L’Été de Giacomo / Alessandro Comodin

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Être sourd ne signifie pas être affecté d’un défaut. C’est la possibilité, la chance peut-être, de percevoir le monde autrement. Avec l’été et l’adolescence, la surdité permet une légère dérive utopique. La première séquence donne le ton : présenté de dos, implants bien en vue, Giacomo joue de la batterie. En tant que surface d’opposition, ce dos montré frontalement pourrait faire de la surdité le lot du commun : nous sommes tous sourds. Conciliante, cette image en entraîne une autre, qui la bloque. Giacomo c’est un diable. D’un côté il brouille les limites, annule les différences, de l’autre il génère du désordre, hérisse la généralité qui menace. Pure dépense, bruits. Il bondit des espaces auxquels il semble par nature assigné. La forêt, par exemple, lui va à merveille – n’est-il pas sauvage ? Il se récrie. Sa peau trop fine, trop délicate, refuse l’état de nature. La volupté est de son âge. À peine s’y enfonce-t-il un peu (image de la boue) qu’il fait trois pas en arrière : dégoût, enfantillages. De fait, la jeune fille qui l’accompagne, est un souffre douleur, voire quelque chose comme une sœur, une amie d’enfance… Le corps, la chair juvénile, la vigueur et la santé, s’effondrent en manies et embarras d’hygiène. Contradictions sur confirmations, Giacomo est tout sauf le modèle d’un roman d’apprentissage, d’une fable. Il n’est pas même le héros de sa propre histoire. Quelle histoire ? Que sait-on de lui ? Peau, salive, boue, eau, feuillage, épines, à travers lui l’été est en constante mutation. Le naturel disparaît comme un référent dès lors que frappé de surdité, il ne désigne plus guère qu’un amas complexe, bruyant, réfractaire. L’authenticité, c’est l’ultime assignation qui tombe. Alors, qui est ce Giacomo qui ne répond à aucun programme, qui ne remplit aucune condition, pas même celle de son âge ? De qui, de quoi est-il le sujet ? Pour le savoir, il faut se tourner vers le réalisateur, Alessandro Comodin. C’est-à-dire, s’écarter du film (rompre le contrat de croyance). Sans surprise, on apprend que le personnage est un personnage. C’est-à-dire une fiction. Mélange de souvenirs personnels, d’idées toute faites, de littérature, bref, rien d’autre que du cinéma. Serait-on tenté de jeter l’être avec l’illusion, de se désintéresser de Giacomo sous prétexte qu’il ne colle pas à ce qu’on imagine devoir lui revenir – le réel ? Peut-être. Mais ne ne dit-on pas aussi que toute fiction est un documentaire sur son acteur ? Réversibles à l’infini, les rapports entre un auteur et son sujet, entre le réel et sa représentation, renvoient au pari du cinéma dit de vérité : l’auteur assume son point de vue, assume le fait qu’il se trouve mêlé à qu’il filme, qu’il lui donne chair. En Giacomo, différents bouts de réalité et de subjectivité sont appelés à se rejoindre, faisant de lui un personnage plus vrai que nature.

L’Été de Giacomo, Alessandro Comodin (2011)

– avec Giacomo Zulian et Stefania Comodin –

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Rêves dansants

Anne LINSEL, Rainer HOFFMANN, «  Rêves dansants »

« La seule conscience de bouger change toute la matière du mouvement. Il ne s’agit pas de se regarder bouger comme on s’écoute parler mais d’amener à un niveau d’apparition suffisant ce qui est à peine esquissé par un corps. » Frédéric Valabrègue, Ici-même.

Elle traverse la salle d’un pas un peu flou – on dirait vaporeux mais ce mot, trop léger, ne lui correspond pas -, s’attable devant le groupe des adolescents : c’est elle l’auteur et elle vient prendre part au festin chorégraphique. Pina Bausch en 2008, difficile d’admettre qu’un visage aussi marqué puisse être à ce point indéchiffrable. Et pourtant, il y a de la dévoration dans son regard et dans son imaginaire, mais aussi, qualité trop rare, de la sollicitude. Cette indécision quant à son visage, ce n’est pas celle des sentiments, mais de leur expression, ce qui, pour elle, se traduit en questionnement sur la forme. Comment le geste dansé peut-il prendre le relai de gestes déjà fourvoyés ? Le langage corporel n’est-il pas toujours traître, médisant ? La danse ne corrige rien, mais elle peut jouer, défaire, dramatiser. Avec Pina Bausch, les danseurs sont sans contours, tâtonnants, ils doivent se toucher pour exister, se heurter pour sentir leurs limites. A travers eux, c’est un rapport au monde qui s’esquisse – un rapport seulement : contacts, séparations. Les êtres s’abordent et débordent, se mélangent et ne se définissent que dans la mesure où ils s’influencent. La rencontre n’est ni simple, ni douce. S’il arrive qu’elle dégage quelque chose de cruel, ce n’est là rien d’autre que cruelle pondération de l’ordinaire : jamais un donné pour un reçu, caresses différées, violence déviée, césures, manques, excès. Cette analyse du déséquilibre fonde l’intégrité du Tanztheater de Pina Bausch.

En tenues de soirée, vieillis par le maquillage, les adolescents sont amenés à prendre des poses, à s’exagérer : ils affichent une détermination qui leur est, disent-ils, étrangère. Sans eux le décor est invisible, une salle de bal aux murs gris, quelques chaises noires ; les robes roses, vertes, jaunes, bleues sont, elles, un autre décor, peut-être le seul vrai, décor agité, aussi versicolore que ces tendres rengaines, tantôt lestes tantôt chevrotantes, qu’on croirait sorties d’une vieille radio. Voilà sur quoi se posent les rencontres : un espace mobile, indécidable. Ce que sont aussi les corps, à plus forte raison ceux des adolescents, aimantés vers une violence qui, dès la première décharge – heurt, palpation, morsure – s’inverse en vulnérabilité. Entre ces extrêmes, il y a le raté, le retenu, le geste manqué et – figure de loin la plus déchirante – l’esquive : regard aveugle, main qui se tend désespérément et ne saisit rien.

Faire danser des adolescents amateurs sur Kontakthof, après avoir confié cette même pièce à une troupe de sexagénaires, c’est travailler l’humain jusqu’à la confusion. Pourquoi les jeunes ont-ils répondu à l’appel ? Avant les auditions, ils connaissaient à peine le nom de la chorégraphe, et ne dansaient pas. Bien sûr, chacun peut énoncer une motivation : se distraire, apprendre, accompagner, expérimenter. Tout cela est très sérieux, on est sérieux quand on a 15 ans… Mais avec Pina Bausch la danse ne vient pas se déposer comme un savoir supplémentaire, il n’est pas question d’apprendre une technique pour en retirer de nouvelles aptitudes, il s’agit au contraire de conquérir un naturel. Recherche d’un mouvement à soi.

Le film, Les Rêves dansants, consiste en surimpressions, peut-être d’ailleurs comme tout documentaire, tissu de trames partenaires qui ne coïncident pas. La mise en scène des répétitions double celle du spectacle. L’une, démonstrative, suit l’évolution des adolescents s’initiant à la danse, l’autre, implicite, est trace d’une chorégraphie en train de se faire. Ni l’une ni l’autre n’est montrée en son entier. L’ellipse garantit la pudeur.

Le montage, qui met en résonance des morceaux de mouvement, produit du rythme, et donc des ruptures. C’est l’illusion du filant, de l’ouvert, la spontanéité sans le désordre, la structure et le souffle. Ce différentiel donne son élan à l’image : les fragments de l’énoncé (gestes répétés, bouts d’entretiens, relâches, apparitions de Pina, extraits du spectacle final) s’orientent vers les fragments du sensible, mouvements cette fois effilochés, tics, mimiques, cris, soupirs, balbutiements. Relai continu et fécond de l’intime au démonstratif. C’est dire qu’il y a, entre le travail des documentaristes et celui de Pina Bausch (relayée ici par ses assistantes) un jeu de correspondances utiles. Le montage n’est plus seulement pertinent, il devient signifiant, valeur qui renvoie de façon évidente au corps adolescent.

Pina Bausch fait de celui-ci le réceptacle d’archives disparates, siennes et étrangères. Les fictions du présent composent avec les ombres du passé, fantômes des incarnations successives et souvenirs personnels de la chorégraphe (les costumes et les musiques de Kontakthof situent la pièce dans les années 50). L’adolescence est l’âge de l’indétermination, des rêves décisifs et des troubles de la mue. Ces états de présence – latence – s’aggravent du bon accueil que l’adolescent réserve aux enjeux adultes, en particulier sexuels, non qu’il se donne comme un support vierge, innocent, mais justement parce qu’il se construit en faisant feu de tout bois. Irrésistible séduction d’une chair disponible offerte aux fantasmes. Sans être réduit au silence, l’adolescent est l’hôte complaisant d’imaginaires multiples qu’il superpose au sien, à son vécu.

C’est la fonction critique du documentaire de confronter les jeunes à leurs personnages, ce faisant, de les confronter à eux-mêmes, c’est-à-dire à leurs représentations, leur passé (parfois tragique), leurs désirs, leurs aspirations. Les corps glissent de l’informe à une prise de conscience plus aiguë de soi, d’autrui, de l’espace, des enjeux en cours, c’est à ce moment-là que, pour un bref instant, on les voit faire ce mouvement à soi si cher à Pina Bausch. Mouvement qui ne doit pas être tenu, sacralisé : c’est comme toucher le fond, ensuite il faut réapparaître, refaire surface. Aussitôt dénudé, le naturel peut être réformé en geste dansé. Voilà ce en quoi consiste la danse qui ne fixe rien, chair, peau, desquelles Pina Bausch fait affleurer les imaginaires, les convie à un festin où ils sont rois, et cependant jamais esseulés. Et ce sont les adolescents fardés, costumés, merveilleusement versatiles, les uns envers les autres, émus, émouvants. Ainsi ce qui leur est offert, en toute humilité, en toute allégresse, c’est un langage sensible, langage corporel, expérience habitée de soi, d’autrui, des possibles soi-même.

Aussi sur ce blog : Elle piétine la vie ordinaire (Pina Bausch) et Un jour Pina a demandé

Anne LINSEL, Rainer HOFFMANN, «  Rêves dansants », Allemagne, 2011 (durée : 89’)

Nous nous taisons pour nous-mêmes

Sylvie Verheyde, « Stella », France, 2008 (durée : 103’)

« Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié : Qu’ont-ils pensé de nous ? – N’avons-nous pas manqué de tact ? – Avons-nous plu ? – et la peur d’être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture (…) L’atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. » Proust, Journées de lecture dans Contre Sainte-Beuve.

En cet endroit le film pourrait commencer : une petite fille entre dans une librairie et se tient, apparemment indécise, devant les hauts rayonnages. La disproportion est flagrante entre l’enfant toute menue et l’énorme tapisserie livresque dont on ne voit que les tranches, imposante stèle de caractères verticaux, symboliquement et matériellement écrasante. La scène se prolonge dans un silence inquiétant ; que va faire Stella ? Après tout on la connaît déjà un peu, justement, on sait qu’elle est imprévisible, violente, effrontée. A-t-elle envie de voler ? Va-t-elle tout détruire, s’encourir, veut-elle au contraire poser une question à la libraire qui l’observe du coin de l’œil ? Le temps passe. Enfin elle saisit un livre, paie, sort du magasin. « Les enfants terribles » : ce roman de Cocteau que l’on porte en soi comme un témoignage de l’adolescence parce qu’on y a découvert l’expression raffinée d’un morceau de soi-même. On pensait que la fillette avait pris un livre au hasard, on comprend qu’elle l’a choisi, ou encore, que le livre l’a trouvée.

Avant cet épisode décisif, Stella nous est apparue en sauvageonne urbaine qui s’ennuie en classe, crache sur les garçons, frappe les filles qui l’agressent. L’ambiance familiale n’est pas étrangère à cette drôle d’assurance qu’elle affiche, mélange de pragmatisme précoce et de fureur organique. Sa maison, son « école », c’est le café ouvrier que tiennent ses parents. Laissée à elle-même, indépendante et pas farouche, elle s’acoquine avec les habitués du bar, puise dans ces camaraderies décalées un vain savoir qui la façonne en dur. Château de cartes et vapeurs d’alcool embrument une conscience, si tendre encore, de petite fille.

Comme souvent, une rencontre providentielle amorce un renouveau. Gladys. Une camarade de classe, singulière elle aussi quoique parfaitement intégrée, fille d’émigrés juifs-argentins – culture d’intellectuels de gauche, discussions passionnées, politique, littérature, pas de télévision. Les deux filles profitent de cette liberté de mouvement qu’est l’indifférence parentale pour apprendre à se connaître, à échanger, à communiquer. Moment-clé de l’éveil intellectuel, le premier livre. Ainsi cette première amitié conduit-elle à une seconde, également profonde et formatrice.

Avec Stella, Sylvie Verheyde revisite librement sa propre enfance, à la fin des années 70. En fond, c’est donc la description d’un milieu et d’une époque. Le café de banlieue parisienne avec sa galerie de personnages, hommes désœuvrés, pour la plupart en rupture sociale, corps mélancoliques imbibés d’alcool tel Benjamin Biolay (qui joue le père de Stella), ou Guillaume Depardieu dans une de ses dernières apparitions… L’école a encore les moyens d’assumer son rôle social : l’élève médiocre est suivi avec attention, à la fois responsabilisé et stimulé par la mise en évidence de ses points forts. Sur les parents, le regard de la réalisatrice est également nuancé. Un homme et une femme certes affectueux, tendres si l’on veut, mais absents en tant qu’éducateurs, tout entiers accaparés par la vie du café, les clients, l’alcool, la drague… Limités à ce microcosme, ils ne distinguent pas vraiment Stella des autres clients : elle mange ce qu’ils servent au comptoir, porte des jolis vêtements d’adulte ; on attend qu’elle se débrouille, qu’elle se prenne en charge. Ne faisant que rarement usage du prénom qu’elle lui a pourtant donné, préférant l’interpeler par un froid « ma fille » qui résonne tout autrement que ce qu’il signifie, la mère ponctue invariablement ses conversations par un « je m’en fous » dont la récurrence finit par atténuer la cruauté.

Sans insistance déplacée, sans misérabilisme (même si les vacances chez la grand-mère dans le Nord sont tout à fait atroces), Stella s’enrichit du talent de ses acteurs, dont certains (Karole Rocher, Jeannick Gravelines) figurent déjà dans les films précédents de Sylvie Verheyde. Parfois quelques maladresses, un léger côté convenu, film d’époque un peu propret, film d’apprentissage très agencé, rien de grave, ces défauts – mineurs – passent vite à l’arrière plan. Le film est découpé en univers distincts qui ne doivent pas se rencontrer : le café, la chambre, l’école, la famille de Gladys, le Nord, les livres. Ces univers constituent les catégories mentales de Stella, qu’elle réussit à unifier, entre lesquelles elle apprend à circuler pour trouver son équilibre. Equilibre que le film reflète à son tour et, par ce glissement subtil que seule permet une  sensibilité véritable, sur le pur visage de Stella  se dessine un beau portrait d’adolescente.

Sylvie Verheyde, « Stella »

Filmographie de Sylvie Verheyde

Errances exiguës

« Fish tank », Andrea Arnold, avec Katie Jarvis, Kierston Wareing, Michael Fassbender, Angleterre, 2009 (durée : 2h02)


A la verticale, les étages s’entassent, guère différents les uns des autres, fenêtres et balcons s’empilent, grouillant d’enfants, de chiens, de linge, de poubelles, d’objets divers qu’on ne sait où ranger, peut-être parce que sans utilité réelle, laissés là comme possessions lâches, objets transitionnels fixant la surface extérieure d’un des innombrables appartements, ils caractérisent à peine le passage qu’ils gênent, rampe identique même dans le désordre à celle du dessus et encore à celle du dessus et ainsi de suite jusqu’au toit. A l’horizontale les blocs s’enchaînent uniformément, collés, greffés dans la masse, avec la pelouse autour et les terrains de jeu. Beaucoup de béton et beaucoup d’herbe, les deux matières vont assez bien ensemble. On est serré à l’intérieur, comme dans un aquarium (fish tank). Les gens qui habitent là savent tirer parti des surfaces découpées, ils ont le geste rompu, l’énergie par saccades, l’impatience de l’anxiété. Ça bouge de partout et ça se pose quand l’alcool devient trop lourd, avec la fatigue aussi, l’ennui, la télévision, le rêve d’autre chose. Mais la plupart du temps, la vivacité des corps et le jaillissement de la musique compensent la rigueur du milieu, l’exaspération répond au pullulement forcé.

Quinze ans dans l’aquarium, électron farouche et fébrile, Mia maîtrise l’espace comme un poisson capable de traverser à toute vitesse des circuits étroits et compliqués. C’est un souffle, une écume, une rage. Rien ne l’arrête, ni la peur ni les coups. Quand, au risque de se faire mordre par un molosse ou violer par les gitans,  elle ne tente pas de délivrer un grand cheval blanc, elle danse. Sans public, seule, avec une sombre obstination. Difficile de la prendre au dépourvu, impossible, en apparence, de l’émouvoir, de l’atteindre. Pourtant voici qu’un matin, à son insu, un homme la regarde, elle toute jeune sans maquillage, toute douce les cheveux défaits, le dos tourné, face à la télévision tandis qu’elle danse, mime les mouvements des femmes sur l’écran, il l’observe, à quelques pas, l’enveloppe et lui sourit déjà, émerveillé, forcément intéressé. Tableau significatif d’une  rencontre. L’homme est le nouvel amant de la mère immature. L’autre, l’étranger, l’odeur, le toucher, la puissance, l’espace surtout, le point de fuite vers l’ailleurs. Il suffit d’une sortie en voiture, la musique inconnue, la nature ignorée, pour que le désir se déploie, s’élargisse à mesure que le monde s’ouvre, jusqu’à ce que soudain ce même désir s’inverse, se mette à rétrécir, prévisible reflux, régresse  sans errer davantage, se concentre sur les corps.

Ça continue ; la suite n’est pas forcément prévisible, le développement se révèle plus tortueux que l’amorce. Aussi, dans ce film, à qui peut-on se fier ? Aucun personnage ne semble vouloir de notre sympathie, l’innocence n’est même pas envisagée. Sans s’identifier, on reste à l’extérieur, mais cet extérieur se situe dans un espace fictionnel qui lui, nous contient, nous fascine. Un appartement dont les chambres sont imbriquées les unes dans les autres, des fenêtres sans âme, une exiguïté qui se déverse en terrains vagues, des champs d’herbe qui s’échangent contre des autoroutes, une eau dangereuse qui guette les filles inquiètes, un cimetière de voitures, une morne banlieue – un espace traversé à toute allure, sans cesse reconfiguré, tangent et progressivement abstrait, découpé, démonté, quitté – en fin de compte toujours réitéré. Telle est la limite, non pas un lieu précis, mais une configuration mentale.

Certains films s’offrent à la description (la paraphrase) mieux qu’à l’analyse, ou à la critique. « Fish tank » est de ceux-là, même s’il y a beaucoup à en dire, l’adolescence, le social, le sexe, la structure de conte, le symbolisme évident, l’éclairage, le filmage, le découpage, tout cela on le sait, on le lit partout. Filmées en caméra subjective, les plus belles scènes du film sont troubles comme la plongée dans l’inconscient d’une inconnue. Le commentaire paraît superflu ; une telle intimité avec un corps étranger  fait craindre l’intrusion indésirable. Mieux vaut, je crois, accompagner la révélation, réfléchir l’apparence,  faire écho sans surimpression, transmettre le ressenti pour le garder intact.

« Fish tank », Andrea Arnold

J’ai tué ma mère

Xavier Dolan

L’âge peut avoir de l’importance. Il ne suffit pas de souffler, comme pour réclamer sournoisement l’indulgence du public, qu’il s’agit d’un premier film. Auparavant, on peut  être sensible aux détails : un jeune homme prénommé Antonin Rimbaud, des citations littéraires qui surgissent inopinément et s’inscrivent sur le haut de l’écran, un découpage soigné en séquences presque autonomes mais une chronologie très pointilleuse, des couleurs signifiantes, des cadrages scrupuleux. En un mot : un style appliqué, charmant. Après, à juste titre, on reconnaîtra que faire un film à vingt ans – voire moins : à dix-sept ans – mérite une certaine admiration.

Le ton et l’engagement émotionnel de l’acteur / réalisateur / scénariste Xavier Dolan trahissent l’inévitable côté autobiographique de l’histoire. J’ai tué ma mère assume d’emblée son je, tout en affichant, par l’humour ou la défocalisation, un recul salutaire. Hubert a seize ans, il ne supporte plus sa mère qui l’élève seule. Entre disputes et silences oppressés, exaspération mutuelle, dégoût et violence réprimée, cette cohabitation finit par les dénaturer l’un et l’autre. Séparément, ils sont sans doute acceptables ; ensemble ils se déforment. Tantôt Hubert enrage, tantôt il joue au petit garçon modèle. Qu’importe cela ne fonctionne pas. Ses fantasmes d’adolescents,  l’écriture,  la peinture  sont d’amers refuges, et l’amour est un réconfort aussi doux qu’angoissant : son homosexualité, pourtant bien vécue, reste un secret. Il ne s’agit pas seulement de décrire, mais de faire évoluer. La « crise », moteur naturel de l’action, précipite Hubert dans des situations de plus en plus difficiles à gérer : déceptions, blessures d’amour propre, engueulades, humiliations publiques, fugues, pension… Et puis il y a cette rencontre lumineuse avec un professeur peu conventionnel, cette belle jeune femme, un peu perdue elle aussi – mère ou amante de substitution ? Enfin, Xavier Dolan ne commet pas l’erreur de réduire le personnage de la mère à sa fonction. Au contraire. Sa vie difficile, ses échecs, sa fatigue, ses petits bonheurs : tout est là, qui accompagne, exaspère son amour maladroit pour un fils qui, forcément, ne la comprend pas. Nul n’est coupable, mais le sentiment de culpabilité est présent de part et d’autre.

Anne Dorval

C’est évidemment un film d’apprentissage, mais c’est surtout un embryon de film d’auteur, trois fois primé à Cannes cette année, dans la sélection  de la Quinzaine des Réalisateurs. (En octobre, il sera présenté, en Belgique,  au FIFF). L’accent québecquois, assez déroutant dans la première demi-heure, devient vite familier. Le talent des acteurs oeuvre pour le côté réaliste d’un cinéma qui est tout à la fois stylisé, drôle, tragique, énervant, caricatural et nuancé. Oui, tout à la fois! Avec peu de moyens (difficile de trouver un financement quand on est jeune et inexpérimenté), Xavier Dolan manifeste un souci du détail qui frôle parfois le maniérisme, mais, par la juxtaposition d’éléments contrastés, il retrouve toujours son équilibre. D’autant que le titre J’ai tué ma mère distille tout au long du film une éprouvante inquiétude l’a-t-il réellement tuée ?

Xavier Dolan, « j’ai tué ma mère ».

Notes esquivées d’Entre les murs

Ce matin dans le métro, je m’assieds en face d’un petit garçon  d’apparence très sage qui porte un joli manteau bleu vif. Il doit avoir sept ans, peut-être six, ses pieds ne touchent pas le sol. Dans ses mains, un grand cahier, sur lequel je lis La conjugaison du verbe avoir. Pour moi, le métro est un poste d’observation passionnant. Cet insatiable besoin de solitude qui est le mien se double d’une attention exagérée pour autrui. Non pas de l’intérêt, dans la mesure où je n’attends ni ne recherche rien de cette analyse silencieuse et discrète, mais une forme de curiosité qui se porte tantôt sur les traits d’un visage, une expression, un comportement, une tenue, un maintien – mon champ d’étude est varié – éléments à partir desquels je tente de reconstituer, ou d’inventer, l’être dont je ne perçois qu’une partie infime,  quelque chose   dont il n’aurait peut-être pas conscience, sans rapport avec ce qu’il fait, l’endroit où il se rend – sa vie concrète, aléatoire – quelque chose d’indicible, qu’il m’arrive de ressentir violemment, sans qu’il n’y ait  ni rencontre ni interaction d’aucune sorte. Cette activité de reconstruction m’ouvre un espace de connaissance insolite, entre conscience et imagination. Ce petit garçon retient mon attention. Trop jeune, d’après moi, pour circuler ainsi tout seul dans le métro. Pourtant, il ne semble pas accompagné : ses yeux, rivés tantôt sur son cahier, tantôt perdus dans le vague, ne cherchent manifestement pas d’autres yeux.  Je me demande s’il étudie vraiment, ou si son cahier lui sert seulement de paravent, de protection contre la solitude. Il rêvasse en pressant le cahier contre lui, puis il s’y replonge, le front plissé ; je comprends qu’il répète mentalement sa leçon. C’est impressionnant, l’activité cérébrale  qui se reflète sur un visage d’enfant. Mais aussi, grâce à elle, il n’est pas vraiment dans le métro, le verbe avoir le retient dans un petit monde où il n’est plus seul, où le temps d’aller à l’école se limite à cet instant suspendu, ce passage qui s’étire, du verbe avoir conjugué au présent.

Entre les murs

Les êtres qui se forment ainsi dans mon imagination s’effacent lentement,  jamais en une fois. Plutôt ils s’estompent, se mélangent à d’autres pensées. Aujourd’hui j’ai encore à l’esprit un film vu hier soir, Entre les murs,  du cinéaste  Laurent Cantet et du prof / écrivain  François Bégaudeau. Tout a déjà été dit, je crois, sur cette œuvre primée à Cannes, tant de fois encensée, critiquée, débattue et retournée que l’on finit par ne pas savoir du tout à quoi s’attendre. Le plus drôle, c’est qu’après avoir vu le film, mon opinion n’est pas davantage fixée. Le « spectacle » d’une école de la banlieue, une classe difficile, avec l’insolence, la grossièreté, la violence et le désarroi d’une bande d’adolescents, eh bien ça me stresse. N’étant ni mère, ni professeur, quelle légitimité puis-je avoir dans la critique d’un  film direct, planté crûment dans son sujet du début à la fin, et qui n’en sort pas, basé sur une expérience vécue, François Bégaudeau-auteur interprétant son propre rôle, juge et partie comme le lui reproche un collègue. Certes, c’est du cinéma! Un film pareil, qui brouille documentaire et fiction, doit-on l’appréhender comme une fiction ou comme une réalité ? J’ai tendance à croire que dès qu’une caméra se pose, on est dans la fiction (principe d’incertitude d’Heisenberg : toute mesure perturbe le système). Je le sais, il n’empêche, ce cinéma a sur moi un effet anxiogène. J’ai l’impression d’être prise en otage par cette représentation frontale du réel. Frontalité particulièrement accusée ici : le titre signifie un huis clos. Enfermé dans la classe, avec le prof et ses élèves. Enfermé dans la vision du prof, qui se confond avec tout le reste, si bien qu’il est pratiquement impossible de définir le point de vue du film… Empathie, refus de l’autorité (qui favoriserait la violence), et perte de contrôle de part et d’autre. Au-delà du contenu documentaire, ne nous y trompons pas : c’est découpé, monté, engrenagé à merveille, sans temps mort, tensions, coups de théâtre, ellipses providentielles, etc. Pas du cinéma hollywoodien, pas du Zola, mais de quoi tenir en haleine, avec des séquences callibrées et un équilibre émotionnel compensatoire (une scène nerveuse pour une scène légère…). Les acteurs sont formidables. Là, je m’incline : les jeunes sont d’un naturel à couper le souffle. Comme souvent, un film qui me laisse sceptique m’en rappelle un autre, plus marquant.  Entre les murs contre L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche : la cité, un cours de français (et, dans L’Esquive, un prof formidable, qui tient  un vrai discours aux élèves, qui les interpelle sans se laisser démonter, sans renoncer à son autorité), des jeunes paumés…  Mais à l’approche littérale et éprouvante de Bégaudeau, L’Esquive ajoute une autre dimension, trace des lignes de fuite, crée une polyphonie, compense ce que la fiction déforme  par une démultiplication des fictions : théâtre, cinéma, jeux de l’amour et du hasard dans la micro-société des adolescents.  Unidimensionnel, littéral, et par là trompeur, Entre les murs emprisonne, enferme ; la richesse narrative de  L’Esquive décale l’intrigue et libère un espace d’interprétation. Finalement je regarde un film avec une telle intensité que qu’à tort ou à raison ma compréhension naît de mon imaginaire. Lorsqu’un film m’enferme entre les murs, j’étouffe et je ne vois plus rien.

L'Esquive

Pour une analyse complète et fouillée du film, lire le billet de Comment c’est : Ecole cul-de-sac.

Entre les murs, de Laurent Cantet

L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche

Protections éphémères

Blankets – le titre – a été  traduit, de façon quelque peu péremptoire,  en un joli Manteau de Neige. L’image ne ment pas, elle évoque l’hiver, sa beauté cruelle et sidérante dans laquelle s’encastre le récit, mais elle n’en trahit pas moins la polysémie essentielle du terme blankets. Couverture déployée ou pliée, étreinte, protection matérielle et immatérielle, chaleur, refuge, dernier vestige du souvenir tissé par des mains amoureuse … Ou encore, métonymie du roman –  assemblage graphique de pans  mémoriels, enfance et adolescence entremêlés dans le devenir…

Suffisamment libre pour laisser respirer l’imaginaire, Blankets, d’un trait délicat et rêveur, trace le passé de son auteur, Craig Thompson. Plusieurs lignes narratives s’enchevêtrent. La famille, l’amour, la religion. Au fin fond de nulle part, dans une campagne austère du Nord des Etats-Unis, Craig et son petit frère grandissent au sein d’une famille évangéliste. A la dureté du climat s’ajoute celle d’une éducation sévère, fondée sur l’effroi d’une lecture littérale de la Bible. Ce regard intérieur, critique et sensible, apporte un éclairage pertinent sur ces communautés difficiles à comprendre, dont les médias se servent, avec leur subtilité coutumière, pour diaboliser une certaine Amérique. Le tableau que présente Craig Thompson est certes terrifiant : enseignement dogmatique, régressif, intolérant et culpabilisateur. Craignant l’autonomie de la pensée, l’évangélisme n’apprend pas aux enfants à réfléchir ni à interroger leur expérience personnelle, au contraire, il  impose une vision du monde hermétique  et figée. Dans ce contexte, les adultes font triste figure, malheureux, pervers ou carrément méchants, rivés aux interdits qu’ils ne cessent eux-mêmes de transgresser. Craig Thompson illustre ce milieu délétère avec la candeur d’un croyant sincère ; son point de vue sur l’intégrisme prend valeur de témoignage : voilà ce qu’il a traversé, voilà ce qu’il a quitté, sans haine et sans amertume. A quoi bon les accabler, ces prisonniers de la foi ? Sa propre traversée spirituelle se conclut par la reprise du mythe platonicien de la caverne, de l’aveuglement à la douloureuse conscience.

L’émancipation spirituelle est enchaînée à l’apprentissage amoureux. La progression du sentiment affaiblit l’autorité des adultes,  l’âme est prise d’un bouillonnement irrépressible qui ne souffre aucune résistance, c’est le  ravage bénéfique par la découverte de l’autre – de la chair. Craig, habitué à la solitude, découvre une nouvelle forme de solitude, intenable celle-là, un manque, une soif qui se manifeste avec violence. Du sentiment métaphysique au sentiment amoureux, il fait  enfin l’expérience de lui-même : les questions qu’il se posait depuis toujours ne se braquent plus contre lui mais l’entraînent au-delà, dans l’ivresse de l’inconnu. Enroulé en spirales et tourbillons, le dessin de Craig Thompson épouse ses émotions. L’apaisement viendra plus tard, pour l’instant, ça se déchaîne trop, à l’intérieur ; la passion renferme un tel amalgame de désirs, frustrations et peurs que, faute de la comprendre, de pouvoir même l’exprimer par les mots, il faut l’extraire brutalement , entière, indistincte. Ce jeune homme, Craig, a l’air si gentil, si doux, mais le graphisme dit le contraire. L’apparence déborde toujours son sujet, dans le dessin ou l’écriture, jamais un personnage ne se limite à son corps! Craig transparaît dans la neige, les arbres, les chambres, les murs, et souvent tout cela se mélange furieusement, dans un élan de vie magnifique, une tempête salutaire. Sans doute fragile, le manteau lui sera encore nécessaire, mais au moment voulu, il fera de cet ultime refuge un feu magnifique.

Blankets / Manteau de Neige, de Craig Thompson – 2004

Casterman écritures pour la traduction

L’Etranger (Paranoid Park)

Portrait en apesanteur d’un meurtrier involontaire. L’adolescence vue comme un état second, dans un monde dépourvu de figure d’autorité, indifférencié. Sans révolte ni fureur de vivre.

Il imagine défier les lois de la matière, s’envoler sur sa planche de skate, prendre un train en route et s’anéantir dans la vitesse ; l’imagination est, finalement, sa seule liberté. Mauvais skateur, il décolle à peine du sol. Son corps lui pèse, souvent filmé au ralenti, rythme cotonneux, presque absent. L’insistance même de la caméra sur son visage pose un constat, l’impossibilité du portrait. Son monde intérieur s’imprime dans l’architecture du film, mais il s’agit encore de forme et non de contenu, lequel se réduit à quelques faits, flous, elliptiques, altérés. Une subjectivité descriptive qui refuse de transgresser l’opacité de son sujet. A partir d’un événement limite – le meurtre – nœud de la spirale mémorielle, Paranoid Park désagrège le réel.

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