– Ma forêt –

Ma forêt

.

Je marche

Bien aimée je marche

Dans l’illusion de tes chemins

Laissant à ton effet

De hauteur de surface

Le soin de me porter

Et celui de m’apprendre

Par-delà le dire des cartes

Les motifs insinuants

Les conscientes bifurcations

Ce tracé de sens

Qui secoue la canopée

Comme une grande chevelure

Dense inquiétude

Rivée à ce ciel secondaire

Foisonnant de rêves

Je marche

Dans ma propre absence

Devêtue d’un monde

Si peu nécessaire

Qu’aussitôt j’oublie

Tout ce qui me limite

Et cependant je m’élance

Foulée vive tu me ressens

Deux abîmes

Entre nous j’en vois davantage

Je ne sais te traversant

Qui est traversée

Des râles des soupirs quand

De mille lèvres contradictoires

Advient ce que tu me confies

J’écoute et soudain tu te tais

Veux-tu à ce point

Que s’invente

Le dehors de tes replis

Corps de terre

Corps d’argile je

Me conduis

Selon ton désir

C’est par la pensée que

Bien aimée je marche

En toi non en ce que tu es

Résonne

L’innombrable de l’esprit

Tu m’étreins sans

M’ouvrir aucun accès

Pourtant je te connais

Ivresse élémentaire seule démesure

À hauteur de ce qui ailleurs

Se dit excès

Titubant je marche

Entre tes dents j’ai de la fièvre

Bien aimée avale-moi

Ta chevelure fumante rousse et verte m’intoxique

De visions hors desquelles la fadeur domine

Et me désespère

Bien aimée je marche ne me laisse pas

Parenthèse te refermer

À la vérité c’est l’inverse

Captive de ce que

Tu défais

Je marche bien aimée

Je m’enfonce

Dans tes ornières dans

Tes ombrages tes terriers

À cet endroit certaine enfin

De ne pas me retrouver

.

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Vita Brevis de Thierry Knauff

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Un personnage mutique s’inscrit comme un point d’interrogation sur l’écran. Dans Vita Brevis, film de Thierry Knauff, c’est une petite fille qui, seule au bord d’une rivière, ne dit mot. Cette enfant nous pose une question, laquelle, nous ne le savons pas. On se met à chercher. L’absence de paroles rend l’être en son entier signifiant : d’abord le visage et les gestes de la petite fille, ensuite ce qu’elle voit ou pourrait entendre. Deviner ce qu’elle pense entraîne un va-et-vient entre ce qu’elle dégage (quelque chose de plus que la simple apparence) et ce qu’elle intériorise. Arrêtons-nous ici. Le mutisme d’un être nous autorise-t-il à nous mettre dans ses pensées, à collecter les indices qui nous y conduiraient ? Que va-t-on imaginer de cette petite fille ?

Elle apparaît tenant un oiseau dans les mains. Autour d’elle, la nature vibrante, volubile, promet comme l’avènement d’un conte – un conte de fées peut-être – qui n’advient pas. On comprend que, pour une fois, l’enfant ne sera pas l’endroit d’un récit. Ce qu’elle touche et que ce qui la touche ne demande pas à être interprété ni même raconté. Son silence se double d’un air presque buté. Elle plisse les yeux, à cause du soleil, elle détourne la tête, ses cheveux défaits lui strient les joues.

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L’attention qu’elle porte à ce qui l’entoure nous éloigne insensiblement de sa personne. Elle rentre dans son rôle de guide. Par sa position, par son attitude, l’enfant nous ouvre un chemin de sensations. Le décor s’avance vers le devant de la scène, ce n’est déjà plus un décor mais les prémisses d’une (seconde) apparition : les rives du cours d’eau rendent le temps substantiel.

Ce qui, dans Vita Brevis, s’offre à notre sensibilité, se mesure à l’aune du cycle de vie d’un éphémère. On n’ose à peine imaginer qu’une aventure aussi négligeable puisse constituer une expérience digne d’intérêt. Intéressés, en effet, nous le sommes moins qu’émus, et de là, secoués, désorientés.  En offrant de la visibilité à des êtres presque invisibles, à l’événement infime qu’est leur vie, Thierry Knauff ne fait qu’accompagner ce qui, pour les éphémères, se déploie à partir de la mue : l’envol, l’amour suivi de la mort. Mais, au cinéma, accompagner n’est-ce pas avant tout révéler, aller au-delà de la vision ?

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En sondant la mémoire du cinéma, on peut découvrir une certaine affinité entre Vita Brevis et Louisiana Story de Flaherty ou encore, mais avec les réserves qu’impose un contexte beaucoup plus sombre, L’Enfance d’Ivan de Tarkovski. Le premier est un (faux) documentaire, le second une fiction, mais ce n’est pas cela qui interpelle et justifie le rapprochement. Pas plus d’ailleurs que le recours au noir et blanc plutôt lié à l’âge de ces films. Ce qui relie ces trois œuvres (sans qu’elles ne soient d’ailleurs redevables les unes aux autres) s’érige autour de la figure de l’enfant solitaire au milieu des eaux (bayou, marécages, rivière) : une subjectivité silencieuse  donnée comme proposition d’un regard sur la nature. Et pas seulement un regard d’ailleurs, mais un rapport singulier qui recèlerait autant de curiosité, de désir que d’effronterie. Élan sauvage mais conscient vers un monde au milieu duquel, nimbé d’eau et de soleil, l’enfant acquiert une aura quasi divine. La rivière dans son sillage devient un royaume d’exception, le berceau d’un monde réconcilié. L’enfant n’a ni le statut de la proie ni celui de l’envahisseur. Dans cette parenthèse merveilleuse, peut-être a-t-il tous les droits. Le droit d’explorer, de prendre, de transformer, de capturer et surtout, celui de laisser libre. L’émerveillement suffit comme morale.

enfance Ivan

C’est un film d’une tout autre ambiance qui se joue en première partie du programme. Tourné en 1963 et long d’une vingtaine de minutes (Vita Brevis, qui en compte le double, peut paraître plus court), Dimanche d’Edmond Bernhard établit avec Vita Brevis un contraste saisissant. Avec ses cadrages obliques et sa bande-son anxiogène, cette œuvre de l’homme qui fut aussi un maître pour Thierry Knauff confirme tout ce que l’on peut redouter d’un repos organisé : des visages marqués par l’hébétude saisis dans la solitude ou, pire, dans des activités grégaires soulignent la poignante absurdité d’un chômage de commande. (Il y a quelques années je m’étais risquée à écrire un bref commentaire sur ce film. Oublié depuis, je constate après l’avoir revu qu’il suscite toujours en moi le même effroi.) J’ignore si le choix de Dimanche a été motivé par la dureté du regard qu’il porte sur le monde, hommes et nature mêlés pris d’une crispation commune, regard qui s’offrirait comme l’antithèse de la tendresse, de la langueur presque amoureuse que déploie sur ces mêmes êtres Vita Brevis. Quoi qu’il en soit, la parenté de style et de sujet qui unit les deux films et le collage qu’opère la projection induisent une continuité à la faveur de laquelle les premières notes de Vita Brevis se reçoivent avec un certain soulagement. À tel point qu’on pourrait imaginer que l’avion au moteur assourdissant qui vient compromettre la quiétude au milieu de Vita Brevis s’est échappé de Dimanche.

Dimanche

Brutale, cette enfreinte au calme supposé de la rivière ne l’est que parce qu’elle évoque la présence d’une autre réalité. Celle-ci, demeurée jusque-là hors-champs, on avait cru l’oublier. Il est d’ailleurs difficile de la qualifier ; le nom qu’on lui donnera dépendra de la sensibilité de chacun : industrielle, civilisée, habitée ou simplement humaine. À la jonction d’ici et de là-bas, sur ce bord de rivière, le statut même de l’enfant conserve une ambiguïté. Est-elle une émanation de la nature proche des oiseaux, des poissons, des insectes, ou une émissaire des hommes, séparée des bêtes, supérieure à elles ?

ViTA_BREVIS_THIERRY_KNAUFF_02 - copie

La dualité s’estompe avant même qu’elle ne soit dite, le film a une tout autre profondeur. C’est que l’univers fluvial abrite une vie tumultueuse qui, pour être captivante, se passe de comparaison et de coups de tonnerre. L’acuité du regard rend au surgissement d’un oiseau, d’un insecte, aux effets d’un vent qui se lève comme au relief d’une vague les dimensions d’un événement à hauteur d’eau. Cette sensibilité, cette attention extrême qui fait parler la rivière, nous l’avons dit, est conduite par la petite fille. Le style s’en fait l’écho. Le noir et blanc, relayé par la bande-son, amplifient le réel. Le procédé qui consiste à redessiner l’image par éviction de la couleur s’applique également au bruit. Du fouillis sonore de la vie sauvage ne se retiennent que quelques voix distinctes : le chant des oiseaux, le vrombissement des insectes, les gargouillis de l’eau. Mise au service de la vérité plutôt que de l’effet, cette sélection – qui n’exclut pas la nuance – renvoie à une oreille vivante. Lorsque l’on se met à l’écoute des insectes, on cesse d’entendre les oiseaux…  Qu’il s’agisse de la masse d’un feuillage ou de la surface d’une eau, la caméra qui s’attarde, rend les jeux du vent et de la lumière bouleversants.

Dotremont Vers sept heures du matin

À ce basculement des échelles le corps répond par le vertige. Vita Brevis nous fait perdre nos repères. À tel point que quelque chose finit par disparaître de l’image : son sens premier, son référent. À la place, une autre vision s’invite, hallucination ou réécriture, comme on veut. Seul à l’image, l’éphémère confine à la fleur. En essaim, c’est une danse, une composition abstraite : un logogramme de Dotrememont, noir et blanc inversés, ou – comme Thierry Knauff lui-même le suggère – une encre de Michaux. Dans le fait de la mue (filmée sur plusieurs individus), ce trouble de la vision rencontre son expression la plus aboutie. Celle-ci met en scène et retourne vers nous le principe d’apparition que Vita Brevis soumet à notre regard. Une fois encore, on se demande : qu’est-ce qu’on voit ? Cette dépouille que l’insecte abandonne après s’en être péniblement extirpé, n’est-ce pas déjà une première mort ?

Michaux-encre

Parce qu’il met un terme à ces interrogations, à ces divagations, le retour insistant de la caméra sur l’enfant peut par moment gêner. Il est doux de laisser nos sens emprunter les chemins du lyrisme sans qu’aucune forme ne réfrène cet élan… Le visage de l’enfant, plus encore que celui d’un adulte, fermé à l’interprétation, nous arrête.  Son regard que la caméra épouse ouvre une voie imaginaire que l’opiniâtreté de sa peau referme aussitôt. Pourquoi ?

Peut-être, tout simplement, pour qu’on en revienne aux éphémères. Le dispositif de Vita Brevis doit tout au poème y compris sa rigueur. Dissimulé dans les tréfonds du montage, le propos – s’il en est un – ne se dévoile pas, à peine se donne-t-il comme une délicatesse. Voudrions-nous oublier que les éphémères sont ce qu’ils sont, qu’ils ont leurs affaires à suivre (naître, aimer, mourir), un destin individuel et un langage – tel celui de la petite fille – qui nous échappe ? Voudrions-nous rêver plutôt que regarder, nous installer plutôt que nous perdre ? Par la profondeur de sa vision et les contraintes qu’elle s’impose, la mise en scène nous préserve des tentations du narcissisme et de l’anthropomorphisme. Car les éphémères sont aussi ce qu’ils ne sont pas : une allégorie, un code indéchiffrable, un peuple terrestre, aérien ou aquatique et surtout mutant, tantôt végétal tantôt animal, absolument différent de nous et seulement par métaphore analogue à nous. La grandeur de leur règne s’épanouit dans cette oscillation du regard qu’ils inspirent et qui leur conserve une part d’irréductibilité. Et c’est aussi la grandeur d’un film qui, écoute et regard réglés sur l’infime, sans le trahir, sans le dénaturer ou tenter de parler à sa place, nous le présente tel qu’il est comme sujet de pensée.

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Vita Brevis, Thierry Knauff (+ Dimanche) : calendrier des projections

Analyse de Dimanche d’Edmond Bernhard

Quinze minutes d’entretien entre Thierry Knauff et Philippe Delvosalle (PointCulture / Radio Campus) à propos de Vita Brevis :

 

 

Photos

(1), (2), (6) et (9) : Vita Brevis, Thierry Knauff / Les Films du Sablier

(3) Louisiana Story, Robert Flaherty (1948)

(4) L’Enfance d’Ivan, Andreï Tarkovski (1962)

(5) Dimanche, Edmond Bernhard (1963)

(7) Vers sept heures du matin, Christian Dotremont (1978)

(8) Foules, Henri Michaux (1972)

 

Je vous écris d’un pays lointain

Le côté cartésien de la Sibérie, c’est que le voyageur

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allant droit devant lui

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est toujours sûr de se perdre

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dans une forêt.

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Le proverbe sibérien dit

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que la Forêt vient du Diable

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Le Diable fait bien les choses.

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Captures et citations : Chris Marker, Lettre de Sibérie (1957)

Le titre, « Je vous écris d’un pays lointain », filé en anaphore « Je vous écris du bout du monde », « Je vous écris du pays de l’enfance », « Je vous écris du pays de l’obscurité »  fait référence au poème de Henri Michaux, Lointain intérieur.

Sorrow is just wore out joy

La première séquence d’Old joy illustre un été idéalement accessible, assez fade malgré la bonne réputation de l’été en général, rien qu’une langueur bien proportionnée, une aquarelle, l’ennui dans un joli cadre. Vus de près, tout à leur tâche singulière les insectes chavirent les fleurs, l’humidité allaite les végétaux, les oiseaux se replient sur un coin de toit : toutes ces petites vies obstinées se fondent dans l’illimité de l’infime. Autant d’occurrences qui échappent, pour l’essentiel, à l’attention du promeneur. Non qu’il soit inattentif, ou indifférent. Simplement la forêt subjugue ses hôtes, les absorbe sans se laisser posséder. Cela est vrai aussi pour la ville, le désert, quelque lieu que ce soit ; ces grands corps ne sont qu’étreinte et indétermination. Différent du promeneur ordinaire, le cinéma possède les moyens de sa fascination. Il furète, isole, amplifie, réinvente l’identité d’un territoire, ce qui revient à en recueillir quelques morceaux, la totalité restant insaisissable. Ensuite la précision de l’image excède les capacités du regard, et le décalage subsiste, entre une netteté irréelle (encore subjective), et la faible attention qu’elle reçoit. Dans Old joy, le paradoxe est intégré au filmage, de sorte qu’il suscite deux forêts, l’une glissant sur l’autre comme les séquences d’un rêve, sauf qu’ici, c’est l’image intérieure qui chasse l’image réelle… La forêt substantielle, trop opulente, s’estompe avec le mouvement de la marche. Les promeneurs l’effacent, la relèguent à l’arrière-plan ; parasités de préoccupations domestiques et mutuellement distraits, ils cheminent dans un brouillard végétal. Retraite équivoque, voici  la forêt mise, tantôt en valeur, tantôt en déperdition.

La marche, qui agit comme un filtre, et un catalyseur, affecte les perceptions, elle décante la pensée, la précipite, la jette dans un état de précarité. Sur ce présupposé, la trame d’Old joy est très réduite, d’une consistance presque factice : une nuit et un jour, le temps d’une randonnée, des retrouvailles entre deux amis (Mark et Kurt). Illustration même du cheminement limité, clin d’œil à l’illusion d’une vie en continu. Une lecture possible consisterait à expliciter, très schématiquement, les différences qui opposent les personnages – analyse des caractères, modes de vie et considérations sociologiques. Approche raisonnable, qui cependant tourne court. Les flux de discours qui balisent le film, débats radiophoniques, conversations, bribes téléphoniques, s’entrecroisent de telle sorte qu’ils s’annulent, se court-circuitent. Alors que s’esquisse un désordre  généralisé, l’essentiel c’est la promenade… A partir de là, Mark et Kurt rappellent d’autres couples de marcheurs, Wendy & Lucy (de la même réalisatrice), les innombrables vagabonds de Beckett, les Gerry de Gus Van Sant, le Roi de l’évasion et sa belle amoureuse, tous, évidemment sous la figure tutélaire de Don Quichotte et Sancho Pança…

Mais il faut distinguer errance (Gerry et les personnages de Beckett)  et déambulation. L’errance est sans assignation ni contrepartie – nul ailleurs, plus d’ambition, c’est le degré zéro de l’existence. L’individu a perdu sa propre trace dont il cherche encore l’écho dans l’espace dilué. La déambulation se caractérise par un va-et-vient, un aller-retour : hoquet de l’individu qui se sent disparaître, piétine, se rejette de l’intérieur à l’extérieur. Parcours concret voire trivial : les zones opposées polarisent la montée du désir, entre attachement et affranchissement. De l’un à l’autre, la marche fermente la réflexion. Dans Fish Tank, la cité s’inscrit à la limite de la banlieue où commence la campagne, une nature ingrate, sauvagerie de la friche.  Même type de paysage dans Wendy & Lucy, au bord de la voie ferrée, quelques arbres, la broussaille, les confins de la ville pour les exclus du système. Dans Old joy et dans Le roi de l’évasion, cette topographie se présente sous un jour moins sinistre, quoique encore marginalisant : la forêt est le cadre d’utopies sexuelles : source chaude, dourougne… Ces zones extérieures, extra-urbaines, vaguement sauvages et parfois belles (bien que, nous l’avons vu, la beauté du paysage ne soit pas jamais pleinement appréciée) surgissent comme un sursaut de vie, irrigué d’un désir que la forêt fait monter par métaphore. Même s’il n’y a, en réalité, pas lieu de fuir et rien à rejoindre, on s’aperçoit que la nature décrit une figure abstraite, en aparté,  une figure composée de signes, de sensations, d’éléments pourvus d’ombre et dénués de repères, dans la matière taciturne, d’empreintes pressées, abstraites car toujours déplacées. Sans destination, le cheminement des personnages devient une enjambée sur le néant, pire, un cercle vicieux. Autant laisser la terre telle quelle, laisser là les impressions visuelles et olfactives, les laisser s’insinuer, autant se laisser aller. Puisqu’à ce qu’il semble, ce n’est pas tant le lieu, forêt ou ville, qui importe, que leur différentiel, dans la distance, l’écart, le fait de se maintenir en mouvement – nommément : la marche.

Sorrow is just wore out joy : citation extraite de Old joyLa tristesse c’est de la joie usée.

Kelly REICHARDT, « Old Joy » ,« Wendy & Lucy » (photo 1 et 3)

Andrea Arnold, « Fish tank » (photo 4)

Alain Guiraudie, « Le roi de l’évasion » (photo 2)

Gus Van Sant, « Gerry »

(Le poète) à l’ombre de la jeune fille en fleur

Un trouble sans lendemain, une émotion réfléchie, dont nulle promesse ne découle,  nulle attente, un désir à saisir – dans l’instant.  Ensemble, ils ont la sagesse vive des jeunes gens, l’intuition triomphale, la capacité de sentir sans savoir, de comprendre sans connaître. Contre le temps ils ont l’intensité, contre la finitude ils n’ont rien. Dans leur jardin les saisons se surpassent, énoncent des symboles ; pour eux seuls la nature se raconte, s’émerveille de fleurs et d’herbes douces, de neige laineuse, de pluie soyeuse ; dans leur forêt les arbres ombrent le silence qui dérive des lèvres éprises. Entre la rencontre idéalement banale et la séparation des corps non des âmes, ils auront échangé, mieux que vains vœux sacrés, savoirs et langages. Et désormais  lui, concret de fièvre,  froisse l’étoffe la laissant respirer, entre ses doigts crisser ; désormais  elle, dans sa solitude encore habitée, prononce ses mots à lui. Ensemble ils forment et figurent la poésie, et celle qui se traîne auprès d’eux n’est que trace appauvrie de  ce qu’elle doit être, de ce qu’elle est quand elle se met à exister –  l’infini à la place du vide,  l’image à la place de la pensée, le cri à la place du verbe, l’extase à la place de la chair.

Pour les amoureux de la poésie :  Bright star de Jane Campion,  avec Abbie Cornish et Ben Whishaw (USA, Angleterre, Australie, 2006 – durée : 1h59)

Filmographie de Jane Campion à la médiathèque

Entre les lignes d’un carnet de notes détaillées

Durant mon séjour, j’ai pris soin de prendre des notes. Au fur et à mesure, je les consignais dans un carnet ligné à larges spirales que j’emportais partout avec moi, le moins cher, d’un aspect plutôt vilain si ce n’est que les feuilles, toniques comme l’eau fraîche en plein soleil, douces au toucher, me procuraient un plus grand plaisir sensuel que celui, sincèrement fastidieux, de  collecter des données. Bien sûr ce travail m’a rapidement excédée ; la moindre activité, volontaire ou imposée, finit tôt ou tard par quitter mon champ d’intérêt, s’interrompt ou continue sans moi dans une dimension qui m’indiffère. Pour une fois je me suis obstinée, malgré l’ennui, la déconcentration, la monotonie, l’abandon des causes et du but recherché. Un moment précis me revient en mémoire. C’était après une semaine, je crois, j’étais déjà bien installée dans ce qu’il convient d’appeler la routine – en dépit de cette prétendue nouveauté qu’un voyage est censé produire à plein régime. Ce matin-là, après une mauvaise nuit, je m’étais levée brimée comme une moisissure, présente aux mauvais endroits de mon corps, prise dans un nœud inesthétique de boyaux et de conduits. Je suivais avec dégoût, en direct, le travail de mon système digestif, particulièrement odieux quand on souhaiterait que cette fonction triviale, si différente de la jouissance gustative, disparaisse sans annuler les vertus de la satiété ; j’assistais en bâillant aux caprices de ma respiration, semblable à une vieille horloge qui, refusant d’indiquer l’heure exacte, persiste bizarrement dans son mouvement de balancier et finit par se précipiter en déséquilibre dans la nausée, vacille lourdement avant de se figer dans sa masse, oscillant, par excès maussade dépourvu d’ivresse, entre étourdissement  et suffocation;  surtout, je dénombrais les minuscules cristaux qui, incrustés dans mes paupières,  compensant la taille  par la quantité, dansaient sans pitié sur mes yeux à vif. Le bruit extérieur m’irritait bien davantage, conversations niaisement enjouées, exclamations, rires, souffles ; dans cet état, j’avoue, même le ciel m’est abject.  Qu’importe je marchais. Consciencieusement, à intervalle régulier, je tirais le carnet de mon sac en bandoulière. Les signes, je les évitais. Délibérément : d’eux, évidemment, je me souviendrais. Les taches de couleur, les éblouissements et les géométries de l’espace vide qui voltigent indépendamment des corps, et sont les seuls vecteurs de la mémoire et de l’imagination – je les vois, je ne les oublie pas. C’est tout le reste, cette grouillante faune et flore qui se donne avec docilité aux observateurs attentifs, je ne sais pourquoi, je ne la retiens pas. J’inscrivis ceci, par exemple (citation brute non retouchée) : panneau planté dans l’eau croupie respectez la nature svp interdiction de jeter les ordures please do not litter. J’avais très envie d’écrire à la place (citation apocryphe) : mon corps est boueux  je suis mon propre déchet. Abstention selon consigne (en admettant que le réel ourle  l’échancrure de la création) : capturer. C’est alors que, tournant soudain le dos à la vue éblouissante, je fis face au grand chien noir qui se tenait à quelques pas de moi. Sans précipitation je m’approchai de lui.

Illustrations : Baselitz / Levitan (détails)