De la Maison des Morts

À partir de l’infime, d’une terre presque inexistante, une société se reconstitue; les lambeaux d’humanité sont des braises qui, ensemble, s’enflamment encore et brûlent de revivre. De la Maison des Morts surgissent des portraits extrêmes, d’une âpreté musicale sans concession, creuset en négatif d’une intense vision mentale, politique et spirituelle de l’humanité.


UNE CRÉATION PLURIELLE

La trame complexe de la Maison des morts est tissée de plusieurs voix – celles des bagnards – doublées en amont par celles de ses auteurs successifs. Pareille collaboration est, bien sûr, le principe de toute œuvre scénique ou cinématographique, construction collective, parfois simultanée, plus souvent évolutive, qui laisse la part belle aux rencontres et aux imprévus. En ce sens, l’historique de cet enregistrement ne s’en démarque pas, n’étaient-ce les personnalités exceptionnelles qui s’y expriment. Aborder l’œuvre par les étapes de sa conception permet non seulement de la situer dans son contexte – historique autant qu’individuel -, mais surtout de dessiner la mosaïque de lectures qui la singularise.

Tout commence en 1847, par une erreur de jeunesse. Dostoïevski n’est alors qu’un écrivain débutant, timide, mal assuré. Il veut écrire, c’est sa vocation; lui manquent encore le quoi et le comment. Écrivain et révolutionnaire: sa génération ne sépare pas les deux. Du réalisme, du concret – ou risquer de déplaire aux critiques influents. Cela semble convenir au caractère du jeune homme qui, en dépit de ses origines aristocratiques, se sent confusément attiré par le peuple en souffrance. Il se met à fréquenter le cercle de l’utopiste-socialiste Petrachevski, toujours en retrait, mais suffisamment engagé pour justifier une arrestation, deux ans plus tard. 1849: le bagne. Étrange expérience, métamorphose profonde dont résultent (pour résumer) deux choses: un revirement philosophique total et un livre-testament. Au terme de ces six ans, Dostoïevski renie toutes ses aspirations révolutionnaires et se consacre désormais à l’étude approfondie de la nature humaine. Ce questionnement est à l’origine des grands romans: Les Frères Karamazov, Les Démons, Crime et Châtiment… De ses années de captivité demeurent quelques traces écrites, témoignages de la vie carcérale autant que des changements intérieurs.

Ce livre, Souvenirs de la Maison des Morts, occupe une place particulière dans l’œuvre de l’écrivain russe, car il est généralement lu par ceux qui n’apprécient pas ses romans. Tel n’est pourtant pas le cas de Janacek, amateur passionné de littérature russe. À soixante-treize ans, le compositeur tchèque expérimente depuis peu, sous l’influence d’Alban Berg dont il admire l’opéra Wozzeck, une écriture plus directe, rugueuse, qui épouse les inflexions de la langue tchèque. Dostoïevski fait écho à l’empathie qu’il éprouve pour les proscrits, les maudits, les désespérés. Le texte de La Maison des Morts abonde en portraits réalistes: prisonnier politique parmi les prisonniers de droit commun, Dostoïevski est d’abord choqué par l’évidence d’une cruauté naturelle, différente de la folie, a priori revers exact de l’idée qu’il se fait de l’humanité. Constat plus que jugement: que connaît-il de lui-même? Chez Dostoïevski, nulle compassion, mais le désagréable sentiment d’être semblable, peut-être, à ces hommes déchus, ni pire ni meilleur. Janacek s’y reconnaît aussi, annotant le texte jusqu’à sa mort, bouleversé dans son sang.

Parmi ce foisonnement de personnages, il en choisit quelques-uns et resserre l’intrigue sur leurs souvenirs personnels. Comme chez Dostoïevski, les monologues sont moteurs narratifs. Il y a donc un plan d’ensemble relativement statique, celui d’une prison où le temps stagne, toile de fond neutre sur laquelle se développent des micro-récits, fiévreux, excessifs, exsudant l’alcool et le sang. Le travail rapide et volontairement grossier, «à vif», de Janacek dans la matière littéraire donne à l’architecture de son opéra quelque chose de chaotique, une désagréable impression d’éclatement entre des éléments trop disparates. Sans doute est-ce là, en partie, la raison de son insuccès en 1930. La mise en scène de Patrice Chéreau reprend l’œuvre par ses défauts de construction. Il réussit à inverser le déséquilibre, à l’utiliser comme ressort dramatique. Il reconstruit la narration, dispose les personnages d’emblée selon leur rôle, anticipe, souligne, fait rimer les actes entre eux, tout en restant fidèle à la musique de Janacek, construite selon ces mêmes principes. L’expérience de Chéreau dans les domaines du théâtre et de l’opéra se révèle précieuse: son travail de quatre ans à Bayreuth (1976-1980) sur la Tétralogie de Wagner, suivi de commandes moins médiatiques mais également remarquables, lui donne une connaissance intime des exigences de la scène. La Maison des Morts épouse ses préoccupations, ses obsessions d’artiste. Toujours engagé, radicalement de gauche, il a débuté sa carrière par un théâtre très politisé. Aussi ce tableau d’un groupe de réprouvés suppose deux types de rapports, deux niveaux de lecture, qui le concernent intimement. Un degré sociétal – l’évidente dialectique entre foule et individu, sachant que la prison efface et réécrit les hiérarchies; un degré sexuel – promiscuité et frustrations d’une collectivité exclusivement masculine, attirances, pulsions, travestissement… Thématique que Chéreau développe également dans son cinéma.

Dernière pièce majeure de cette construction, la direction musicale de Pierre Boulez qui emporte la partition de Janacek aux limites de l’expressivité. Il y introduit, avec Chéreau, ce liant nécessaire à l’œuvre brute et parvient à en faire ressortir les remarquables qualités d’écriture. Dès les premières notes, très slaves, flamboyantes, la Maison des Morts ne désigne que la vie, d’autant plus puissante qu’elle n’élude pour s’affirmer, ni sa dureté ni ses laideurs.

IVRESSE ET DÉLIRE

Des corps massifs, lourds, qui se tordent, qui se heurtent: La Maison des Morts chorégraphie la chair autant que la voix. Dans l’urgence de la création, Janacek ne prend pas toujours la peine de traduire les mots russes en tchèque, se contentant de les retranscrire dans son alphabet. Ce détail renvoie à l’atmosphère générale de l’œuvre, sauvage et crue. L’énergie se diffuse par vagues successives, tantôt nauséeuse, tantôt lumineuse. Même visualisée sur un écran, la scénographie garde une force inouïe. L’opéra, art de la scène par excellence, carrefour de disciplines, déverrouille tous ses composants. Le texte, en premier lieu, est libéré par le chant; le chant s’évade dans la musique; la musique dans le jeu de scène; le jeu dans la chorégraphie; l’énumération prise à rebours étant aussi vraie. Pour autant, certaines composantes du spectacle font littéralement office de garde-fou. Ici, en l’occurrence, les décors. Imaginé par Richard Peduzzi, il se compose de parois mouvantes, gigantesques murs resserrés autour des forçats. Gris, austères, à la limite de l’abstraction. Malgré leur mobilité relative, ils s’opposent lourdement à la frénésie ambiante, à moins qu’ils n’en soient directement la cause. Facteur de stabilité ou incitation à la folie? Il ne s’agit pas d’oublier qui sont ces prisonniers, ni d’éluder la gravité de leurs actes, mais au contraire de recréer une nef des fous, un huis clos, reflet délirant de la société. À partir du deuxième acte, la ligne narrative à peine esquissée semble déjà dévier de sa trajectoire. Les prisonniers montent en effet une pièce de théâtre. À leur tour, ils deviennent acteurs, c’est-à-dire qu’ils se réapproprient, par le biais de la fiction, la vie qu’on leur dénie. Le simulacre a tôt fait de rejoindre la triste réalité: la représentation théâtrale ne reflète que les tensions entre prisonniers, leurs brutales rancœurs, leurs frustrations – c’est l’échec du jeu: la fiction doit capituler devant une nature humaine trop puissante, incapable de s’oublier, de se mettre entre parenthèses. Cette mise en abîme, quelque pessimiste que soit sa conclusion, n’en nourrit pas moins, de façon détournée, le tableau d’ensemble de cette société certes exacerbée, et cependant miroir de toute société. La neutralité du décor efface toute détermination temporelle ou géographique. La Sibérie s’ouvre sur le monde, la prison parle de la cité. Hors du monde, mais en plein dans la matrice humaine.

En définitive, on se retrouve face à un spectacle déroutant. Réaliste mais abstrait, sombre et cependant fulgurant de vie, foisonnant d’anecdotes mais figé dans le temps. Sur une musique légère, les voix déraillent, souvent ce sont des cris, un langage inarticulé, très peu chanté finalement, notes gutturales, ricanements, pleurs… « Ses sensations sont peut-être celles d’un homme qui se penche du haut d’une tour sur l’abîme béant à ses pieds, et qui serait heureux de s’y jeter la tête la première, pour en finir plus vite. » (Dostoïevski, extrait du texte original des Souvenirs de la Maison des Morts). Les contradictions se résorbent, en une seule: l’expérience de l’abîme, l’imbrication de la mort subjective dans une vie fantasmée, avec ce désir confus d’en finir. Ainsi s’achève l’œuvre: sur une libération, une résurrection.

LEOŠ JANACEK, De la Maison des Morts, Patrice CHEREAU / Pierre BOULEZ

DÉTOURS ET RETOURS

Le Goulag

L’œuvre enregistrée de DOSTOÏEVSKI

Films de PATRICE CHEREAU

Œuvre de PIERRE BOULEZ

Œuvre de JANACEK

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Le marteau sans maître

C’est un algèbre fascinant où la maîtrise formelle s’amalgame aux contingences. Le marteau sans maître matérialise l’abstraction, lui donne du corps, du rythme. Mis en musique, les poèmes de René Char livrent immédiatement leur beauté étrange : nul besoin d’en expliciter la structure, on en perçoit d’emblée les sonorités chatoyantes, aussi dynamiques et vivaces que le texte original : J’écoute marcher dans mes jambes / La mer morte vagues par dessus tête / Homme l’illusion imitée /Des yeux purs dans les bois / Cherchent en pleurant la tête habitable. Une imagination proliférante, elle-même créatrice d’images. Boulez travaille son idée du texte, en démonte et remonte le mécanisme, sans le commenter ni le paraphraser, il transpose, métamorphose. Oubliées les alliances spontanées, les évidences ; la raison est capable de mieux. A ce jeu, les instruments renforcent l’insolite: le xylophone interprète le balafon africain, le vibraphone se déguise en gamelan balinais et la guitare fait écho au koto japonais : extensions spatiales sans références culturelles.

Avec son Marteau sans maître (1934), René Char s’éloigne du surréalisme et, vingt ans plus tard, Pierre Boulez assouplit le sérialisme. Peut-être ne s’agit-il que d’un hasard, mais ce titre, à moitié communiste (rappelant Maïakovski), complètement concret, et surtout ouvert à toutes les interprétations – est une porte grand ouverte qui appelle l’air en rafales.