C’était un dimanche, je me trouvais assez loin de chez moi. Après une journée entière à marcher le long d’une rivière sans rencontrer personne parce que, malgré le soleil qui m’avait donné chaud, c’était encore l’hiver, j’étais parvenue à un village connu pour ses nombreux bouquinistes. Dans une cave sentant l’humidité, après avoir constaté qu’aucun des livres que je cherchais ne s’y trouvaient (je suis toujours en quête de livres parce que j’en achète rarement…), les étagères poussiéreuses croulant sous d’improbables empilements de vieux romans inconnus de moi, peut-être illisibles aujourd’hui, aux couvertures aussi laides que leurs titres sont assommants, je finis par en choisir un que j’avais pourtant déjà lu, mais qui ne se trouvait évidemment pas dans ma bibliothèque, puisque, comme tant d’autres, je l’avais emprunté. C’était La Modification de Michel Butor et, incidemment, l’occasion de refaire ce voyage en train dans une narration qui interpelle d’emblée son lecteur par l’emploi impératif de la deuxième personne du pluriel : c’est le mécanisme que vous avez remonté vous-même qui commence à se dérouler presque à votre insu.
Bien sûr, il m’impressionne beaucoup moins aujourd’hui que lorsque je l’ai lu la première fois. A l’époque, de longues phrases sensibles, ciselées, et un style élégamment désenchanté pouvaient encore me contenter. Ce n’est malheureusement plus aussi simple à présent, mais en revanche je goûte mieux les détails d’une écriture parce que je n’en dispose plus comme d’un miroir. C’est pourquoi, j’aime être subjuguée, quand, dans une phrase – dans toutes les phrases – survient un intrus, une dissonance, un élément inexplicable qui ressemble à une faute de grammaire mais n’en est pas une. Que la phrase déborde, enfreigne les règles, les lois du langage, qu’elle s’évade hors de la langue et m’emporte loin d’elle… C’est un plaisir rare que me donne, par exemple, Faulkner…
Autant dire tout de suite que le ton raffiné de La Modification n’encourage absolument pas mon désir de baroque. A l’image du voyage en train qu’il décrit, c’est un huis clos certes en mouvement, mais hermétique. Malgré ce vous si engageant qui prétend inclure son lecteur, non pas simplement l’inviter à l’intérieur de sa fiction mais lui signifier qu’il s’y trouve déjà, la forme et le fond sont à ce point mesurés, travaillés, déterminés, qu’ils ne laissent pas davantage de liberté au lecteur qu’à son pitoyable personnage, pas plus de jeu que s’il était lui-même enfermé dans un train filant d’une ville à l’autre, dans une illusoire transition. C’est d’ailleurs ainsi que je perçois les films du Dogme (Lars Von Trier et autres) : en échange de plans accidentés et d’un éclairage maussade, on nous fait miroiter une authenticité, une intensité émotionnelle, qui ne sont en fait que le résultat d’un scénario cadenassé particulièrement manipulateur. Aussi, dans La Modification, cet homme de cinquante ans parti rejoindre sa maîtresse à Rome, il se suffit à lui-même. Le détail du récit, l’écriture précise, pointilleuse, excluent, par épuisement de l’imaginaire, l’identification. Effet paradoxal. Vous vous dites : s’il n’y avait pas eu ces gens, s’il n’y avait pas eu ces objets et ces images auxquels se sont accrochées mes pensées de telle sorte qu’une machine mentale s’est constituée, faisant glisser l’une sur l’autre les régions de mon existence au cours de ce voyage différent des autres, détaché de la séquence habituelle de mes journées et de mes actes, me déchiquetant, s’il n’y avait pas eu cet ensemble de circonstances, cette donne du jeu, peut-être cette fissure béante en ma personne ne se serait-elle pas produite cette nuit, mes illusions auraient-elles pu tenir encore quelque temps, mais maintenant qu’elle s’est déclarée il ne m’est plus possible d’espérer qu’elle se cicatrise et que je l’oublie, car elle donne sur ma caverne qui est sa raison, présente à l’intérieur de moi depuis longtemps, et que je ne puis prétendre boucher, parce qu’elle est en communication avec une immense fissure historique. Je ne puis espérer me sauver seul. Tout le sang, tout le sable de mes jours s’épuiserait en vain dans cet effort pour me consolider.
L'Avventura, d'Antonioni (1960)
Le voyage n’en est pas moins agréable, en surface. Rome dans les années cinquante, les amants qu’on imagine aussi beaux que dans un film d’Antonioni, l’élégance, les conventions désuètes et le temps nécessaire, alors, pour franchir cette distance qu’un avion annule désormais presque instantanément. Le temps décomposé en strates qui finissent par s’enchevêtrer, comme rêve et réalité, fantasme d’une vie nouvelle traversé bientôt par les sillons déprimants de la raison, réseau de possibilités, lignes, droites, toile, rails… Chaque femme est une ville, et tout ville dans laquelle on séjourne trop longuement, finit par ennuyer : N’y aurait-il plus là pour vous de repos, ne vous serait-il plus possible d’aller vous y replonger, vous y rajeunir dans la franchise d’un amour clair et neuf ?
La Modification, Michel Butor 1957 – Éditions de Minuit
Les textes en italiques sont extraits du livre.