Le visage sur lequel s’ouvre le film, vieilli, ridé, n’est pas celui que l’on attend. Le réalisateur, qui n’ignore pas que son public connaît d’avance l’histoire qu’il va raconter, s’amuse à en retarder le commencement, repoussant toujours un peu plus loin l’apparition du visage vieilli, ridé, comme s’il devinait que, passé l’instant de surprise, l’intérêt risquait de retomber. Aussi, craignant que l’image du visage vieilli, ridé, ne déçoive, il prend soin d’en refléter la monstruosité dans les regards posés sur lui, pour en suggérer l’horreur, car ce visage vieilli, ridé – monstrueux, est le visage d’un nouveau né.
La longue histoire de Benjamin Button repose entièrement sur un procédé d’effroi retardé, décliné sur plusieurs modes, flattant une curiosité ambiguë dont on ne sait ce qui la sollicite davantage, des effets spéciaux ou de la monstruosité. Voilà : Benjamin Button, né en 1918 dans un corps de vieillard, vivra à rebours sa vie physiologique. Postulat fascinant – inspiré par une nouvelle de Scott Fitzgerald – source potentielle d’innombrables développements scénaristiques : traversée épique de l’Histoire façon Little Big Man ou Forrest Gump, drame métaphysique façon Elephant Man, récit fantastique façon Kafka (angoisse d’être soi – l’insolite glissé dans le monde « normal » en dénonce les travers par l’absurde), etc. Rien de tout cela mais un peu de tout : le film tâtonne dans plusieurs directions, impose une lenteur creuse et oublie d’être profond, d’être vrai (voire même intéressant…). D’où un regrettable manque de consistance, qui compromet émotion et réflexion.
Saluer le savoir-faire de David Fincher. Sauf que son esthétique puise dans une imagerie publicitaire à la limite du mauvais goût (météorologie, couchers de soleil oranges, brumes, neige, contre-plongés sculpturaux sur des visages « parfaits », océan bleu, plage blonde, poussière et lumière atmosphériques…) Au final, du recyclage, du déjà-vu, maîtrisé, propre, précis, mais sans âme, sans point de vue.
Saluer le talent des acteurs. Ou l’efficacité des logiciels qui sont parvenus à greffer les traits de Brad Pitt sur un vieillard. Travail sur le corps, travail sur la voix, le maintien. Tant de pistes de réflexion : vieillesse, âge réel / âge ressenti, temps, mort, normalité, apprentissage, racisme, filiation… En deçà, hélas, le vide. A cette peau technologique manque encore la vie, l’incarnation – peut-être simplement le jeu d’un acteur.
Saluer enfin, sincèrement, l’ingéniosité du procédé. Et regretter l’absence de tout le reste. C’est aux extrêmes que le film donne le meilleur de lui-même : Benjamin Button enfant / vieillard ou vieillard / enfant. Au comble du décalage, l’étrangeté offre au récit l’épaisseur qui ailleurs lui fait défaut. Il y aussi cette séquence magique, le film dans le film (une pointe de nostalgie – esthétique vintage), la rencontre improbable de Benjamin Button avec une femme de diplomate (Tilda Swinton), dans un coin perdu de Russie. Entrevues nocturnes, à l’insu de tous, conversations passionnées, étreintes pudiques. Cette histoire-là indique tout ce qui manque à l’autre histoire, celle qui devrait signifier l’amour fou et qui n’est qu’amour d’apparence. Cette Russie enneigée de studio s’inscrit comme une exception dans un film qui, d’un sujet sublime, trahit tous les possibles.
L’étrange histoire de Benjamin Button de David Fincher, avec Brad Pitt, Cate Blanchett, Tilda Swinton… (au cinéma)
Bien meilleur, son film précédent Zodiac, avec Jake Gyllenhaal.