Une rencontre continuée (de l’intime)

Egon_ Schiele_ L_etreinte_detailEgon Schiele, L’étreinte, 1917 (détail)

 

 « Et d’abord ne faut-il pas entendre ce verbe « aimer » dans son emploi courant ? Car voyez comment le terme : « je t’aime » fait grammaticalement de « toi » un complément d’objet, dans la langue. C’est-à-dire qu’il fait de « toi » un « objet », ce n’est pas neutre.

Or c’est très différent de dire : « nous sommes intimes », puisque j’y pose « l’Autre » en sujet comme moi. Je pourrais opposer l’intime à l’amour en commençant par dire ceci : l’intime est ce qui, dans l’amour, ne fait pas mal…

L’intime désigne à la fois le plus profond de l’intériorité du sujet et la profondeur de la relation à l’Autre.

Dans ce « nous sommes intimes », on voit émerger un « nous » exprimant une communauté ne séparant plus le « Je » du « Toi ». Fini ce grand thème banal du « je t’aime mais tu ne m’aimes pas » sur lequel sont bâties tant d’intrigues romanesques. En revanche, l’intime est partagé entre nous au point qu’on ne sait même plus auquel des deux cela est dû. Telle est la profondeur du partage…

Mais pensons comment l’idée de « rapport à l’autre » nous conduit au bord de la contradiction : dès lors que l’autre entre en rapport, ce n’est plus « l’Autre » en tant qu’autre ; il est rapporté à moi. Or cette contradiction est féconde, proprement existentielle, en conduisant à penser l’écart entre « la relation » et la « rencontre ». Quand la rencontre commence à s’installer, cela devient une relation : l’Autre n’est plus autre ; il s’est laissé assimiler par moi, il entre dans ma perspective. La rencontre s’est enfouie – enfuie – dans la relation. Les bons romans ont su l’analyser : quand la rencontre s’installe en relation, l’altérité est perdue.

Il faudrait au contraire penser la relation comme une rencontre continuée. Comment continuer à rencontrer l’Autre avec ce que la rencontre implique de « contre », c’est-à-dire de non encore assimilé ? Le propre de la rencontre c’est qu’on y est débordé par l’Autre.

Mais alors comment penser l’intime, l’Autre au « plus dedans » de soi ? Qu’est-ce que c’est qu’être en l’autre ? Nous sommes intime avec quelqu’un à cette condition : lorsque nous l’extrayons des rapports de force qui font le monde et que nous ne projetons plus de plans sur lui, c’est-à-dire que nous commençons à nous tenir hors de nous dans l’autre.

L’intime défait tous les dualismes, d’où vient sa profondeur, et d’abord celui du sensuel et du « spirituel ». Car l’intime évoque le plus profond du sexuel : la « pénétration » intime. Comme il ouvre aussi bien une dimension d’infini dans l’expérience.

En somme, l’amour est équivoque et l’intime est ambigu. L’équivoque, c’est quand je ne fais pas, dans les mots que j’emploie, la distinction que je dois faire. L’ambigu, c’est quand je fais, au contraire, contraint par les mots, une distinction que la réalité, quant à elle, ne fait pas. L’intime est ambigu parce qu’il défait l’opposition du sexuel et du spirituel, des sens et de l’esprit. »

 

François Jullien, Pourquoi il ne faut plus dire « je t’aime ». Dialogue avec Nicolas Truong, Le Monde / Editons de l’Aube, 2019

Extrait-collage, pp.33-45, citation incomplète.

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L’amour de loin

Kaija SAARIAHO (1952), « L’amour de loin », livret : Amin Maalouf, (Harmonia Mundi, 2009)

En mettant un peu d’ordre au sein des images qu’embrasse cette grande mer métaphorique qui, superposée à la mer réelle (celle de l’œil nu ou de la connaissance théorique), double ou triple son épaisseur, la creuse, la remplit de secrets et de désirs comme s’il devait y avoir là-dedans suffisamment de place pour contenir toutes les pensées des hommes et suffisamment d’eau pour désaltérer tous leurs rêves, en triant les fables, les poèmes, les chants dans l’idée un peu folle d’en dégager  un accès prioritaire, on s’aperçoit qu’on ne peut guère en extraire qu’une antithèse, autant dire une impasse. Comment unifier des représentations qui ne visent, dans leurs innombrables reflets, qu’à recréer la complexité de l’être ? Lorsque la peau se change en eau, que le visage s’aplanit, se trouble mais s’approfondit : la mer inverse, dédouble le soi par l’image ; le reflet entraîne un démontage – je  deviens un autre. La mer rassemble ce qu’elle sépare, divise ce qu’elle unit. Cet énoncé se déploie tout au long de L’amour de loin, opéra qui, sous la forme d’une allégorie médiévale, accompagne, des rivages solitaires à la densité de l’eau marine, le glissement de l’être vers l’altérité.

L’amour de loin est un opéra qui s’écoule plus qu’il ne s’écoute, dans la fluidité. Du plus littéral au plus abstrait, l’œuvre de Kaija Saariaho semble, elle aussi, offrir tant d’interprétations différentes qu’il faut se résoudre à s’y abandonner, accepter que la trame dénouée se renoue sans fin. Nul autre élément que l’eau, qui amalgame et retient fermement le détail dans l’épaisseur de sa masse, n’offre une résistance aussi douce à l’analyse. Ainsi L’amour de loin procède-t-il, sans doute, de divers composants, mais ceux-ci s’effacent aussitôt dans des mélanges subtils. Et puisqu’il faut s’en saisir comme d’une totalité, il nous incombe d’en sonder la valeur symbolique. Outre les lieux communs liés à la personne de Saariaho, femme-compositrice-mère-exilée (finlandaise elle vit à Paris) ou ceux rattachés à la matière historique de l’opéra dont il ne faut pas exagérer l’importance, L’amour de loin est avant tout une abstraction amoureuse. L’intrigue ? D’une ineffable ténuité – une ligne, un trait, un rien : juste un beau troubadour qui s’invente un idéal, et un pèlerin qui le renseigne : cette jeune femme, l’Amour, existe ; il suffit de traverser la mer pour la voir, la toucher, l’étreindre ; elle aussi, l’attend, à présent qu’elle sait qu’un homme la chante. Le beau troubadour ne résiste pas, il franchit les obstacles, triomphe de la tempête, cependant que le doute et la peur (de décevoir ? d’être déçu ?) lentement le rongent. Malade de tourments, il ne survit pas à l’accomplissement de son rêve et meurt dans les bras de l’aimée. Cette histoire (de l’écrivain libanais Amin Maalouf) est une décantation de l’amour absolu. Que devient le substrat historique ? Kaija Saariaho l’effleure à peine. En toile de fond, une scène immense, découpée en trois parts égales : l’Orient, l’Occident, la mer ; cette époque lointaine de troubadours et de Croisades, d’amour courtois et de ferveur religieuse n’est guère qu’un habillage esthétique. L’œuvre ne prétend ni à l’historicité, ni à la vraisemblance. Que reste-il encore ? L’écriture musicale ? L’art de la compositrice finlandaise relève d’une infinie souplesse et d’une égale discrétion. Structuré en « espaces résonnants », son système est fondamentalement dynamique, modulable, ouvert. Si les textures sont d’une telle densité, si les timbres semblent chargés de sous-entendus, c’est que Kaija Saariaho incorpore à l’ensemble orchestral des sons électroniques et des bruits naturels. Elle parvient à dilater l’espace de sorte que les voix qui s’y déposent  lui impriment un léger relief, l’orchestre leur faisant comme un matelas qui reprend sa forme aussitôt qu’elles l’ont quitté. D’une consistance infiniment subtile et insaisissable, L’amour de loin, ressemble à la mer qui l’irrigue.

Mais si l’on tient malgré tout à se raccrocher à une idée, si l’ampleur de la mer réclame un guide, un passeur, c’est le pèlerin qu’il faut suivre. Et c’est, dans L’amour de loin, le plus beau personnage. Il relie l’Orient et l’Occident, rapproche les amants, confronte le rêve à la réalité. Figure de l’altérité, perméable aux solitudes amoureuses, il transporte en s’oubliant ; à ceux qui, tristement renfermés, sont aveugles et sourds, il offre ses yeux, ses oreilles et sa voix ; masculin chanté par le féminin, épousant toujours le registre mélodique de son interlocuteur, il fluctue, se coule et se module à ce qui vient, voyageant au travers des genres sans s’y fixer, indéfinissable et par là infiniment libre. C’est lui, le pèlerin, seul vivant de l’amour qui le fait naître et sait ne pas s’y attacher, lorsque meurt le troubadour et que l’amoureuse se tourne vers Dieu ; il est encore et toujours la mer, forte, impassible, nourrie de rêves, de désirs, de vie.

Kaija SAARIAHO, « L’amour de loin » (cd ou dvd)

Et c’est l’œuvre entière de Kaija Saariaho qu’il faut écouter…

Belle analyse de son écriture sur le site de l’IRCAM

Site officiel de Kaija Saariaho (notice biographique, discographie – toutes les informations qui ne se retrouvent pas dans mes textes).

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Autres textes articulés autour de la thématique mer / femme :

Paysages étagés / triangle d’incertitude

Le corps ailleurs

Des plages à l’intérieur

Le corps ailleurs

Diego Martinez VIGNATTI, « La Marea », avec Eugenia Ramirez Miori, (Argentine, Belgique, 2007– durée 80’) – VM2324

« Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. » Michel Foucault, « Le corps utopique / Les hétérotopies », 1966, (Lignes).

L’œil ne capte d’abord que la stupeur : visages de cire derrière un pare-brise démoli, rien ne bouge. Imperceptiblement le tableau s’anime, une femme prostrée ouvre les yeux, tourne lentement la tête de droite à gauche ; à quelques pas, autour de la voiture ça crie, ça s’agite. On imagine l’accident, a posteriori, on accepte de voir très peu, on s’attend à en savoir encore moins. Inutile de chercher à reconstituer le drame, à le saisir dans sa totalité : le détail du verre brisé n’est là que pour figurer le cadre liminaire d’un basculement. Près de la jeune femme, dont on apprendra par hasard qu’elle se prénomme Azul –  mais cela n’importe guère – près d’Azul donc, dans la voiture, il y a aussi l’enfant et l’époux, morts tous deux. Comme un œil s’ouvre et se ferme, à coup de séquences quasi-photographiques – l’hôpital, les larmes, l’hébétude. Puis, les formalités accomplies, Azul s’en va, elle quitte la ville, parcourt des kilomètres pour gagner l’océan. Dès lors, on se demande, quelle est la nature du basculement qui survient ? Profond, intense mais fragmenté, salement fissuré comme le pare-brise. Contrairement à ce  que l’on pourrait croire –  gardons-nous d’assimiler l’isolement volontaire à une forme d’autisme –  l’accident produit sur Azul non pas un effet de repli, mais d’ouverture. Si La Marea repose sur un dispositif qui en détermine le contenu, c’est néanmoins sans la moindre trace de dualisme. Sa tonalité spécifique tient à ce que le film s’affranchit des conventions du deuil et de sa pesante symbolique. Loin des oppositions communes (avant / après, vie / mort, nature / civilisation), le film explore une dimension radicalement autre du vécu de la souffrance, une hétérotopie, qui s’actualise dans l’espace même qu’il déplie.

La Marea témoigne de ce que l’atonie de l’esprit endeuillé peut s’inverser en volonté d’abolir les limites et le sens. Car il y a véritablement une énergie dans la souffrance, une force dont elle se nourrit aux dépens de celui qui l’éprouve. Dès lors, la question n’est plus : pourquoi je souffre mais qu’est-ce qui souffre en moi ? Azul réussit à arracher ce nerf douloureux, à s’en dissocier, à faire jaillir la rage. Entre elle et le monde extérieur, il n’y a guère plus que la minuscule baraque en tôle qui abrite son sommeil. Elle ne parle pas. Son souffle, amplifié, extraordinairement vivant, s’accorde à la respiration de la nature, à ses bruits organiques, cris, feuillages, ressac. Le corps est malmené, poussé à bout, meurtri. Mais le rire peut jaillir sans raison – mieux, la défier. Débarrassés de toute symbolique, les éléments naturels  récupèrent leur valeur ontologique : Azul s’ouvre au monde des choses en soi. Son corps absorbé par l’espace devient sa propre utopie. Elle se défait et son environnement se défait à mesure. Folie ? Errance ? Dissolution ? En l’occurrence, ces termes formulent ici une positivité, un dépassement du nihilisme dans l’affirmation de l’être. C’est l’énergie d’une femme qui refuse la mort, la perte, qui trouve ce lieu qui n’existe que pour et par elle, où elle peut tout assimiler. Rivage quasi-désert bordé de dunes battues par le vent, plaines herbeuses arides, forêt au bois sec peuplée de bêtes sauvages, et, à l’avant-plan, l’ample océan, accueillant comme un lit de songes : le point de chute d’Azul est à la fois lieu et non-lieu. Il efface, neutralise et purifie. Indifférente aux fonctions assignées, elle investit son territoire personnel par annulation. C’est d’abord la région de son enfance dont elle récuse l’ascendance, c’est ensuite la possibilité de se reconstruire, de se régénérer, qu’elle compromet par épuisement physique et mental. C’est aussi sa féminité, qu’elle n’accepte qu’en tant que possibilité d’enfantement. Ou encore, ses émotions : prendre soin mais ne plus aimer. Ainsi ce chien blessé qu’elle découvre au terme d’un de ses longs périples quotidiens. Risquant de s’effondrer à son tour, elle le  porte dans ses bras  jusque chez le vétérinaire. Guéri, il devient son unique compagnon, muet comme elle, présence silencieuse. Il y a du reste beaucoup à dire sur l’ambivalence de toute relation avec un animal, à mi-chemin entre une intense communion et une égale solitude. Devenue étrangère à elle-même, Azul acquiert une nouvelle perméabilité à l’autre. Sa sensibilité ne s’étiole pas, simplement elle se déplace des étants à l’être (disparition des prénoms). Le passé peut revenir dans le présent, le temps se répéter, toutes les époques se confondent, les matières et les êtres vivants, la douleur et la jouissance, la pensée et la sensation se déploient désormais en désordre, dans un chaos triomphant. Au-delà du deuil, qui n’est jamais que résignation, peut-être au seuil même de sa propre mort, Azul offre le spectacle physiquement déchirant de la femme-monde qui outrepasse les limites, les énoncés, les significations. Aux extrêmes, mais sans restriction.

Diego Martinez VIGNATTI, « La Marea »

Michel Foucault, « Utopies et hétérotopies » (document audio)