Prendre le large (Jimmy P. et les médecins)

 

Le voyage en Amérique d’Arnaud Desplechin sur les traces de Jimmy Picard, Indien Blackfoot, et de son analyste, George Devereux, invite à revoir un documentaire de la même époque. Réalisé par John Huston, Let There Be Light s’intéresse aux militaires revenus des combats atteints de somatisations graves. Et de s’interroger sur les raisons qui ont conduit l’État américain, commanditaire du projet, à interdire un film faisant montre à son endroit d’une réelle bienveillance.

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Jimmy P., dernier film en date d’Arnaud Desplechin, pourrait être, selon cet auteur*, un remake du documentaire de John Huston, Let There Be Light. On voit tout de suite ce qui motive le rapprochement : la date et le sujet. 1946, c’est la fin de la guerre, les soldats américains rentrent chez eux. John Huston introduit le sujet avec tact : « Certains arborent les symboles de leur souffrance : béquilles, pansements, atèles ; d’autres ne montrent rien, mais eux aussi sont blessés. » De son côté, Desplechin narre la rencontre entre George Devereux, ethnologue et aspirant psychanalyste, et le dénommé Jimmy Picard, Indien Blackfoot tout juste revenu du front européen. Laminé par la migraine et quasiment aveugle, l’homme passe pour fou. Cependant, la plupart des rescapés dont les symptômes revêtent des formes aussi spectaculaires échappent à cette sentence. Pour parer au risque d’une publicité négative, on les cueille à l’arrivée et on leur offre des soins appropriés. Mandaté par le Centre cinématographique de l’armée américaine, Huston a pour mission de relayer le travail des médecins. L’opération médiatique vise à instruire les civils en les persuadant que de tels stigmates se guérissent, et surtout, honorent ceux qui les portent. Le résultat surpasse les attentes, l’image est sublime, d’une moralité exemplaire. Et puis, quelques heures avant la projection, le film est interdit. Huston, bon patriote, comprend. De la souffrance à la guérison, le public retiendra le pire. Dès lors, le film vit un destin décalé. Pendant trente-cinq ans il circule sous le manteau. La censure étant la meilleure des publicités auprès des cinéphiles, lorsque l’interdit tombe, en 1980, la reconnaissance se fait unanime. On ne s’étonnera donc qu’à moitié de ce qu’Arnaud Desplechin, habile exégète de ses propres films, se revendique d’une œuvre, somme toute, de propagande.

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Comment Desplechin regarde-t-il l’Amérique? Modestement, plus modestement que Roubaix. Depuis Un Conte de Noël, il cite volontiers Stanley Cavell, théoricien du perfectionnisme moral, et c’est donc aussi à Emerson et à Thoreau qu’il pense, ou encore, à John Ford, cette fois avec un court extrait de Young Mr Lincoln** glissé au cœur de Jimmy P.. Alors, les hautes plaines mentionnées en sous-titre sont-elles réelles ou renvoient-elles à une mythologie fantasmée ? Peut-être ne faut-il pas trancher, car on voit bien ce qu’énonce la double origine des personnages : un territoire mixte, pour moitié étranger : l’autre rive de l’océan, pour moitié intime : son cinéma (incarné ici par Mathieu Amalric). Partagé par nombre de ses confrères, ce déplacement en creux qui est l’élan naturel d’un passionné de cinéma, a l’heur de remettre à l’affiche des œuvres anciennes parfois méconnues. Il est vrai que Let There Be Light, depuis la levée de la censure en 1980, est très bien vu aux États-Unis. À tel point que le documentaire se trouve désormais inscrit au Registre national du film. L’élection, qui remonte à 2010, n’est peut-être pas sans rapport avec le statut d’invisibilité des vétérans actuels, en particulier les malades mentaux, tenus à l’écart des médias officiels. À voir Jimmy P., la chose se comprend mieux. Par affinité autant que par contraste, le film français met en relief ce qui, dans celui de Huston, a pu heurter ses commanditaires et s’avérer aujourd’hui nettement plus à leur avantage.

Non que Huston ait délibérément fourni la moindre raison de douter de sa bienveillance. Pénétré de psychanalyse***, c’est sans réserve qu’il admet la légitimité de la médecine dans ce domaine. Il prétend restituer une expérience intacte. Pas de trucage, ajoute-t-il. On comprend qu’il laisse certains traitements de côté, le profane n’est pas bon juge, les électrochocs pourraient heurter l’opinion. Ce sont davantage ses choix stylistiques qui le font pencher vers le cinéma de fiction. Pour autant, le ton déclamatoire, les cadrages obliques, les grands orchestres produisent une emphase qui, aussi surprenante qu’elle nous paraisse, tient sans doute de conventions de style que nous ne connaissons plus, pétris que nous sommes des formes vulgaires que prend aujourd’hui la dramatisation télévisuelle. Les intentions de Huston n’en restent pas moins louables. Il a envers ceux qu’il filme le plus profond respect. Il sait que cités en exemple, conscients de leur faiblesse, ils n’éprouvent que de la honte.

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Mais il entend aussi le discours des soignants. Un mot ressort avec vigueur, prononcé en toute occasion : confiance. Le terme ne fait qu’effleurer les malades ; passé ces rangs-là, c’est le public qui est visé. La confiance joue un rôle essentiel dans la fabrication de l’opinion, laquelle est dite cruciale dans le processus de guérison. Pour les hommes revenus de la guerre, la société se dresse en juge. La tautologie veut que la confiance s’élabore… sur de la confiance. On s’attend à ce qu’elle passe de la main à la main, ou par le regard. De là, l’idée de forcer le jeu. Mis à part les électrochocs, Huston expose assez libéralement que les soins prodigués aux malades comportent inévitablement un certain degré de violence. Psychotropes, hypnose, entretiens dirigés : il n’est pas jusqu’aux thérapies de groupe qui ne soient menées de façon autoritaire. Ce qui soulage la douleur offusque l’idée naïve que l’on se fait de la santé. La fin l’atteste. À quelques précautions oratoires près, la réussite est dite totale. À ceux qui ont raté leur entrée reste la consolation d’une sortie triomphale. Les voici radieux, resplendissants de santé, leur bus est un second navire, le char du soleil. Comme des enfants, ils passent la tête par la fenêtre et agitent les mains : sur eux repose l’avenir. Et si, malgré, ou peut-être, à cause d’une telle exubérance, le happy end paraît un peu forcé, si le doute obscurcit l’avant et l’arrière du bus, c’est certainement à l’insu d’un Huston qu’on imagine lui aussi à la fête.

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Tout autrement procède Devereux. Tel qu’on nous le présente, il est l’homme providentiel. Et bien sûr, il l’est, mais ramené à Jimmy P., c’est peu de choses. C’est être l’égal d’un Indien. Juif converti au catholicisme, Hongrois émigré en France, Français en exil, ethnologue féru de psychanalyse (discipline pour laquelle il n’a pas encore obtenu la reconnaissance de ses pairs), son expertise n’est sollicitée qu’en dernier recours, par défaut. Voici donc deux survivants, deux pionniers, mais de ceux qui gênent, les irrécupérables. À fonctions égales, leurs physiques et leurs tempéraments s’opposent : l’un est grand, fort, l’autre petit, maladif, l’un taiseux, l’autre comique… Un vrai couple de cinéma. Sur de tels prémices, il va de soi que le lien thérapeutique prend la forme d’une enquête conforme au schéma hollywoodien.

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On voit comment, au sein d’une même relation de soin, différents rapports de force se cristallisent. De Let There Be Light à Jimmy P., ce sont deux systèmes qui s’affrontent, deux partages de la parole qui, mis en scène, impliquent différemment le public. L’un vise une action concrète, des résultats tangibles, l’autre fouille, foule la terre. Le premier se projette loin vers l’avenir, le second régresse vers le passé. Sous couvert de confiance, l’un tend à la persuasion, l’autre penche vers l’amitié.

Ces partis-pris impliquent des régimes d’images bien particuliers. Celles-ci, selon le cas, sont actrices ou productrices, recouvrantes ou révélatrices. Huston filme un hôpital peuplé d’effigies. Bien sûr il ne peut être question de regarder les malades, au contraire il redoute de même les voir ! Il lui faut de l’ombre, des cadres découpés comme des boîtes . Les expressions les mieux définies sont dès lors les plus stéréotypées. Sur des visages blanchis, l’effroi, l’égarement, l’euphorie se relaient sans trahir l’individu. Au soleil, un ballon à la main ou alangui sur l’herbe : l’éclaircie de l’âme épouse l’apparence d’une publicité. Non moins retors, Jimmy P. produit ses propres images. C’est un autre genre de stylisation. La trame visuelle du film se cosntruit de ses rêves et finit par ne plus les distinguer du réel. Pour abonder dans ce sens, Devereux se montre volontiers cabotin, l’analyste étant également tenu, vis-à-vis de son patient, d’endosser le rôle d’un acteur. La guérison en tant qu’elle se manifeste à l’écran ne signe pas un arrêt sur image (l’instantané, figure de Let There Be Light), mais l’arrêt de la production, le reflux vers l’invisible, rétablissement du quant-à-soi. L’Indien part retrouver sa famille, puis il s’en va sans laisser d’adresse.

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Jimmy P 4George Devereux / Sigmund Freud / Mathieu Amalric

La relégation de l’événement au passé ( sous le joug de l’irreprésentable) figure un des basculements majeurs de la modernité au cinéma. Le personnage, empêtré dans un présent conflictuel, s’acharne à déchiffrer ses propres blessures. Sans appui, sans preuves, il s’égare, pris dans une spirale interprétative. De la guerre, fatalement les souvenirs se présentent confus, les plus récents se mélangent avec les plus anciens. Dans un contexte à peine moins ordinaire, le mal de vivre se donnerait tel quel, pour lui-même.  On dira que pour Jimmy P., la guerre est de moindre importance. Et pour les autres aussi : les médecins s’entendent à convaincre les patients que leurs traumatismes remontent à l’enfance. En poussant les choses à peine plus loin, la guerre apparaît non pas comme la cause finale, mais comme le facteur déclenchant (la cause effective) de troubles antérieurs, ancrés dans l’inconscient. On ne soupçonnera donc ni Desplechin ni, a fortiori, Huston, de s’être faits les porte-parole d’idéologies anticapitalistes ou de tout autre discours critique à l’égard du pouvoir. Filmés par Huston à maintes reprises les patients remettent en cause l’économie de leur pays, l’accusant d’induire un sentiment de détresse et d’insécurité. Ces propos surprenants sont dûment recadrés par les médecins qui, selon une tactique éprouvée, usent du discours psychanalytique pour rabattre les fautes de la Nation sur celles des pères et des mères. Pour guérir, il faut croire et obéir. L’injonction du médecin est biblique : lève-toi et marche.

L’accent se déplaçant des causes aux remèdes, il s’agit bien avant tout de célébrer un art du soin. La guérison advient comme une conséquence de l’attention portée à autrui, c’est dire que selon le cas, elle oscille de l’amitié à la persuasion. Pour que l’épreuve ait valeur d’argument, la souffrance est au centre d’une représentation emphatique. Jimmy P., colosse à la peau burinée, et avant lui les beaux miliaires parfaitement calibrés pour le combat, modèles patriotiques tels qu’on en verra un, des années plus tard, se taillader les joues par dérision****, de se voir ainsi diminués, ressentent de la honte. L’éclairage contrasté de Huston souligne les cernes, les plis aux commissures des lèvres, le front baissé, les visages défaits. Les médecins ne tiennent pourtant pas la comparaison, eux qui ressemblent à des nains grassouillets, nez chaussé de lunettes, presque grotesques dans leurs tabliers blancs. Mathieu Amalric se plaît à souligner le côté bouffon de Devereux. Le prosaïsme des uns exorcise la détresse des autres, constitue une base, un socle. Réunis par la conversation, ou mis face à face, les personnages fonctionnent par couple et prennent sens dans un espace qui les réunit : l’hôpital devient l’antichambre de l’Amérique.

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Il n’en reste pas moins que Let There Be Light, avec sa dramaturgie vouée à une résolution heureuse, ses cas choisis, son montage efficace répond admirablement aux consignes. Sans bavure, sans zone floue, sans incertitude, il pèche par excès de confiance. Le pouvoir du médecin, aidé de mystérieuses drogues, en devient presque monstrueux. Les échanges sont mécaniques, télécommandés : la relation médecin-patient se dilue dans le groupe et s’abrite derrière la caméra. Un autre genre de trop-plein empêche l’adhésion avec la psychanalyse de Jimmy P ., malgré la place capitale que prend la conversation. Le jeu des acteurs la relègue au second plan. Du coup, c’est véritablement le cinéma qui guérit l’âme chez Desplechin, le cinéma qui actionne la psychanalyse, la littérature, la philosophie, l’histoire, la mythologie, et s’avère capable d’en extraire l’or d’une expérience rédemptrice. Ainsi, autant de sa part que de celle de Huston, il est demandé au spectateur d’adhérer au processus de guérison par un acte volontaire. Tout système de soin quel qu’il soit, s’il se veut honnête, revivifie l’enseignement de Socrate, les deux films ne manquent pas de le mentionner. « Apprenez à vous connaître vous-mêmes » disent les médecins dans un éclair de justesse, et Jimmy P. aura cette réplique magnifique : « Je me connais mieux que personne, vous m’avez appris ça ». L’adresse est lancée au spectateur.

Que le film de Huston ait été sanctionné par la censure tient certainement à sa profonde honnêteté. La propagande s’entend généralement de façon très sommaire, primale même, l’intelligence présente un trop grand risque. L’affect est un allié plus sûr. Et cependant, pour convaincre, encore faut-il que le remède soit à hauteur du mal. Trop faible, il échoue ; trop puissant, il effraie davantage. Et si le remède n’est autre que le cinéma, la voie est libre, incontrôlable.

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John Huston, Let There Be Light, 1946 – lien vers le dvd Hollywood Pentagone  (en bonus duquel se trouve le film)

Voir le film Lien you yube

* Entretien entre Arnaud Desplechin et Michel Ciment sur France Culture : Projection privée, 07/09/13

** Young Mr Lincoln (Vers sa destinée), John Ford, 1939 (sûrement bien plus intéressant que la chose de Spielberg)

*** Freud (John Huston, 1962) n’est que l’exemple le plus évident d’une œuvre tout entière pénétrée de ce motif.

**** The Big shave, 1967, Martin Scorsese

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Léo en jouant dans la compagnie d’Arnaud Desplechin.

Arnaud Desplechin, « Léo en jouant Dans la compagnie des hommes » et « Unplugged », d’après la pièce d’Edward Bond, avec Sami Bouajila et Jean-Paul Roussillon, France, 2003.

« Je me suis persuadé que s’il n’y avait pas de films, il n’y aurait pas de monde. Comme tout se déréalise, il y a beaucoup plus de réalité au cinéma. Aujourd’hui, on ne voit plus rien dans le monde. L’argent, il n’y en a plus. Il n’y a plus d’oppression, plus de prolétaires, il n’y a plus que des images… Tout devient absolument virtuel, le monde a de moins en moins de consistance. Mais je ne pense pas que ce soit terrible : c’est le cinéma qui est chargé de constituer le monde. Quand le cinéma est bon , il y a un peu plus de monde. » Arnaud Desplechin, L’avant-scène cinéma n°572.

Léo et son père

Que le film soit coupé en trois, le titre l’expose avec clarté. A droite, La compagnie des hommes, pièce du dramaturge anglais Edward Bond. A gauche, en tête et déjà isolé, Léo. Au milieu, césure délibérée, en jouant. Où sommes-nous ? Au théâtre, au cinéma, à l’intersection, à l’extérieur ? Réponse équivoque : en pleine tragédie. En plein conflit, au confluent des êtres et des rapports. Or la voilà coupée en trois et par là démultipliée, feux et faisceaux, comme si la distanciation, les ruptures, les faux raccords, comme si le fait que la tragédie soit sans cesse renvoyée à elle-même, recentrée sur le jeu ne faisait que la rediriger plus assurément sur nous, jeu de scène devenant jeu de reflets.

Admettons, resserrons : nous sommes au théâtre. La trame, ligne claire et proprement structurée, correspond à l’idée que l’on se fait aujourd’hui de l’épure classique. Il est question d’un royaume assiégé, d’un roi déclinant, d’un héritier pressé de s’emparer du pouvoir et d’une cour avide d’en tirer profit. Ce qui, traduit en éléments modernes, devient : une compagnie d’armement, un directeur général, son fils (Léo), leur entourage. Léo est appelé à prendre la place de son père, telle est du moins son ambition, son désir. La compagnie vient d’échapper de justesse à une tentative d’OPA, c’est le moment que Léo choisit pour réclamer son droit de siéger au conseil d’administration. Droit qu’il se doit, pense-t-il, sinon d’exiger, de prendre par la force : Léo est le fils, certes, mais le fils adoptif. Différentiel de sang  signifiant peut-être impossible partage des biens. Doute effroyable : plutôt qu’enfant légitime, héritier, Léo n’est-il pas l’égal du domestique à la peau noire et au passé trouble, ombre et spectre intime ? Léo est-il l’élu ou l’exclu ? Et comme pour confirmer son angoisse, le père refuse, avec autant de sagesse que de hargne. Léo a une vision : il se voit soudain couvert de sang – le sien ou celui de son père. Sans s’interroger davantage, impatient, malavisé, préférant croire que son père le met au défit et, s’il s’agit de mépris, voulant prouver sa valeur, il succombe aux avances de l’entourage. La machine infernale peut se réactiver : tel Œdipe voulant échapper à son destin, il se précipite à sa rencontre.

A partir de ce canevas – celui de La compagnie des hommes – élargissons. Car nous sommes aussi chez Desplechin, il y a ce que son adaptation supprime et ce qu’elle rajoute. Quelle est sa motivation ? Pourquoi cette pièce, pourquoi Edward Bond ? Interrogations essentielles s’agissant d’un réalisateur avisé, très conscient de son travail et, par ailleurs, le plus souvent auteur des scénarios qu’il filme. Ce projet semble pour lui synthétiser deux aspirations complémentaires. La première consiste à varier les formats. En l’occurrence, il s’agit de tourner vite, avec des moyens réduits, mais aussi de réaliser un diptyque. Nous y reviendrons. La seconde concerne plus directement le contenu de la pièce originelle, qui lui semble receler un élément fondamental négligé par le cinéma français : le discours sur les gouvernants. Evidemment Desplechin n’a rien du cinéaste engagé. Par « dirigeants », il entend les rois et reines qui peuplent l’imaginaire de l’enfance. En se privant d’eux, le cinéma se prive d’une partie de son enfance. Soucieux – comme toujours – de dégager en tout récit, en tout événement, un arrière-fond mythologique, Desplechin s’emploie à débarrasser La compagnie des hommes de sa gangue idéologique. C’est qu’Edward Bond est un auteur viscéralement marxiste ; son théâtre et ses essais appuient une lecture radicale de la société contemporaine, son verbe imprécatoire ne parlant jamais que de lutte des classes. Desplechin le prend donc en traître, ce qui ne rend pas son Léo moins pertinent. Au contraire, tant ce qu’il ôte est compensé par un fond autrement plus ample, plus puissant. Je veux parler des fantômes de Shakespeare.

C’est ici l’occasion d’évoquer brièvement comment se déploie le processus créatif du cinéaste. Tout part du désir de « ramener les mots chez soi ». Paraphrasant Emerson, Desplechin signifie par là son ambition de se saisir du savoir, de la littérature, des sciences, de la philosophie, de la musique, des arts plastiques, etc, afin que, soustraits à l’élitisme qui les maintient, pourrait-on croire, hors du monde, hors de portée, ils paraissent, dans la belle lumière du cinéma, plus proches,  redeviennent accessibles. S’il considère le cinéma comme un art populaire, c’est bien pour le tirer vers le haut, comme moyen de transmission. Nourri de lectures et plus encore d’interrogations sur ses lectures, Arnaud Desplechin fait du champ de la connaissance le réservoir matériel de ses scénarios. Il y puise des noms, des bouts d’intrigue, des rapports, des idées. En un mot : l’inspiration. A titre d’exemple, les biographies de R. W. Emerson et H. D. Thoreau sont reprises par morceaux dans Un conte de Noël, assorties d’éléments médicaux aussi détaillés que rigoureusement exacts ; pour Rois et reine, outre le titre en citation tronquée d’un poème de Michel Leiris (Rois sans arroi/ Reine sans arène/Tour trouée/Fou à lier/Cavalier seul), il faut signaler l’ « invocation » d’un célèbre ethnopsychiatre (le docteur Devereux). Partout, tels les cailloux du petit poucet, sont disséminés poèmes, citations, extraits de films, allusions, tandis qu’à eux seuls les prénoms des personnages racontent d’autres histoires, parfois plusieurs à la fois (Ismaël dans Rois et reine renvoie autant à l’Ancien Testament qu’au narrateur de Moby Dick). Et comme si cela ne suffisait pas, le cinéma a également le pouvoir de replacer le mythe au cœur du quotidien, d’entretenir sa nécessaire rémanence qui est mémoire et  imaginaire, filiations filées faisant retour sur l’intime. Pourquoi le mythe ? En quoi constitue-t-il aujourd’hui une nécessité ? La réponse peut paraître décourageante, alors même qu’elle n’est que spécifique. Le mythe prend toute sa valeur par rapport à la mort. En effet, Desplechin est ce qu’on appelle un artiste d’après Auschwitz, autrement dit un artiste ayant intégré la sentence d’Adorno (après Auschwitz, on ne peut plus écrire de poèmes) et sachant y répondre d’une manière très personnelle, en mettant la mort au centre de son œuvre. Ici il conviendrait de reprendre les films un par un pour en désigner les morts, et ils ne font pas défaut, qu’ils soient métaphoriques comme dans Comment je me suis disputé et Esther Kahn (laisser mourir une partie de soi-même), ou réels : crâne anonyme de La sentinelle, suicidé de La vie des morts, les deux pères dans Rois et reine, Joseph dans Un conte de Noël. Seulement la mort n’est pas une fin, elle est possibilité de renaissance, fondation inversée. Aussi les films de Desplechin débordent-ils de vie, de mémoire, de mythes comme autant de racines grouillant et proliférant sous les souffrances de l’ici et maintenant.

Construit et référencé, le cinéma de Desplechin l’est tout autant que fidèle à un imaginaire, qui est son intériorité, sa vérité cachée. Omniprésent, omniscient, le réalisateur est au cœur de ses films et cependant invisible, point de vue, point de départ mais non de ralliement. C’est là le second temps d’un processus créatif d’ailleurs fort long, la mise en scène. Travail essentiel que Léo en jouant dans La compagnie des hommes met en lumière, du moins en partie.

Il y a, nous l’avons vu, deux versions, deux films. Léo… et Unplugged : l’histoire filmée dans les décors, et le travail préparatoire avec les acteurs, effectué dans un gymnase, sorte de répétition générale (c’est un texte suivi) dont certaines séquences figurent également dans Léo. Deplechin y apparaît moins comme un metteur en scène interventionniste que comme le maître du jeu. Il redistribue les rôles, intervertit les interlocuteurs, donne lui-même la réplique et, plus important, introduit Shakespeare. Très loin de travailler à l’horizontale, de pratiquer l’art du collage, Desplechin vise la profondeur, cherche à comprendre ses personnages en les mettant en résonance avec des personnages antérieurs. Léo porte Hamlet en lui, Ophélie apparaît, et les autres suivent… La démarche qui consiste à creuser le sujet à l’aide d’autres sujets provoque un effet d’échos saisissant. La conduite de Léo (et des autres personnages) se place dans une perspective qui la rend plus énigmatique, plus intense. En développant les possibles, Desplechin féconde le scénario, il le déverrouille, le remet en jeu. En l’éloignant de lui-même, il s’en sépare et le sépare, y introduit une dissemblance qui annule tout retour direct vers lui et condamne toute interprétation définitive.

Enfin, après la mise en scène, la mise en images impose de nouveaux questionnements. Par exemple, le réalisateur peut vouloir contrarier le texte par le mouvement, un acteur faisant l’inverse de ce qu’il dit, ou parlant sur un ton qui infirme le sens de ses paroles. Ou bien, et c’est le cas de Léo, procédé hitchcockien par excellence, il opère une réduction de la scène à un objet : c’est l’histoire d’un verre de whisky, l’histoire d’une clef, l’histoire d’une cartouche, d’une chemise, etc. En comparant les deux versions, on peut se livrer au jeu des différences et en tirer quelque enseignement sur les méthodes du réalisateur, mais on sent que la véritable mise en scène se passe hors-champ. Ce que Desplechin montre au travers de Léo et Unplugged n’est que très peu de choses, une présence facilement identifiable, essentiellement interrogative, et au milieu de tout cela, une obscurité à partir de laquelle les idées se frayent un chemin vers l’extérieur.

Le va-et-vient du cinéma aux répétitions, le vacillement que produit la caméra portée à l’épaule, l’articulation tremblée du texte induisent un vertige dont on ne sait si, imposé par l’ambiance, il traduit le psychisme des personnages, ou si, antérieur à la scène, il les emporte jusqu’à cette limite d’eux-mêmes qu’ils ne peuvent ni franchir ni éviter. Ce vertige agit à travers eux tel le mauvais génie de la tragédie, le fatum.

En se retournant contre le spectateur, l’indécision devient possibilité de catharsis. Il ne s’agit pas de déchiffrer mais de prendre conscience. Il y a en Léo une ambivalence qui fascine plus encore que celle de son père, laquelle peut facilement se résorber au fait qu’il est le roi convoité, fragilisé par ses possessions et fort de son pouvoir (même si l’interprétation de Jean-Paul Roussillon le porte bien au-delà de sa fonction), ou celle de l’entourage classiquement cupide et manipulateur. Léo a une voix très douce, une voix qui exprime une réticence – non pas à l’égard d’autrui, mais vis-à-vis de lui-même, ou de quelque chose en lui-même, quelque chose de sombre, d’insaisissable, de terrifiant. Cette réserve n’est alors que la forme malade que prennent  l’envie certes,  mais plus encore la peur propageant l’angoisse et la tenant pour réelle. Léo ne se coupe pas en deux mais il se découvre un double, à la voix aussi désagréable que la sienne est douce, aux gestes aussi abrupts que les siens sont harmonieux. Homme non pas du souterrain, mais du sous-marin, son égal, son frère, aussi fou que lui. A eux deux, ils offrent le visage ambigu d’un Janus se haïssant lui-même, violence et douceur – rapport à la vie qui est rapport à la mort.

Arnaud Desplechin

Arnaud Desplechin, « Léo en jouant Dans la compagnie des hommes » et « Unplugged ».

Filmographie D’Arnaud Desplechin

Edward Bond (1934). Outre une œuvre considérable pour le théâtre (par exemple Pièces de guerre), il est également auteur de scénarios : Blow up (Antonioni, 1967), Michael Kohlhaas (Volker Schloendorff, 1968), Laughter in the dark (Tony Richardson, 1968), Walkabout (Nicholas Roeg, 1971), Nicolas and Alexandra (Franklin Schaffner, 1971).

Fondations inversées

Egon Schiele

« Une dernière chose. J’ai dit que je ne t’avais pas tué, père, mais c’est encore un mensonge. Tu es mort. Et moi aussi. Tu te promènes et tu respires, mais je t’ai tué. J’ai pénétré à l’intérieur de ta peau, c’est là que je suis assis à présent, et tes os sont en moi comme s’ils avaient été emballés dans le mauvais paquet. Qu’est-ce que nous allons faire maintenant ? Je t’ai tué pour te démontrer que j’étais capable de prendre ta place. A qui d’autre pouvais-tu confier ta compagnie sinon à ton assassin ? J’ai gagné le droit de prendre ta place. Je peux vivre pour toi. N’importe quel père t’envierait. Je suis un fils digne de toi. Je suis le père et le fils. »

« Léo en jouant dans La compagnie des hommes », A. Desplechin, inspiré de la pièce d’E. Bond.

« Mon fils est mort. J’ai regardé à l’intérieur de moi et je me suis aperçu que je n’éprouvais pas de chagrin. La souffrance est une toile peinte. Les larmes ne me font pas mieux toucher le monde. Mon fils s’est détaché de moi, comme la feuille d’un arbre. Et je n’ai rien perdu. Joseph est désormais mon fondateur, cette perte est ma fondation. Joseph a fait de moi son fils. Et j’en éprouve une joie immense. »

« Un conte de Noël », A. Desplechin. Prologue inspiré de R. W. Emerson, Experience :

 

.

« Les seigneurs de la vie, les seigneurs de la vie, –

Je les ai vus passer,

En  apparence,

Semblables et dissemblables,

Imposants et lugubres ;

Usage et Stupeur,

Surface et Rêve,

Vive Procession et Mal spectral,

Humeur privée de langue,

Et l’inventeur du jeu

Omniprésent sans nom ; –

Certains pour voir, certains pour être devinés,

Ils avançaient d’Orient en Occident :

L’enfant, l’infime,

Dans les jambes de ses hauts gardes,

Allait et venait étonné : –

La Nature le prit par la main,

Nature si chère, forte et bienveillante,

Murmura : Bien aimé cela ne fait rien !

Demain ils auront un autre visage,

Tu es le fondateur ! Voici ta descendance !

.

R. W. Emerson, Experience, texte original ici.

Mathieu Amalric : le double jeu.

« Pour moi, la scène de la cloche dans Andreï Roublev est la métaphore parfaite de la place du cinéaste. Un jeune garçon dit qu’il sait, traverse une entreprise quasi industrielle en persuadant tout le monde qu’il est celui qui sait, et, à la fin, il se produit un miracle qui est que cette grosse cloche sonne. Et quand elle sonne, enfin, il peut dire : Je ne savais pas. Quand on est réalisateur sur un plateau, on est aussi fragile. » Les Inrockuptibles, 12/06/07

Sur une physionomie pourtant très expressive, on s’étonne qu’autant de vies laissent si peu de marques. Comme si, dans ses traits et dans toute sa personne, la maturation se diluait au fur et à mesure, empêchant qu’on en relève la moindre preuve. Comme des calques glissant sur un visage fantôme. J’ai toujours eu envie d’avoir quarante ans, dit-il bien avant l’heure, et c’est alors la valeur du chiffre quarante qui s’efface. Mathieu Amalric n’a jamais eu l’apparence de son âge, ni en corps ni en acte. Une étude visuelle de ses collaborations avec Arnaud Desplechin met en évidence cette plasticité bizarre qui consiste à devenir soi, à être le même, sans toutefois se révéler. Ainsi, à trente ans, dans Comment je me suis disputé, énergie mauvaise, élan inquiet : il folâtre dans le plomb ; à trente-huit ans, dans Rois et reine, il a la folie enjouée, il est trivial, bancal, inqualifié ; à quarante-trois ans, dans Un conte de Noël, on voudrait dire qu’il a l’air jeune, ou qu’il a l’air de quelque chose, mais il a seulement l’air ailleurs, tout ce qu’on en dit n’est que paroles d’autrui. Incontestablement du premier au dernier film, il a évolué, appris, vécu, il s’est étoffé. Rien de cela n’adhère à son visage, à ce qu’il montre, à ce qu’il joue. Singularité d’un acteur qui n’est pas apparition mais fabrication. Qui, par conséquent, bien que très reconnaissable, excède les photographies, reste imprenable.

Equivoque, sa présence n’est que mise en œuvre, gestes, actions qui ne coïncident pas, n’aboutissent pas. Tout aussi équivoque, sa situation, à la marge. Marge, non pas, comme on pourrait s’y attendre, du cinéma, mais du spectacle, de la scène et, par extension, de la vie quotidienne – autre confusion, certes plus banale, mais profitable, entre l’art et la vie. Pour saisir Mathieu Amalric, ce n’est pas par le métier d’acteur qu’il faut l’aborder – incarnation n’est pas résidence. Il faut arpenter les environs, ruser, ne pas se concentrer sur le personnage, lequel, indice essentiel, est le plus souvent excentrique. Mathieu Amalric, c’est dans les couloirs qu’on le rencontre, dans les coulisses et dans les cafés. Lieux voisins de la vie, voisins du spectacle : vie augmentée par le spectacle, spectacle validé par la vie. Lieux intermédiaires devenant intérieurs. C’est là le cœur manifeste de Tournée, que Mathieu Amalric a écrit, réalisé et dans lequel il tient le rôle d’un impresario. Le titre du film est lui-même performatif, amorce d’une dynamique, mise en mouvement. Cette troupe de burlesque qui fait le sujet du film entraîne son propre déplacement, détourne la tournée, délocalise la scène vers les coulisses, les coulisses vers les hôtels, les hôtels animés vers les hôtels déserts.  En exportant la lumière de la scène en des zones non pas seulement laissées dans l’ombre, mais surtout intentionnellement vidées, dépeuplées, Mathieu Amalric met au jour un combat très personnel – c’est son  corps dressé contre l’absence, sa lutte permanente pour déclencher l’euphorie dans le quotidien, remettre de la substance dans le rien.

Substance qui est chair. Chair plantureuse du burlesque ; chair luxuriante de l’enthousiasme, de l’effervescence.  Mathieu Amalric, en adepte d’un cinéma de la bonne santé, joue et filme l’ardeur, l’exultation, l’énergie. Le corps en est le centre : corps qui s’émerveille dans la danse (Tournée bien sûr, mais déjà les voltiges de Mange ta soupe, ou encore les chorégraphies impromptues de Rois et reine) ; corps livré à l’amour et au sexe (L’histoire de Richard O, Fin août début septembre – mais il y a de cela dans tous ses films) ; corps récupéré par la marche (La brèche de Roland, Un homme un vrai), corps meurtri, brutalisé, diminué (Le scaphandre et le papillon ou la fameuse chute d’Un conte de Noël, sans compter les cascades qu’il s’enorgueillit de pratiquer lui-même), et corps miraculeusement allégé par la colère (Rois et reine). C’est physiquement qu’il intériorise le rôle, afin de le restituer dans son animalité. Acteur malgré lui et conscient de sa singularité, Mathieu Amalric use de sa peau comme d’un bouclier contre la routine –  qu’il nomme péjorativement professionnalisation. Très superficiellement identifiable, son jeu imprime une dialectique entre deux pôles : le texte, appris sur le bout des doigts, et le mouvement qui s’y oppose. En terme de production et non d’incarnation, il ne s’agit pas d’envelopper le texte de chair et de gestes, mais de le transgresser, de le transporter au-delà du sens et des sens. C’est évidemment l’école d’Arnaud Desplechin : un glissement systématique de la parole vers le physique qui est aussi glissement dans le métaphysique. A l’intersection entre texte et corps, la voix est utilisée comme un instrument, d’où une diction peu naturelle, qu’on croirait presque théâtrale alors même que Mathieu Amalric n’a jamais fréquenté le conservatoire. Voix et diction sont moins l’expression d’un psychisme, d’une sensibilité, qu’élocution construite d’un corps intelligent – et mise à distance du texte.

Du jeune homme de dix-huit ans qui, par hasard, se trouve engagé à tenir un petit rôle dans un film d’Otar Iosseliani, à l’acteur récompensé par trois césars, présent à Hollywood comme sur le terrain du cinéma indépendant ; de la réalisation hâtive de courts-métrages amateurs à la très lente élaboration de Tournée, tout n’est que louvoiements, ellipses, faux départs et recommencements. La scène familiale n’est évidemment pas très loin du centre, en constitue même le centre caché. Famille brillante, enviable en apparence : le père, Jacques Amalric, correspondant étranger au Monde, la mère, Nicole Zand, critique littéraire dans ce même journal, et la maison croulant sous les livres, les longs séjours à l’étranger (quelques années en Russie, aux États-Unis…). En contrepartie : les tensions, les disputes et la séparation des parents, la présence à la fois écrasante et fondatrice de Nicole Zand, qui, entre autres, met son fils en demeure de tenir un journal intime sur lequel elle se réserve un droit de regard. Exigence détournée en apprentissage de la dissimulation. Enfin ce drame : le suicide du frère chéri. Scène originelle, centre caché de l’œuvre : volonté de mettre de l’humour dans la tragédie, nécessité de réinventer en permanence la vie quotidienne, d’en chasser la mort, l’absence.

Pour autant, cette configuration familiale ne doit pas devenir déterminante : après l’exutoire autobiographique de Mange ta soupe, l’implicite – pour ne pas dire le caché – est de rigueur. Si Mathieu Amalric ne cesse de marteler qu’il est acteur par accident, c’est que cela pourrait induire un retour à l’explicite – ou l’inverse d’un acte manqué. A dix-huit ans, ce qui l’intéresse, c’est le mécanisme de la représentation et, plus encore, la vie qui en déborde. Les entrailles du cinéma plutôt que sa lumière. Il fréquente les gens du théâtre, séduit les actrices, s’initie au milieu en pratiquant des petits métiers, divers travaux d’assistant, de peintre en bâtiment, etc. C’est un peu au hasard des rencontres que les rôles viennent à lui, dans les mains de réalisateurs auxquels il n’a pas le cœur de refuser quoi que ce soit : en premier lieu Desplechin, puis les frères Larrieu, Resnais, Ruiz, Podalydès, Téchiné, Assayas, etc. Non que le métier d’acteur lui déplaise a priori ou l’intimide, au contraire : moins il se sent acteur, plus il s’applique, plus il travaille. A chaque fois, la création est double : l’acteur se crée en même temps que le rôle. La théâtralité de son jeu, son peu de goût pour l’authenticité témoigne du succès de sa propre disparition. Le personnage le remplit comme se remplit l’espace, le décor, le scénario. De cette approche résulte une attention aiguë à tout ce qui l’entoure, à tout ce qui fait le film en dehors et autour de lui. Il se greffe au regard mécaniste du réalisateur et développe avec lui une connivence féconde. Ces liens privilégiés ne le fixent cependant ni à la France ni à une catégorie particulière de cinéma (encore moins à un genre) : Mathieu Amalric voyage, travaille pour Spielberg, Tsai Ming-liang, s’aventure dans un James Bond. En France, il ne refuse pas de collaborer avec Besson, Richet ou Schnabel, ne renâcle pas devant les seconds rôles et les apparitions brèves. Encore une fois, de sa part il s’agit moins d’une absence de positionnement que d’un équilibre bricolé : l’argent et le temps gagnés d’un côté sont mis au profit de réalisations moins rentables et de plus longue haleine.

Et c’est là peut-être l’ultime parade de cet être fuyant : se confondre positivement à ce qui le touche de l’extérieur. La force de sa présence au cinéma est de se produire comme dégagement.  Il n’y a pas ici une intériorité qui s’exprime et se donne à voir. Comme acteur ou réalisateur, il est l’inverse de l’artiste à cœur ouvert et offert : en lui se concentre son entourage – chair, lieux et texte – qu’il reproduit, redistribue sous forme d’énergie. Et c’est parfois, à la limite et au mieux, folie. Acteur dionysiaque, dans la générosité de l’élan tourné vers le dehors, dans la nécessaire affirmation de la vie.

Sources principales :

Mathieu Amalric : Comment j’ai tourné cinéaste, Télérama, 30/06/10 (lien)

Un cinéaste contrarié, Les Inrockuptibles, 06/07/07 (lien)

Rencontre avec Mathieu Amalric, L’avant-scène cinéma n°572

The intellectual villain, Elizabeth Day, The observer, 11/05/08 (lien)

Leçons de cinema : Mathieu Amalric et Philippe Di Folco, 30ème Rencontres Henri Langlois, 7-14/12/07 (première partie)

Critiques de film :

Un conte de Noël (Tout homme séjourne en son semblable)

Tournée

Les derniers jours du monde.

Filmographie de Mathieu Amalric

Tout homme séjourne en son semblable

« Qu’il soit ou non dans mon livre, tout homme séjourne en son semblable et celui-ci en celui-là et ainsi de suite dans une chaîne infinie de créatures et de témoins jusqu’aux ultimes confins du monde. » (Cormac McCarthy)

Certains films, certains livres, sont si riches, si foisonnants, si généreux, qu’ils semblent pluriels. En les décomposant, on obtient d’autres livres, ou d’autres films, qui eux-mêmes multiples, peuvent encore être divisés. Différents des récits gigognes qui respectent une certaine hiérarchie et s’imbriquent, tels des poupées russes, les uns dans les autres, ils prolifèrent anarchiquement et n’ont ni centre de gravité ni géométrie. La difficulté est double : gérer les structures du désordre apparent et donner à l’infime l’ampleur de l’infini. Or, il est déjà si difficile de créer ne serait-ce qu’un seul personnage, abstraction de chair et de sang,   amplitudes diverses, contrastes et inconnues ; il est si délicat de suggérer l’intériorité, l’absence dans un corps, l’esprit dans le néant – qu’est-ce alors, de créer une société, un monde,  la vie ! Peu en sont capables! Ces innombrables personnages littéraires, pour la plupart, ils n’existent pas. Parole et apparence ne suffisent pas…  Je me souviens d’un passage dans le journal de Kafka, où, songeant à son roman Le Disparu, il se plaint que ses personnages lui échappent, vont et viennent à leur guise, sans respecter son plan d’écrivain. Comme c’est étrange, que ces êtres-là existent, alors qu’il ne les a même pas gratifiés d’un nom. C’est cela, la création véritable : l’autonomie. Un personnage existe davantage par ce qu’on ignore de lui que par ce qu’on en sait.

Ici pourtant je parle de cinéma – du dernier film d’Arnaud Desplechin. Un réalisateur capable de créer un monde, une généalogie, des personnages aussi diserts qu’insondables, affublés de prénoms mythologiques comme par refus de les nommer. Pour chacun, une histoire particulière, un passé – un mystère. Si tous convergent vers un foyer principal, celui-ci n’en est pas moins temporaire et accessoire : le temps de Noël et la nécessité d’une greffe. Plus important, le lien familial qui les relie agit paradoxalement comme moteur d’éparpillement, par un jeu simultané d’attirance et de répulsion. En première ligne, Élisabeth et Henri, frère et sœur ennemis qui, par moment, semblent ne plus former qu’un seul être monstrueux, chimère ambivalente, figure de mort et de vie, ravalant toutes les contractions. Il est vrai que tout se mélange : la laideur du Nord et la beauté de l’image, la maison bourgeoise et l’excentricité de ses habitants, les religions catholique et juive, le réel et le mythe, les arts et la vie, les musiques, les sentiments.  Tout se mélange par exigence de sincérité. Sans dualisme, sans résolution morale, sans rationalisation autre que celles, délirantes, que s’inventent les personnages, sans consolation. Ce refus d’une dialectique mensongère laisse alors une place immense à la transcendance, ni explicite ni dogmatique, mais diffuse, qui se devine, discrète, dans les indices semés tout au long du film, principalement par Abel, le père magnifique, fervent lecteur de la Torah, dont il connaît certains morceaux par cœur, passionné de musique, qu’il suit à même les partitions.

Un conte de Noël fait partie de ces films que l’analyse semble paraphraser. D’où cette ébauche d’étude, ces phrases en suspens  : je ne m’attarde sur rien d’autre que  sur mon propre enthousiasme. Comme toujours, mes goûts personnels me portent vers un cinéma très littéraire, je le reconnais. J’aimerais revoir  ce film avec un cahier sur les genoux, me souvenir des dialogues, des images, des citations. Mais il y a encore autre chose. Cette invention de personnages, ni héros ni modèles, composée d’êtres vrais, entiers, défectueux, est en moi comme ombres et échos, lointains, profonds, intérieurs.

Voir aussi sur ce blog : Mathieu Amalric : double jeu

Un Conte de Noël, Arnaud Desplechin

Filmographie d’Arnaud Desplechin