et cependant fidèle en désespoir à ses origines russes, ce film-là se déroule à Brighton beach, enclave slave de Brooklyn. Un peu plus que rêveur, Leonard est un homme superflu, voûté, amer, éperdu – déplacé. En modifiant avec mesure l’intrigue et les circonstances de la rencontre, James Gray perpétue la figure tragique d’un être qui, parce qu’il ne peut pas vivre l’amour qu’il conçoit, incarne et maintient son idéal nécessaire.

Sur le toit, Two lovers

Textes complémentaires) :

–          L’homme superflu

–          Two lovers

–          Le visage-miroir de l’Idiot (adaptation d’un autre roman de Dostoïevski par Pierre Léon)

Luchino VISCONTI, « Nuits blanches », avec Maria Schell et Marcello Mastroianni, Italie, 1957 (durée : 97’)

Le visage-miroir de l’Idiot

« Un mot exprime à lui seul ce double caractère, solitaire et inconnaissable, de toute chose au monde : le mot idiotie. Idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique ; puis, par une extension sémantique dont la signification philosophique est de grande portée, personne dénuée d’intelligence, être dépourvu de raison. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont : incapables donc, et en premier lieu, de se refléter, d’apparaître dans le double du miroir. » Clément Rosset, Le réel. Traité de l’idiotie.

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Pierre Léon, « L’idiot », d’après Dostoïevski, avec Jeanne Balibar, Sylvie Testud…

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Je ne sais pas si le cinéma occupe dans mes pensées autant de place que les livres ; les mots et les images se mélangent, je ne fais pas le tri de cette façon et encore moins lorsque des inventions personnelles viennent les compléter, du moment que les idées affluent, qu’importe d’où elles viennent… Pour le reste je n’attends pas que cette hybridation me soit imposée, qu’un livre devienne un film ou l’inverse, même si c’est plus rare ou plus facile à ignorer. L’imagination visuelle est imprécise, lacunaire, plastique, elle ne cesse d’évoluer, de s’adapter à nos désirs. Le cinéma, qui prescrit des corps, des voix, des visages, met trop tôt fin à ces jeux flous. D’où cet axiome un peu niais mais très vérifiable que les bons livres font de mauvais films et inversement – le  fait qu’on omette souvent de mentionner le livre-source pouvant constituer une charge supplémentaire contre celui-ci.

A cette règle, même les exceptions sont discutables, tant l’appropriation d’un livre relève de l’intime. Que Le Procès d’Orson Welles soit considéré comme un chef d’œuvre n’en fait nullement, à mes yeux, une digne adaptation de Kafka.

Il y a des écrivains dits « inadaptables », prétextes à tous les défis ; pour moi il y a simplement  des écrivains chers et, d’une certaine façon, sacrés. S’agissant de Dostoïevki, dont la fréquentation précoce n’est pas étrangère à certaine orientation slave de ma vie, apprenant l’existence du film de Pierre Léon, je ne pouvais ressentir qu’une appréhension égale à l’impatience d’y retrouver mon actrice préférée ; Jeanne Balibar interprétant Nastassia Philipovna : cela ne pouvait être un scandale, une erreur, pas même une faute de goût. L’Idiot n’est certes pas le Dostoïevski que je citerais en premier (j’hésite entre Crime et Châtiment, Les frères Karamazov, mais c’est peut-être Les Possédés) ; toutefois, au nombre des imposantes figures féminines qui animent ses romans (peut-être  les plus admirables de toute la littérature mondiale), Nastassia Philipovna demeure à mes yeux la plus fascinante (avec Sonia qui, en dépit des apparences, partage avec elle un même alliage de mœurs légères et de grandeur morale). Nulle actrice mieux que Jeanne Balibar ne sait se montrer aussi naturellement altière.

C’est d’ailleurs autour d’elle ou à partir d’elle, viscéralement, que Pierre Léon resserre son sujet. Il met donc en scène un extrait du roman et non pas l‘œuvre tout entière ; c’est un film court, dense, parfaitement métonymique. Un huis-clos aussi : le réalisateur a beau justifier sa démarche par des contraintes budgétaires, la coupe sèche n’en est pas moins judicieuse voire préférable. Pierre Léon esquive l’exhaustivité du puriste. Ce roman-là ne se contente pas seulement de sembler long, mais il est paroxystique, contradictoire et, on s’en doute, prolixe. La trame se constitue d’une succession de dialogues épuisants, névrosés : tout est dans ce qui se dit, dans ce qui se contredit – la  pensée avance par la confrontation. Ça se lit très bien, évidemment, mais le cinéma fonctionne sur un langage différent, sur d’autres codes. En guise de réponse et non sans quelque provocation, le réalisateur présente l’épisode d’un feuilleton qui n’existe pas.

La séquence choisie est celle d’une soirée donnée par Nastassia Philipovna (Jeanne Balibar donc), au cours de laquelle la jeune femme s’amuse à confronter ses prétendants (ils sont nombreux), sincères ou intéressés, sous deux regards qui s’opposent : celui, décadent et légèrement éteint, de son ancien « protecteur », et l’autre, celui de l’idiot, pareil au regard d’un enfant. Tour à tour coquette, enjôleuse, fragile, cruelle, coupante et cynique, telle une passionaria de sa propre cause perdue, elle subjugue l’assemblée, la tourne et la retourne selon un plan, dirait-on,  prémédité. Sans jamais se départir d’une élégance, d’une beauté, d’une intelligence qui sont également les instruments de sa perte. Le tout s’inscrit dans un jeu de la vérité qui met chacun au défi de faire l’exposé public de sa pire action.

Le résultat, à mes yeux méfiants, à mes yeux sceptiques inquiets, exigeants, le résultat est tout simplement prodigieux. Les tensions et la justesse, la profondeur, l’indétermination, l’ombre et la lumière crue : je retrouve dans cet Idiot les qualités que j’avais déjà pu apprécier dans un autre film inspiré (beaucoup plus indirectement) par Dostoïevski.

Précèdent notre regard le regard de l’idiot, ce prince au cœur trop pur qui trouble tant Nastassia Philipovna, et son contraire, celui du vieil amant lassé de la jeune femme, paupières affaissées, plis, traits figés en un presque rictus. Sans cesse la caméra passe de l’un à l’autre, insiste sur l’idiot qui, mutique, observe et laisse sur son visage, lisse comme un écran de cinéma, errer les émotions de la discorde et du désir. Par cette mise en abîme du regard, par cette saisissante superposition de points de vue, le visage de l’idiot, neutre, dénué de jugement, et celui du vieil amant, lui-même si dépravé qu’il est de fait au-delà de tout jugement, court-circuitent notre regard et questionnent notre propre jugement. L’idiot est un visage-miroir au reflet multiple et interrogateur.

Pierre Léon, « L’idiot »

Pour de plus amples informations sur, notamment,  Pierre Léon (et de nombreux liens), lire l’article d’un ami de bon conseil.

Pour se faire plaisir : filmographie et discographie (sa voix magnifique – et une adaptation irréprochable de Sylvia Plath, Lady your room) de Jeanne Balibar.