Ce que dit la révolution (Do you remember revolution ? de Loredana Bianconi

Quelques années avant La Vie autrement, Loredana Bianconi réalise Do you remember revolution, documentaire qui, par un même dispositif fondé sur les personnes davantage que sur les faits, se replonge dans l’activisme révolutionnaire italien dans les années 1970-1980. Nous faisons donc face à quatre femmes filmées en plans fixes. Ce cadre, d’une rigueur qui soigne l’attention, est réponse formelle au caractère équivoque du sujet. Ainsi mises en lumière, ces forces évocatrices que sont la voix, le visage et les mains donnent chair aux réalités troubles, impérieuses, insinuées entre les événements et le vécu, entre le passé et la rétrospection. Le sujet fait corps avec la forme, et la sincérité de la réalisatrice est de se refuser à toute dramatisation, de ne pas vider l’attention dans des figures de style, de ne pas non plus, à l’aide de ces mêmes figures, unifier le discours ou lui surimposer une théorie. Le fait révolutionnaire ne peut guère se révéler que fracturé, hors cadre, hors-champ, se présenter  – et c’est l’essentiel – comme expression critique d’un rapport à soi, à l’autre, à la société.

Bien sûr de ce rapport nous n’aurons jamais qu’une vision limitée, partielle. Si toutes les voix de la révolution se mettaient à parler ensemble, ce serait comme de les faire taire ensemble, ce serait comme leur imposer ce profond silence que l’histoire se charge de combler. Œuvre mineure, Do you remember revolution relaye une parole mineure, nécessairement inaudible. Le détail de l’histoire, qui est aussi celui de l’individu pris dans une action collective.

Hors-champ ne signifie pas hors contexte, loin s’en faut, mais les événements sont et doivent rester les allusions du documentaire qui, moins par modestie qu’en souci de justesse, ne vise qu’à transmettre son précieux témoignage pour ce qu’il est : ni variante ni vérité, mais trace de ce qui n’a pas encore parlé, infra du témoignage, ce qui reste quand tout a été déposé, armes, actes, peines. Il ne s’agit ni d’oublier ni d’occulter la chair de l’histoire, il s’agit au contraire, pour mieux l’appréhender, de l’écouter de l’intérieur.

Du reste ce pan italien de la période dite des « années de plomb » a déjà fait l’objet de nombreux films, c’est même, on ne sait pourquoi, thème assez populaire dans l’Italie de Berlusconi. On se contentera ici de mentionner Buongiorno Notte de Marco Bellocchio, qui, dans un huis clos suffocant, relate l’enlèvement, la séquestration et l’assassinat d’Aldo Moro. Ce film se signale à nos yeux, non seulement parce que nous l’avons beaucoup aimé, mais surtout parce qu’il pourrait bien présenter le versant fictionnel du documentaire de Loredana Bianconi. L’un et l’autre laissent en effet s’exprimer sur la lutte armée des points de vue analogues, bien qu’au fond assez difficiles à définir. Est-ce en dire assez que de qualifier ce point de vue de féminin ? Est-ce en dire trop ? Pour Marco Bellocchio la réponse à cette question se nuance sans doute d’un film à l’autre : Vincere fait écho à Buongiorno Notte qui est aussi réponse à La Nourrice…  Par là le féminin se nuance du fait qu’il porte, ne serait-ce qu’en amont mais avec une insistance qu’on ne peut ignorer, la voix du réalisateur. Bien que d’une tout autre nature, les affinités sont aussi à l’œuvre dans le travail de Loredana Bianconi. Mais, de même que sa caméra se positionne devant certaines femmes, non pas pour capter ce qu’elles représentent d’une époque et d’une situation données, mais bien pour ce qui, en elles, déborde tout déterminisme socio-historique, de même, dans ses documentaires, le féminin s’entend indépendamment de ce qu’il présuppose. Sans doute faut-il alors s’en tenir au regard que les intervenantes posent sur elles-mêmes, regard dans lequel s’affrontent encore un féminisme typiquement révolutionnaire et la déception de celui-ci à l’échelle des réalités de la lutte. Cet horizon féministe s’infléchit toutefois vers des perspectives plus graves par rapport auxquelles le féminin court sans cesse le risque de caractériser certaines valeurs propres à ce regard. Qu’il s’agisse d’un choix de mise en scène de la part de Marco Bellocchio, ou d’une captation a priori plus neutre de la part de Loredana Bianconi (mais qui relève tout autant d’un choix), chez l’un comme chez l’autre le féminin se traduit par une  imprégnation de l’image, du discours, et agit comme un révélateur. C’est un filtre, une teinte plus riche de subjectivité au travers de laquelle la révolution paraît à la fois plus humaine et plus cruelle, ontologiquement problématique. Si Buongiorno Notte montre l’écart presque insurmontable entre la nécessité révolutionnaire et ce qu’elle engage au niveau humain, Do you remember revolution ne dit pas autre chose : rentrer dans la clandestinité, dans la peur, apprendre – souvent contre son gré – à manier les armes, en être réduit à donner la mort, c’est se couper de la vie, du monde, de ses proches, de soi. Et en même temps, cette mise à l’écart volontaire n’a en vue que l’amélioration de tout ce dont elle se coupe.

La question du féminin conduit donc à celle de la violence, bien plus centrale au fait révolutionnaire. Méditée, analysée, discutée, celle-ci ne peut que s’approfondir sans se résoudre. Image fracturée, empreinte de conviction encore, de culpabilité, image composite, Do you remember revolution permet à la lutte armée de se regarder en personne – femme, mémoire et conscience.

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Loredana BIANCONI, « Do you remember revolution ? », Belgique, Italie, 1997 (durée : 1h56)

Buongiorno Notte, Marco Bellocchio, 2004

Colloque autour des films de Loredana Bianconi à l’An Vert du 18/11 au 20/11

… et précédemment : La Vie autrement de Loredana Bianconi

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Il Divo : encore un diable en costume!

Il Divo : ce film, d’avance je savais que je ne le comprendrais pas. Des événements évoqués, des innombrables noms cités – l’Italie des années 80 – je n’ai pas saisi grand-chose. Et pourtant, il me semble, c’était prévu que des gens comme moi ne connaissent pas les actualités de cette époque, qu’ils se représentent la politique italienne comme un rêve tourmenté de corruption, d’instabilité extrême, qu’ils s’imaginent un imbroglio infernal, une effarante succession d’attentats et de crimes non résolus, préparant la place du bouffon actuel : Berlusconi. Ce tableau grossier, un peu caricatural sans doute, n’entrave pas l’intelligence du film. C’est à peine une question de degré, de détails  – à saisir ou non. Aussi, Il Divo pourrait  être un film muet, dont on aurait supprimé bannières et étiquettes, son expressivité picturale et sonore suffirait encore à en manifester le sens et la force.

Mon obsession depuis le début était de faire un film dynamique, presque un opéra rock, sur un sujet aussi éloigné que possible du rock et de son dynamisme. (Paolo Sorrentino, Positif n°575). Le montage sonore impressionne dès les premières minutes : opéra, rock, techno, musique sirupeuse se juxtaposent, vertigineusement, en phase avec une image stylisée. Les voix, soumises elles aussi au remixage, renvoient à cette idée que la parole participe, au même titre que le son, à une création totale. Si le cinéma se fonde souvent sur une hiérarchie de constituants, selon laquelle, par exemple, la narration et les dialogues dominent le montage ou la photographie, Il Divo se conçoit comme une symphonie. Au cœur d’une orchestration sophistiquée, nul instrument ne surpasse l’autre. Voilà un style d’une fulgurance telle que, en dépit d’un scénario vicieusement complexe, le sens éclate dans le moindre détail. Paolo Sorrentino, que l’on affilie naturellement au cinéma italien engagé des années 70, préfère citer Kubrick et Scorsese, dont il partage le goût pour la virtuosité. On songe un moment à un Barry Lyndon sublimé, qui abuserait de la musique et des clairs-obscurs, à l’exclusion de tout autre procédé. Quant au personnage principal, le divin, Andreotti, il figure à merveille la créature bizarre, hybride d’un être réel et de sa réinvention scénique. Petit homme trapu, serré dans un costume impeccable, démarche raide et néanmoins efféminée (c’est possible, il faut voir!), tête enfoncée entre les épaules étroites, visage inexpressif, impassible,  les rides comme plis malheureux sur la peau d’un chien triste, la paire d’oreilles aussi comiques que répugnantes, dont les lobes supérieurs s’affaissent mollement sur le pavillon (impressionnant travail de maquillage et pose de prothèses, j’imagine, sur l’acteur Toni Servillo). Dans le registre de l’introversion et de l’étrangeté glaçante, l’incarnation du mal est suffisamment crédible –  voix posée, langage mesuré, discours axiomatique – pour qu’ Andreotti devienne sous nos yeux un monstre théâtral, shakespearien. Dans ce mélange d’outrance et de sobriété,  on décèle les traces d’une métaphysique très italienne, à mi-chemin entre Dante et la commedia dell’arte.

Je serais presque tentée de prétendre que la matière historique importe peu, si cette réflexion n’était pas motivée par ma propre ignorance, d’autant que  le succès de ce film en Italie n’est  certainement pas étranger à sa portée politique. En réalité, Paolo Sorrentino, qui a écrit le film seul, a fait de nombreuses recherches et rencontré beaucoup de monde, y compris Andreotti lui-même. Certes, le résultat tient de la spéculation, puisque le personnage, qui possède d’abondants dossiers personnels contre ses ennemis (pour autant qu’ils soient encore vivants), a échappé à toutes les condamnations. En définitive, si Il Divo ressemble davantage à une œuvre d’art qu’à un film historique, c’est que le réalisateur prend toujours le parti de la beauté. Ni démontratif ni didactique, le film réactualise une forme d’expressionnisme qui n’hésite pas à traiter le cinéma comme un langage qui se suffit à lui-même.

Il Divo, de Paolo Sorrentino (prix du jury à Cannes, 2008) – à voir au cinéma.

Lien 1 : Les Conséquences de l’amour de Paolo Sorrentino (2004)

Lien 2 : Barry Lyndon, de Stanley Kubrick (1975)  – NB: je n’aime pas du tout ce film…

Lien 3 : Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, Elio Petri (1970) – en vidéo uniquement.

Lien 4 : Lucky Luciano, Francesco Rosi (1973) – en vidéo uniquement.