Le regard d’Ondine

La légende veut qu’Ondine trahie tue son amant. Est-ce là une fatalité ou un malheureux parti pris à l’encontre de celle qui n’eut de tort que de rêver d’une vie terrestre ? Dans son nouveau long métrage, Christian Petzold donne la parole au mythe en le confrontant au présent de la capitale allemande.

Mais moi je vous ai apporté la connaissance d’un regard, quand tout était parfait, clair et rapide comme l’éclair — je vous ai dit : la mort est là. Et : voilà le temps. Et simultanément : Mort, va-t’en ! Et : Temps, arrête-toi ! Voilà ce que je vous ai dit. Et, ô mon aimé, tu as parlé à voix plus lente, tu as parlé parfaitement vrai, et, sauvé, libéré de tout ce qui pouvait faire obstacle, tu as dévoilé ton esprit triste, triste et grand, semblable à l’esprit de tous les hommes et d’une espèce qui n’est destinée à aucun usage. Parce que je ne suis destinée à aucun usage et que vous vous saviez destinés à aucun usage, tout allait bien entre nous. Nous nous aimions. Nous étions d’un esprit semblable. — Ingeborg Bachmann, « Ondine s’en va ».

Quel esprit des eaux n’aspirerait pas à fouler la terre ? Son prénom, dérivé du latin vague, flots, l’enferme dans un destin d’aquarium. C’est que, frêle créature, la légende germanique n’offre pas grand-chose à Ondine, laquelle a peu de points communs avec le puissant monstre mi-poisson mi-oiseau doté d’une voix enchanteresse que les Grecs anciens nomment sirène. Depuis Andersen, les mythes se confondent, atténuant un imaginaire désespéré. Ainsi, raconte la tradition, pour devenir humaine, Ondine doit se faire aimer. Or, ce que des qualités hors du commun devraient lui octroyer tout naturellement s’avère irréalisable. Jamais Ondine ne parvient à garder auprès d’elle l’homme qui lui a juré un amour éternel. Pris dans les rets du sortilège, le traitre doit être tué. L’histoire, selon les versions, se conclut alternativement par un meurtre ou un suicide, ce qui, au regard de l’amour déçu, revient bien entendu au même.

Optique de l’eau

Venu au cinéma dans les années 1990, Christian Petzold est connu du public comme chef de file de la nouvelle vague allemande, dite École de Berlin. Élève et ami d’Harun Farocki, réalisateur expérimental déconstructiviste très inspiré par les travaux de Walter Benjamin, ils ont en commun un solide bagage littéraire. En 2017, trois ans après le décès de Farocki, tous deux furent à l’affiche d’une rétrospective au Centre Pompidou. Ancré dans le contemporain d’une l’Allemagne réunifiée subissant la double emprise de son histoire et du capitalisme mondialisé, le cinéma de Petzold se distingue par la rigueur et la sobriété d’une mise en scène calée sur le tranchant du quotidien. Le thriller et le mélodrame féminin sont les genres de prédilection de cet amateur de Claude Chabrol et de Douglas Sirk, écart qui définit presque à lui seul le caractère désemparé, presque dérangeant, d’un romanesque qui ne cède en rien à sa propre émotion. La fécondité d’un tel contraste se démontre encore dans la diversité esthétique des sources qui ont inspiré Ondine, projet pour lequel le cinéaste-cinéphile cite trois références : un film de série B, L’Étrange créature du lac noir de Jack Arnold, La Nuit du chasseur de Charles Laughton et 20 000 Lieues sous les mers de Richard Fleischer. Le résultat, les immersions sous-marines et les rares plans urbains qui accueillent la relecture de la légende germanique, représente, tout naturellement et sans avoir recours aux images de synthèse, une poétique du décor très aboutie.

Je l’ai noyé dans mes larmes

Lorsque Petzold repense à Ondine, il entend la complainte d’une meurtrière. Puis il lit Ondine s’en va d’Ingeborg Bachmann, voix intense dont toute amertume semble s’être écoulée. Ondine dit je, et par cette adresse directe s’annonce un propos visionnaire. Petzold veut aller encore plus loin, il imagine alors que l’héroïne va se libérer de la malédiction qui l’accable. Le cinéaste raconte que l’idée de cette reprise, reprise au sens fort du terme, lui est venue pendant le tournage de Transit, à la faveur de ce qui fut la première rencontre entre Paula Beer et Frank Rogowski. Dans cette précédente fiction, les futurs interprètes d’Ondine s’aiment déjà, et déjà leur amour est impossible. Tout ce qui, dans cette impossibilité, existe malgré tout, et peut se vivre, le cinéaste veut l’interroger, persuadé que cette dimension inconnue creuse en retour un espace insondé dans le monde. Y a-t-il un amour au-delà de l’impossible, demande-t-il à ses personnages ? Y a-t-il un monde dans cet impossible ?

Le mythe revient à son point de basculement, c’est-à-dire à la rupture. Ondine vit à Berlin. Historienne de l’urbanisme, elle travaille comme guide au musée de la ville. La première séquence montre qu’un homme la quitte. Lui rappelant sa promesse de l’aimer toujours, elle dit aussi qu’elle va devoir le tuer. La croit-on seulement ? À peine quelques heures plus tard, elle-même a déjà oublié sa menace. Cherchant l’homme qui la fuyait, elle en a croisé un autre, et dans cette rencontre, le hasard est venu la surprendre, ou peut-être simplement mettre à l’épreuve son aptitude à mener une vie heureuse.

Amphibies

Premier pas de côté par rapport au mythe, Petzold dédouble Ondine en la personne de ce nouvel amant. Christoph est scaphandrier, autrement dit un être amphibie. Des profondeurs de l’eau il connaît la science aussi bien que les enchantements. Doté des mêmes traits de caractère qu’Ondine, et de la même sensibilité extrême, sans le savoir il présente les dehors d’un équivalent humain de la sirène. D’un esprit semblable, selon les mots d’Ingeborg Bachmann, l’amour est partagé, fusionnel, on ne sait comment, par contagion, par prédestination, qu’importe, pendant quelques jours, quelques mois, Ondine et Christoph vivent dans l’absolu de la passion. Ainsi peuvent-ils ignorer les signes inquiétants que leur enverrait un destin jaloux de les voir trahir leurs mondes respectifs, l’eau pour Ondine, la terre pour Christoph, l’état de grâce dans lequel ils se trouvent l’un avec l’autre étant la négation même d’un souci quant à l’avenir.

Sous l’eau, il y a une vie mystérieuse et cachée, les vieilles histoires ; au-dessus il y a la modernité, l’acier, et tout cela dans le même espace.

— Christian Petzold

La dimension fantastique d’un récit n’est jamais aussi pénétrante que lorsqu’elle se met elle-même en doute. Dans l’imaginaire d’Ondine réécrit par Petzold, rien ne déroge à un ancrage réaliste de l’action. Narré du point de vue d’une subjectivité, celle d’Ondine, le récit avance sur un fil tendu entre deux mondes qu’on opposerait à tort. Il n’y a pas le merveilleux d’un côté, et le réel de l’autre. La rencontre, l’amour fou et tout ce qui s’ensuit sont des événements à double face qui réconcilient ces deux vues de l’esprit : une face ordinaire, fortuite, rejouable à l’infini ; et l’autre face, nécessaire, énigmatique, c’est le versant exalté de l’amour qui suppose un acte de foi, une adhésion. Ce double point de vue rapporté à une même réalité, la bonne mesure – c’est-à-dire la plus intense – est de parvenir à le « tenir » sans le précipiter dans l’abime de l’imaginaire, ou dans cet autre abime qu’est pour la pensée le réel.

Une ville de marais asséchés

Suivant cette oscillation, la géographie du film se concentre sur un petit nombre d’endroits significatifs. À Berlin même, il y a le Stadtmuseum, Ondine y donne ses conférences sur base des maquettes qui y sont exposées, il y a aussi le café attenant au musée et enfin, l’appartement de la jeune femme, un deux-pièces dans une tour moderne. Dans la région de Wuppertal, le récit nous conduit aux rives puis dans les profondeurs d’un lac de barrage, et une chambre d’hôtel. De la métropole au lac, à l’image de ce qui relie Christoph à Ondine, la distance n’est pas une antinomie. La jonction entre les deux zones est effectuée par un train que les amants empruntent à tour de rôle, se surprenant parfois d’une visite imprévue.

Berlin est une ville construite sur des marais, elle a pour ainsi dire asséché un monde pour devenir une grande ville. Et elle n’a pas de mythes propres, c’est une ville moderne, elle est le résultat d’une conception. En tant qu’ancienne ville de marchands, elle a toujours importé ses mythes. Et dans mon imagination, tous ces mythes, toutes ces histoires que les marchands voyageurs ont apportées ici se sont retrouvés, avec l’assèchement des marais, comme échoués sur un estran, et se sont lentement desséchés. En même temps, Berlin est une ville qui efface de plus en plus son histoire. Le Mur, qui donnait une identité à Berlin, a été démoli en un rien de temps. Ici, nous avons un rapport au passé et à l’histoire extrêmement brutal.

— Christian Petzold

L’eau qui recèle les mystères du passé d’Ondine matérialise un refoulé où l’Histoire rejoint le mythe. Berlin revêt le statut d’une création hors-sol devenant l’emblème d’une modernité coupée du sensible. Par contraste, le couple formé par Ondine et Christoph réconcilie l’absolu du présent et intemporalité de l’amour. Leur inattention à l’égard de tout ce qui n’est pas eux, les dégâts matériels qu’occasionne une telle ivresse, c’est-à-dire, au final, cette liberté qu’ils prennent ensemble sur les impératifs de leurs existences respectives, tout cela constitue depuis l’aube de l‘humanité la matière première des tragédies et porte le nom d’hubris, l’excès qui voit l’homme outrepasser sa chance et défier les dieux. Il n’y a pas donc pas tant de failles potentielles dans leur entente qu’un écart entre l’exubérance dont cette entente témoigne et l’empire d’une rationalité sans débordement.

Dans la persistance d’un tel désaccord, on ne peut pas dire que Petzold parvienne entièrement à nous laisser entrevoir ce monde où l’intensité de l’imaginaire trouve à se déployer dans un temps humain. La ligne d’horizon trahit une béance tandis qu’Ondine retourne à son eau originelle. Mais par la survivance de son regard vainqueur de ses profondeurs muettes, tout n’est cependant pas perdu. Ce regard désormais rivé à la surface des flots atteste l’entêtement d’une Histoire, d’une mythologie ou, plus simplement, d’un passé, avec lequel le dialogue attend d’être repris.

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L’autoportrait bleu

Noémi Lefebvre, « L’autoportrait bleu », Verticales, 2009

Arnold Schönberg, Autoportrait en bleu (1910)

Cette femme prétend qu’elle parle trop, c’est plus fort qu’elle, un flot de paroles qui l’emporte au-delà de ce qu’elle peut assumer, elle dit qu’elle parle trop, mais elle en est déjà à la vague suivante, les flots se succèdent, un excès prend le relai d’un autre, qui le recouvre d’un excès supplémentaire, qui déporte l’abondance là où elle peut se déployer, là où elle peut s’exercer librement, y compris contre elle-même. Les mots affluent, se pressent, se hâtent vers leur propre fin et circulent comme pour affirmer leur allégeance à la vie plutôt qu’à l’écriture, au voyage plutôt qu’à l’ancrage, certaines phrases cependant réussissent à se distinguer, à s’imposer du fait de leur densité nerveuse, du poids du jugement qu’elles portent, du ressassement qu’elles entraînent. Une façon de se dédire, de reprendre ce qui a été dit pour en relever les insuffisances – et les excès. D’emblée (quoique trop tard) cette femme se donne un programme, elle se donne  une heure trente pour changer de langage – la durée du vol  Berlin-Paris. Le temps ainsi limité confère à l’entreprise une objectivité imaginaire, lui concède une nécessité que la réalité, en substance, présente rarement. Il faut compter le séjour dans la ville dont on s’éloigne, Berlin, le pianiste que l’on a rencontré dans un café, la sœur qui nous ressemble, nous éclaircit, nous réplique en mieux, la musique de Schönberg et son autoportrait bleu, et tant d’autres événements lointains, soi-disant passés qui affectent le présent. Mais il ne suffit pas de réduire le vécu au langage, encore s’agit-il de convoquer ce que l’on a manqué. Car ici comme souvent, lorsqu’il est question d’excès, il faut comprendre insuffisance. Il y a eu – il y a encore trop de mots, et trop peu de réalité. Tout ce qu’elle a dit au pianiste , à cause de quoi il ne s’est rien passé, a agi contre elle. Le baiser pris et cependant mal reçu, a scellé l’impossibilité du baiser. La main, la taille – serrées – pourtant ténues, n’ont pas suffi à endiguer la gênante sauvagerie, l’insupportable  débordement du face à face. De son côté, sans doute, le pianiste n’a pas été plus heureux, mais étant pianiste, interprète et compositeur –  comme Schönberg et son autoportrait bleu – il peut inverser la négativité en musique, créer à partir de ce qu’il n’a pas réussi à vivre, éprouver musicalement l’intensité qui lui fait défaut dans la vie. Entre Berlin et Paris cette femme admet qu’elle n’a pas ce pouvoir, elle est simplement dépourvue de ce qu’elle n’a pas, simplement insuffisante et incapable de se taire comme affligée d’une double négativité qui la condamne à saboter une rencontre avec un pianiste de talent. Pourtant le texte s’écrit, et c’est son texte à elle, et il contient non seulement la réalité insuffisante et son complément de désirs, de cris, mais surtout il s’élance, il s’évade, il se détache et peut tout embrasser sans distinction, le vécu et le raté, soi-même et les autres, le pianiste, la sœur, la musique et sa théorie, Adorno, Thomas Mann, les vaches qui beuglent, la nature sauvage et les promenades, la philosophie jamais comprise. Et il me prend moi aussi, là, par endroits, coulant du texte qui ne coagule pas, ni dans le récit ni dans l’identité, l’émotion ou le référentiel, pas plus que dans l’absence de ces deux là, se déployant juste à côté, dans la marge, annotation teintée d’amertume et d’ironie, jamais complaisante, annotation continue de ce qui se vit, se dit, se réécrit pour creuser l’insuffisance, déborder l’excès.

***

Un extrait : Le pianiste transforme la peinture de Schönberg, l’autoportrait bleu, en pièce musicale.

« Ce temps perdu n’est pas un temps mort, rester encore ici n’est pas attendre mais imaginer, ne pas considérer ce temps vide comme un temps à remplir, le temps musical comme le cadre du peintre, le cadre musical n’est pas à remplir, déplacer le cadre, en sortir le tableau, la peinture à la fois dans le temps et hors du cadre, le pianiste avait accroché le tableau de Schönberg dans les arbres noirs et brisé les contours de la négativité, composé ensuite une phrase inouïe dans la forêt brandebourgeoise, une contre-phrase entièrement nouvelle tandis que son accompagnement du jour observait un silence révérencieux et passablement stupide comme souvent la révérence mais au fond peut-être un silence bénéfique, productif et positif, le silence et la révérence de l’accompagnement un climat indispensable à la transformation d’une intention musicale en acte compositionnel, la contre-phrase une monodie peut-être ou un récitatif mais sans expression, la phrase qui ne dit rien, une couleur froide, la couleur froide en un récitatif, le visage bleu, le bleu du tableau mais de loin en loin et comme suspendu, le tableau dans les branches, les corbeaux en croassement discontinu et sans effet sur la ligne monodique, le facultatif des corbeaux en noires pointées, trois sons parmi les douze, appel d’oiseaux chargés de tourner autour des cimetières et des arbres dénudés, à chaque arbre nu un lit définitif et l’individu, lui bleu, qui connaît sa fin et ne s’en distrait pas, ma relation à Schönberg est en train de se modifier constatait le pianiste. » (pp. 58-59)

Lien 1 : Noémi Lefebvre –  biographie sur le site des éditions Verticales.

Lien 2 : interview de l’auteur sur le site fluctuat.net

Lien 3 : Noémi Lefebvre chez Alain Veinstein (Du jour au lendemain, France Culture)

Ville intrinsèque de l’être

A propos de « L’Innocent », Ian McEwan (1990)

Berlin, 1955

Suivant les lignes accidentées du Berlin d’après-guerre, L’Innocent s’organise sur de multiples niveaux décalquant la géographie d’une ville en ruines, doublement occupée. Cette structure détermine une histoire plus déviante que celle d’un roman d’espionnage, laquelle se révèle ici parfaitement déceptive, rappelant un peu Les Espions. Mais à l’inverse du film de Saada, la fausse route n’est pas une fin en soi, c’est davantage une redirection de l’intrigue. Si la caractérisation des personnages semble tout d’abord convenue (jeune premier, femme fatale, membres des services secrets, Américains, Anglais, Allemands – tous potentiellement traîtres et rivaux), elle est  purement fonctionnelle et surtout, inopérante. Chacun sait ce qu’il devrait être mais demeure en deçà de son rôle. Le chaos ambiant contamine l’individu et exacerbe les solipsismes. Il se pense dans une solitude qui valide tous ses délires. Dans une société malade le vainqueur se confond au vaincu, l’intime au public, le privé au politique. Citant Kafka en exergue, et, plus précisément, un passage du Terrier,

« Le travail que nécessitait la plate-forme s’aggravait inutilement (…) de ce qu’à l’endroit où le plan voulait que je bâtisse, la terre était toute friable, toute sablonneuse, il fallait (littéralement) la damer pour pouvoir obtenir cette grande place bien voûtée et bien ronde. Or, je n’ai que mon front pour faire ce métier. C’est donc avec mon front que mille et mille fois, la nuit, le jour, je me suis jeté contre la terre, heureux quand ma tête saignait, car c’était une preuve que la paroi commençait à devenir solide ; on m’accordera (peut-être) qu’à ce prix j’ai bien gagné ma place forte. » (Kafka, Le Terrier)

Ian McEwan se réapproprie en un juste lieu l’héritage de la littérature du souterrain. Le qualificatif innocent adressé au personnage principal, Léonard, fait écho aux trois K. (Karl, Joseph K. et K.) de Kafka, dont le drame essentiel est, semble-t-il, d’avoir été accusé à tort. Analogie presque trop transparente, le point de départ de L’Innocent est le tunnel dans lequel Léonard effectue un travail secret. Nul autre endroit ne le comble davantage que ces galeries qu’il arpente à longueur de journée, sinon, durant les rudes mois de l’hiver berlinois, l’exaltation primordiale de l’initiation sexuelle, le confinement fétide de la chambre, la chaude obscurité du lit. Par un subtil transfert, dans un quotidien foncièrement paisible, l’imagination travaille contre elle-même. Sans menace extérieure, le bonheur et la volupté distillent leur propre poison. En pervertissant les mécanismes du roman d’espionnage, Ian McEwan montre qu’en dépit des apparences, l’individu conditionne lui-même sa perte. Léonard n’est pas la victime d’un système ou d’un conflit, il en est le fruit dégénéré. Tout comme Joseph K., qui ne cesse d’activer son procès jusqu’à l’extrême limite de l’auto-condamnation. Malgré ces similitudes, L’Innocent n’est pas un calque des romans de Kafka. Moins abstrait, il présente une narration assez classique qui alterne descriptions, dialogues et analyses. Un suspense inattendu s’invite dans le dernier tiers du livre, et c’est avec une certaine jubilation que j’ai pu vérifier qu’un bon écrivain ne doit nullement avoir recours au fractionnement des chapitres et à la démultiplication des personnages pour tenir son lecteur en haleine. Cependant, les tensions surgissant de ce resserrement d’intrigue ne déchargent pas le roman du poids de son contenu, et ne le font pas dévier de ses non-sens. Matrice urbaine de la Guerre Froide, Berlin est un organisme malade dont la fièvre est un désir de pénétration et d’ensevelissement.

Précédemment, sur Ian McEwan

Reviens-moi (Atonement)

Défaire et nouer (Sur la plage de Chesil)