L’homme qui, entre Lindon et Beckett, allume une cigarette

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Peut-être certains se souviennent-ils de Robert Pinget comme l’un de ces élégants qui, l’air désinvolte ou l’air de rien, figurent sur une fameuse photo des Éditions de Minuit associée au Nouveau Roman. Nous sommes en 1959, l’écrivain a quarante ans. Tête baissée, c’est l’homme qui entre Lindon et Beckett allume une cigarette. Habileté du photographe : le visage se dérobe, échappe à la capture.

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La pratique du portrait implique tout un jeu de poses et de stratagèmes. Les réfractaires, parant à l’éventualité d’un sordide déballage, privilégient  la non-biographie, forme qui enrichit considérablement l’art du portrait sans aucunement le nier. La tâche n’excède pas les compétences ordinaires d’un écrivain : se reprendre, se dédire, multiplier les faux-semblants plutôt que se taire et se cacher, semer du désordre, esquisser quelques lignes narratives supplémentaires.

Aux biographes tentés de revenir sur son passé, Robert Pinget a fourni autant de clés sans serrure que de portes sans clés. À son heure et dans le strict respect d’un système flattant ses intérêts de cinéaste curieuse et inventive, Ursula Meier n’a pas trouvé matière répondant mieux à ses intentions que celle que lui avait léguée l’homme de lettres. Au premier coup d’œil, rien d’extraordinaire, une liasse de papiers, un carnet d’adresses, une maison, du vent, une friche. Au second coup d’œil, un ensauvagement de traces propice au travail cinématographique. Autour de Pinget, notez le titre, c’est un programme.

Qu’est-ce qu’on y trouve ? Pour commencer, diverses personnalités, proches et moins proches de Pinget, sont appelées à témoigner. C’est une quinzaine d’hommes et de femmes, amis, confrères, biographes, artistes… Les anecdotes sont légion étayées de faits précis, couleur des yeux, allure générale, manies, dates, citations. Il existe une émission sur France Culture qui pratique une sorte de biographie polyphonique. Les auditeurs d’Une Vie une œuvre n’ignorent pas qu’on voit assez vite de qui on parle. (Orson Welles : « L’avantage de la radio sur le cinéma, c’est qu’à la radio l’écran est plus large. ») En valorisant les frottements, les interstices, les décollements, Ursula Meier empêche toute image de se cristalliser. Pinget, né en Suisse en 1919, est mort en France en 1997. Pour le reste, l’incertitude domine, les récits tâtonnent. Volontairement, consciemment, l’inconnaissance étant ici posée en principe.

« Solitude de l’innombrable Mortin » titre un journal de l’époque, assimilant l’auteur à l’un de ses personnages. Veillée funèbre dans un studio plongé dans le noir. Les témoins se succèdent. Comme du vivant de l’écrivain, ils ne se rencontrent pas. Ensemble mais à tour de rôle, ils définissent un espace mémoriel flou, atomisé. Solitaire, un peu misanthrope, ne rencontrant ses amis qu’un par un, en tête-à-tête, Pinget se présente comme un cadavre exquis. L’évocation résultant d’une sociabilité jalouse, divisionnaire, est, bien que sur la réserve, prolixe et, dans son souci de ne pas médire, résolument contradictoire, résolument frauduleuse : « il avait tissé une toile et c’était lui l’araignée, nous on était la toile, oui parce qu’il n’aimait pas être emmerdé, mais que les autres lui appartiennent. On était des pions dont il se servait ».

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Un autre espace, tout aussi sombre, éclot de la chair même de l’archive. Rapace, la caméra se vautre sur du vieux papier à lettres, rampe sur les feuillets dactylographiés, caresse brouillons manuscrits, photographies à demi-effacées. Dévore l’archive, la digère, et se substitue à elle. Une nouvelle image remonte à l’écran, à la fois synthétique et digressive, ne donnant qu’un vague aperçu de ce qui la constitue. Une intense musique électronique répercute sur la bande-son ce travail de réécriture.

Puis vient la couleur, ça se réchauffe. Le contraste, toujours brusque, indique une recherche de l’effet plus que du joli. Nous débarquons en Touraine, à la « chaumière ». Havre de « Monsieur Songe », campagne riante aux teintes sépia, aussi calme qu’inaccessible, Pinget ayant eu à cœur de se montrer peu aimable avec les journalistes. Ici encore, la caméra ne s’en tient pas à la pure présentation. On suit un chemin qui vire au gris puis reprend du jaune et du vert, les insectes attaquent la bande-son, le passé se liquéfie dans le présent de l’enquête.

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De telles manipulations d’images confondent leurs propriétés documentaires. Par de constantes distorsions, variations de vitesse, de filtres, d’intensité chromatique, Ursula Meier démontre que celles-ci ne recèlent pas plus de certitudes que les souvenirs transmis de vive voix.

De loin en loin l’ambiance élégiaque, un onirisme élaboré à partir d’objets ordinaires, outils, nourriture, feuillets d’écriture, carafes, fenêtres, portes ouvertes ainsi que l’enchâssement des cadres, l’avancée insinuante de la caméra et un certain usage de la musique de Bach apparaissent comme autant de procédés hérités du cinéma de Tarkovski.

Il est vrai que l’auteur de Solaris et du Miroir est un maître lorsqu’il s’agit de confier à la nostalgie les clés de la production des images. C’est un certain rapport à l’enfance, entre sensualisme et mysticisme, que décrit ce lexique malheureusement aujourd’hui fort convenu.  Les montagnes, le goût de l’altitude, le contact direct avec les éléments, la divine triade ciel-eau-terre signalent donc ici encore un paradis perdu, la Savoie pour Pinget. De cette région aimable comme de son adoration pour sa mère, jamais il ne fut quitte, tiraillé qu’il était entre la volupté de la régression et la hantise de l’enlisement – comprendre de l’identité.

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« Il me faisait toujours un peu peur, à cause des mots ». Secret, énigmatique, fascinant : l’écrivain dicte la forme du documentaire, son non-vouloir se laissant facilement parasiter.  Autour de Pinget, forcément le mystère  s’amplifie. En dernier lieu, les écrits sont appelés à témoigner. D’abord cette pièce, Autour de Mortin, que l’auteur a lui-même transposée au cinéma, laquelle pourrait fort bien avoir servi de modèle à Ursula Meier. Du film au documentaire, les thèmes et les ingrédients sont les mêmes, un mort, une enquête, des témoignages contradictoires. La morale s’énonce très simplement : tout ce qui se dit est vrai. Seulement ces vérités, mises ensemble, se fracassent les unes contre les autres, s’annulent. Une autre pièce, L’Inquisitoire, donne la parole à la schizophrénie. Un douloureux dialogue oppose un inquisiteur à un soi qui résiste : la même entité produit les questions et les réponses.

Après visionnement, homme et œuvre semblent plus inaccessibles que jamais, tombés dans un champ abstrait dont ils émergent en tant que principes fictionnels.  Tant pis si on ne lit pas Robert Pinget, le film ne donne pas spécialement envie de pallier cette lacune.La quête qui a motivé une telle mise au jour pourrait s’achever dans une mise au repos définitive. Heureusement il n’en est rien. D’avance promise à l’échec, l’échec ne clôture pas l’entreprise. Au contraire, l’échec est ce qui la fonde à se produire comme du cinéma à part entière.

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Ursula MEIER, Autour de Pinget, Belgique, 1999

 

 

 

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À l’à-pic exact (un dernier effet de lumière)

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« On ne sait pas dans quelle ville se passe la scène, mais dès qu’on voit ce recoin de fenêtre, la table en formica dans l’angle des rideaux aux plis épais qui sentent la cigarette et la bière, on sait que ce bar en Pennsylvanie est à l’à-pic exact du malheur, pas un malheur plein d’emphase, pas un malheur grandiose agrafé à l’Histoire, non, un malheur fade qui a l’odeur d’un tissu à carreaux pendu aux fenêtres d’un café de province. »

« Et sans doute, par un jour de vive lumière, un de ces jours immobiles et radieux, elle s’était tenue comme Clarissa Dalloway à quinze ans, « songeuse au milieu des légumes », espérant sous le ciel, observant les oiseaux dans l’air vif d’un glorieux matin de printemps, confondant ce court instant d’effusion avec la promesse du bonheur définitif. »

 

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« Le terrain le plus vague, le lieu le plus aigri, le plus délaissé, peut parvenir à tromper l’effroi dans un dernier trucage, et il suffit d’un caillou sachant retenir la grâce immatérielle d’un couchant pour que la tristesse, l’ignorance et la déception s’apaisent provisoirement dans un dernier effet de lumière. »

Supplément à la vie de Barbara Loden, Nathalie Léger

Captures : Wanda, Barbara Loden (1970)

 

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« Quelle mélancolique beauté était celle des femmes, lorsqu’elles étaient enceintes, debout, et que, dans leur grand corps, sur lequel leurs deux mains fines involontairement se posaient, il y avait deux fruits : un enfant et une mort. Le sourire intense, presque nourricier, sur leur visage rasséréné ne venait-il pas du sentiment qu’elles avaient parfois de sentir croître en elles à la fois l’un et l’autre ? » R. M. Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (traduction : Claude David)

« La nature est cette communauté où nous introduit le corps. » Novalis

La meilleure façon de mettre un enfant au monde ne serait-elle pas, tout compte fait, de laisser faire la nature ? Simple question que la surmédicalisation de la vie humaine (avec ses moments charnières, ses points d’intensité : sortie de l’enfance, entrée dans l’amour, vieillissement, maladie, mort – grossesse) détourne assurément de l’évidence. De tous temps des communautés se sont érigées contre les institutions et contre les services publics, sur le sentiment que ce qui relève de l’intime et de l’expérience individuelle requiert une forme spécifique – choisie – de mise en partage, par-dessus tout en situation de détresse, face à ces maux physiques et psychiques que ni la science ni le personnel soignant ne peuvent, non pas, évidemment, résoudre, mais ne serait-ce qu’entendre.

Ainsi, il existe au Japon, dans une forêt en bordure de ville, un centre d’accompagnement pour femmes enceintes visant à réduire au maximum la part d’intervention médicale dans la grossesse. Son fondateur, un gynécologue aujourd’hui octogénaire, défend un usage raisonné des techniques modernes : un suivi attentif et appareillé mais pas d’anesthésie et, pour ainsi dire, pas de geste chirurgical. Sa posologie relève de la bonne hygiène, stricte et sommaire : sortir au grand air, s’activer, communiquer. En théorie, cette médecine ne s’écarte de la norme hospitalière que par sa rusticité : un tatami posé à même le plancher en plein cœur d’une oasis végétale.

L’endurance et la force morale requises des adeptes n’en sont pas moins révélatrices d’un malaise. La future mère doit se montrer stoïque, arborer fièrement la douleur, la perte, l’abandon, la solitude. Un enfant mort sera porté à terme et délivré par la voie naturelle. Dès lors, si chaque patiente présente un cas unique, il n’est pas certain que ce qui passe pour une « expérience existentielle » ne nous apparaisse pas d’abord comme une épreuve. Couplée à la mort, la maternité réinstalle la femme au centre d’une métaphysique qui, sous couvert de confiance et de mérite, promeut le renoncement, le sacrifice, la soumission. En tant qu’humble médiateur, le médecin fait tout de même autorité. Le portrait en majesté des parturientes contient donc en creux celui de cet homme qui, les mains couvertes d’ecchymoses, a su triompher de l’asepsie médicale. Sous son toit, des femmes fragilisées, en détresse, disent retrouver ce dont elles se sentent ailleurs dépossédées, à commencer par l’usage de leur propre corps.

Lorsqu’un discrédit atteint la pensée scientifique, le manque d’alternatives sérieuses et désintéressées a pour effet, non seulement de convoquer toutes sortes de croyances censément plus sages car plus anciennes, mais encore de diminuer l’autonomie des individus. La collectivité organise l’impuissance. Fausses couches, décès, souffrances physiques et morales, côtoient les événements heureux : il n’y a pas de ratés mais un équilibre souverain de gains et de pertes. Ainsi le médecin a-t-il tout lieu d’affirmer que les problèmes ne sont pas d’origine biologique, mais bien d’origine culturelle. Encore faut-il parvenir à cet état de conscience, de détachement, à la faveur duquel les notions d’échec, de faute, avec leur envers, plus insidieux, d’irresponsabilité, se résorbent les uns par rapport aux autres.

Autant les injonctions du médecin prennent, dans sa bouche, une forme brutale (se secouer pour éviter d’être trouillarde, boulimique et mollassonne »), autant Naomi Kawase, derrière la caméra, tente-t-elle à sa manière de les atténuer. Les faits en paraissent élégants, plus subtils, à ceci près que ce qu’ils perdent en dureté renforce leur ambivalence.

Car que sait-on réellement de ce que l’on voit ? Qui est ce vieux médecin ? Un sage, un gourou ? Son art et son anticonformisme ne laissent pas d’éveiller quelques questions chez le spectateur. Quelle sorte de communauté est-ce là ? Havre de paix ou havre de transgression ? Ces doutes, Naomi Kawase ne les confirme ni ne le récuse. Sa caméra n’affirme qu’une seule chose : qu’elle n’est pas là pour juger mais pour communier. Son regard ne s’enquiert pas, il va, vient, circule, se laisse porter. C’est là son rapport spécifique à l’objet filmé, qu’il soit de fiction ou comme ici, bien réel.

Y a-t-il, dans un tel acquiescement, style ou absence de style ? L’acte documentaire ne s’en trouve pas aboli mais significativement déplacé. De dérives en décadrages, la caméra invite à rallier ses enquêtes tactiles, auditives, à prendre place dans la communauté de la sensation. La topographie errante (où commence la ville, où commence la forêt ?), le dédain des choses matérielles (combien cela coûte-t-il, quel regard porte la communauté des médecins sur ces pratiques, depuis quand, jusqu’où cela peut-il aller, etc) donnent dans un à peu-près qui, vibrant, sensuel, lourd de sens, réclame l’adhésion.

Une profonde ambiguïté traverse en effet Genpin. Car de même que le docteur travaille à la lisière de la ville et des techniques modernes, de même, en s’attachant à ne pas porter sur lui de jugement Naomi Kawase en vient-elle à relayer sa vision des choses, à moins que ce ne soit l’inverse. Peu importe au fond, il suffit de dire que la nature comme telle nommée n’est jamais neutre.

Outre l’accouchement proprement dit, filmé de façon frontale, sans fausse pudeur et sous divers angles, survient à plusieurs reprises une image pour le moins troublante. Les futures accouchées, hache en mains, fendent du bois. Sublime et inadmissible, le plan, pourrait avoir germé dans le cerveau de Lars Von Trier. Genpin, sous son étiquette documentaire, n’est pas d’un abord moins risqué que, disons, Antichrist ou de Nymphomaniac. Sa poésie prudente l’expose tout autant au risque du fantasme que les brutales embardées du réalisateur danois. Ici et là, le corps féminin, saisi entre jouissance et souffrance, peau et organes, don et absorption, béance et enveloppement, fascine. Sujets d’une quête mystique, les corps pleins, alourdis de métamorphoses, de vie et de mort, gisent dans les tréfonds de l’image laissant la surface au souffle et à la lumière. L’arrière-monde n’est plus spirituel mais organique. Mais là où Lars Von Trier s’ingénie à lever des apocalypses qui, rétroactivement, doivent donner raison à sa mélancolie, Naomi Kawase, elle, fait le pari de la réconciliation. Qu’elle soit originaire ou utopique, souterraine ou céleste, l’harmonie est la visée de son cinéma, l’au-delà de l’image. Pari séduisant et intrépide sur lequel Genpin veille en personne  : « L’esprit de la vallée ne meurt jamais. C’est Genpin, la femme mystérieuse*. »

Naomi KAWASE, Genpin, Japon 2010

*citation de Lao Tseu, en exergue du film.

Thériomorphisme*

*attribuer à un être, à une entité ou à un objet une forme animale (autre qu’humaine) – therios = la bête sauvage

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« À l’écart de la véritable intelligence transformiste, le commentaire animalier s’énonce comme si la vérité de l’humain était à lire dans le comportement animal, lui-même décrit avec les termes forgés pour décrire les comportements humains. On caractérise ainsi l’organisation d’une ruche, d’une fourmilière ou d’une termitière à l’aide des représentations propres aux organisations sociales humaines, afin de donner en retour une image des sociétés humaines qui les réduise au paradigme « naturel » issu de l’exemplarité qui s’attache à la fonctionnalité « parfaite » des « sociétés animales ». Une critique superficielle parlera encore d’anthropocentrisme alors que c’est de thériomorphisme qu’il s’agit à terme, puisque c’est l’image animalière qui contamine finalement la représentation de l’humain, naturalisant ainsi les castes, les privilèges, les hiérarchies intangibles, la cyclicité des tâches, la régulation du travail et de la production, les exclusions, les éliminations et les guerres.

Les exemples d’anthropomorphisme avec effet en retour, sur l’homme, de son langage exporté, foisonnent dans le cinéma animalier […] Le cinéma animalier est bête, et c’est en cela qu’il est intelligemment politique.

Dans La Descendance de l’Homme, Darwin parle surtout des animaux. Dans le cinéma animalier, on parle surtout de l’homme ».

Patrick Tort, « Darwin scénariste » dans L’Animal écran, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1996.

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Chat, chien, chouette : pour illustrer ce texte par de sains contrexemples, les captures d’écran sont du Joli Mai de Chris Marker.

 

Entre deux doigts, l’espace de quelques lettres

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Ces lettres resteront sans réponse. Scellé par le décès du destinataire, c’est une sorte d’hommage que Chris Marker rend à son ami Alexandre Medvedkine et aux idéaux qu’ils ont défendus, de part et d’autre du rideau de fer, sous un même amour du cinéma.

« (…) Il avait 17 ans, c’était l’insurrection d’octobre – 20 ans, la guerre civile, et lui dans la cavalerie rouge, avec Isaac Babel,- 38 ans, les procès staliniens et son meilleur film Le Bonheur attaqué pour « boukharinisme »…- 41 ans, la guerre, et lui en première ligne, caméra au poing – et quand il meurt en 1989, c’est dans l’euphorie de la perestroïka, convaincu que cette cause du communisme à laquelle il avait consacré sa vie trouvait enfin là son aboutissement. »

Entre deux volets symétriquement intitulés Le Royaume des ombres et Les Ombres du royaume, le film enrôle la forme épistolaire dans une entreprise de remémoration. La conversation, familière lorsqu’elle interroge le passé, lacunaire lorsqu’elle tente d’en rattraper le fil,  alterne les adresses pronominales et se poursuit par-delà son terme. À peine la mort renverse-t-elle le dialogue en injonction à écrire :

« Dans une de ses dernières interviews, il m’engueulait de loin, comme d’habitude. Pourquoi est-ce que j’étais trop paresseux pour écrire, juste un petit peu ? Cher Alexandre Ivanovitch, maintenant je peux t’écrire. Avant trop de choses devaient être tues ; maintenant trop de choses peuvent être dites. Je vais essayer de te les dire, même si tu n’es plus là pour les entendre. Mais je te préviens. Il me faudra beaucoup plus d’espace qu’il n’y en a entre tes deux doigts. »

Cette pointe de regret, la mélancolie, ils mettent le cap sur le Bonheur. C’est le titre d’un long métrage datant de 1934. Et c’est aussi, pour Medvedkine, une boîte Pandore refermée à temps mais aussitôt rouverte en images. Chris Marker, pour décrire ce cœur mis à mal, s’en tient à cette feinte légèreté dont il a le secret. Au moins la licence poétique ne trahit-elle rien ni personne. En revanche, elle garantit aux choses vécues des conditions de présentation analogues à leur déroulement originel. Sans autre méthode que sous la dictée de la mémoire, Chris Marker exhume toutes sortes de documents et d’archives, de témoignages relatifs au régime soviétique, à la propagande d’état, au théâtre, à la télévision, etc. Confrontés à l’actuel, retravaillés à même l’image ou dans le texte, les faits n’ont pas à être démentis pour révéler leur épaisseur, leur nature critique et instable. En témoigne le plaisir que prend Chris Marker à décortiquer des séquences historiques. Ce faisant, il ne prétend pas moins inviter à la vigilance qu’à justifier sa propre cuisine. Ici, c’est l’assaut au Palais d’hiver. Les images se feuillettent, portent les stigmates de leur élaboration bien plus qu’elles ne garantissent une adéquation immédiate avec un sujet donné. Exemples emphatiques chez Vertov, Eisenstein, exemples péjoratifs dans les actualités.

L’implication de l’auteur se marque autant que possible (les chats signent sa présence). Politiquement, Chris Marker emboîte le pas à son ami. Dans cette aventure commune et communautaire, le Ciné-train conduit jusqu’au « Groupe Medvedkine » : supprimez l’engin, laissez les caméras aux ouvriers, et vous aurez en URSS d’abord, puis en France, l’idée d’une création immédiate et participative. À vrai dire, entre les deux cinéastes les points de convergence sont innombrables et si le Tombeau n’était qu’un prétexte, ce serait d’en célébrer la bonne fortune.

Par de tels déboîtements et digressions, l’Histoire telle que Marker la rapporte conserve un peu de la spontanéité de l’instant. Rien ne dit que la déception, fût-elle atroce, écrase la ferveur, la beauté de l’élan initial. Cette époque cernée de sombre, un sourire d’Alexandre, son enthousiasme et sa fantaisie lui redonnent des couleurs – quand ses œuvres ne l’illuminent pas totalement. Après tout le Tombeau n’est-il pas ce poème, cette musique qui, depuis des siècles, soignent au mieux les blessures du deuil ?

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Chris Marker, Le Tombeau d’Alexandre (1992)

[un extrait du film]

Je vous écris d’un pays lointain

Le côté cartésien de la Sibérie, c’est que le voyageur

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allant droit devant lui

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est toujours sûr de se perdre

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dans une forêt.

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Le proverbe sibérien dit

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que la Forêt vient du Diable

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Le Diable fait bien les choses.

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Captures et citations : Chris Marker, Lettre de Sibérie (1957)

Le titre, « Je vous écris d’un pays lointain », filé en anaphore « Je vous écris du bout du monde », « Je vous écris du pays de l’enfance », « Je vous écris du pays de l’obscurité »  fait référence au poème de Henri Michaux, Lointain intérieur.

Les Belovy

« Comme par enchantement et par ma bonne volonté, petite pomme de terre arrache-toi toute seule. »

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Un morceau de terre, sauvage dans le sens désolé, une rivière, de la neige parfois, un désordre d’herbes et d’arbres maigres, l’affolement d’un chien pour un hérisson, quelques vaches bien douces, une ferme et ses habitants, les Belovy, couple formé d’un frère et d’une sœur. En Amérique on penserait à Faulkner, en Russie vient le nom de Dostoïevski. Avec ce qu’il faut de biblique, très exactement tombé du cadre. Chez les Belovy, les rôles se répartissent très nettement. Anna est celle qui travaille, soigne, nourrit ; elle s’acquitte de ses nombreuses tâches avec cœur, la vie sous toutes ses formes l’enchante. Mikhaïl lui s’agrippe à sa chaise et à son litre de vodka. Enflammé par l’alcool, le ressentiment dresse par sa bouche des tableaux effrayants de la société moderne.

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D’un long mouvement de caméra, Kossakovski laisse la rivière emporter les coordonnées du lieu et celles de ses deux naufragés. À ce bras sans fond, indifférent, qui s’ouvre comme pour s’en défaire, le frère et la sœur s’accrochent, plantés sur leur bout de terrain, minuscules points d’exclamation dressés contre l’infini.

Kossakovki doit se réjouir d’avoir trouvé là son trésor. Quoi de plus naturel qu’il veuille le faire briller ? Seulement son trait, d’un noir et blanc luxueux, plutôt que de cautériser les blessures, en accentue la solitude. N’est-ce pas, à l’endroit d’un sujet humble, faire preuve d’inconsidération ? De démesure ? La vigueur des Belovy chasse tout soupçon de cette sorte. Sans doute l’idéalisme, la nostalgie, l’inactualité qu’ils mettent en évidence sont-ils le fait d’un divorce avec leur époque que Kossakovki ne peut que soutenir. Pour cela, l’élégie n’a pas à trahir le documentaire.

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La stylisation revoie donc à une vision partagée. Ainsi par exemple, la bande-sonore accueille l’image, l’appuie de tout son être. Le cri des bêtes et de l’humain, les fracas, les ronrons et ronflements, les clapotis, les silences et les soupirs : c’est là une vie le plus souvent ignorée, maudite (le crissement des insectes) qui résiste. Triés, débarrassés de leur crasse, polis comme des diamants, les sons pèsent davantage que les notes sur du papier à musique, davantage même que les mots dans une phrase. À côté de cela, les chants populaires peuvent surprendre par leur exotisme pris ailleurs, en Inde, en Amérique. Bien plus que d’apporter quelques touches supplémentaires de couleur locale, ils ont charge d’entrelacer les folklores pour les étendre à un sentiment… être au monde plutôt qu’être ici. Kossakovski n’est pas ethnographe mais intuitif, convaincu que le sensible parle un langage de vérité. La manifestation la plus juste est pour lui la plus vive. Portés à l’incandescence, les Belovy répondent avec ferveur au désir qu’ils font naître. Un montage sans repos débarrassé des temps morts et de passages à vide précise leur caractère autant qu’il en aiguise les contradictions, la violence. Chaque scène se voit ainsi reconduite aux limites du naturel et du théâtral. Anna et Mikhaïl sont les acteurs consentants au service de leur propre vérité.

Au bout du compte, Anna, coiffée d’un casque, écoute l’enregistrement d’une dispute, épisode courant du quotidien avec son frère. Dans cette scène, plusieurs réalités se chevauchent, plusieurs temps sonores, visuels, glissent et se chassent mutuellement. Les émotions suivent le même trajet compliqué, augmentent la drôlerie du tableau et sa profonde étrangeté. Anna confrontée à elle-même, en joie, en larmes, est comme prise entre deux miroirs, à la fois démultipliée et anéantie, corps qui rebondit à l’infini entre deux reflets.

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Victor Kossakovski, Belovy (1993)

L’épine dans le coeur

Suzette

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Suzette, on la remarque immédiatement ; elle capte l’attention. Sur son visage, pas de grands airs, juste un air de famille. Quelques traits font état d’un rapport privilégié avec Michel Gondry. Connu pour ses compositions à fleur de peau, réalisées comme du bout des doigts, le cinéaste est son neveu. Regarder, comprendre, aimer revient pour lui à y mettre les mains, modéliser, rejouer. Tel qu’il le conçoit, le cercle familial vaut tant par ce qu’il enveloppe (l’enfance, la campagne, des bouts d’histoire et de personnes) que par sa texture, friable mais soudée, secrète mais réactive. Suzette, figure centrale du clan, en assume à la fois les défaillances et les qualités. On peut donc suivre son parcours comme une voie médiane entre rétrospection intime et devenir communautaire.

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À quatre-vingts ans passés, cette institutrice à la retraite mérite bien qu’on se retourne sur elle. Mariée très jeune et aussitôt mère, elle dut rapidement trouver un travail pour subvenir aux besoins de la famille. L’enseignement s’imposa par nécessité. En exercice, la vocation n’en paraît que plus solide. D’école en école, de village en village, cette femme suivit de près l’exode rural de sa région. Bientôt veuve, elle prit le flambeau d’une certaine avant-garde scolaire, modeste mais effective, à l’échelle du quotidien. Aujourd’hui, un grand morceau de siècle sur les épaules, elle se tient bien droite. Tout l’inverse de Jean-Yves, le fils unique. Visiblement contraint, mal à l’aise devant la caméra, mais aussi, semble-t-il, dans la vie, cet homme parle d’une enfance gênée, de relations difficiles, du peu d’espace laissé par sa mère. Dans l’exiguïté du village, de l’école, de la cuisine, des classes, au fil du temps, les malentendus se sont accumulés. La défiance, les non-dits, Suzette les sent dans son cœur comme une une épine.

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Le charme, on ne le dira jamais assez, l’image ne le fabrique pas, plutôt elle en apporte la preuve. Gondry en fait son affaire. Autour de Suzette, par bribes d’interviews, de scènes rejouées, et aussi – surtout –, par la magie du super 8, œuvre de Jean-Yves, les souvenirs remontent tout frais, crépitants et comme repeints à neuf, anecdotes et secrets cousus de fil blanc, trame commune à toutes les familles.

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Ce joyeux mélange, parce qu’il imbrique des cellules de dimensions et de valeurs diverses – la famille, le village, l’école, le cœur -, rencontre l’élaboration d’une mémoire collective. Son côté mosaïque donne au documentaire un ton semi-confidentiel, assez peu engagé, délicat sans être mièvre. Ce goût du bricolage qui, en premier lieu, satisfait la grammaire favorite du réalisateur, le révèle aussi, en creux, sous un jour humble. Ainsi la maison cévenole peut-elle sans rougir rejoindre l’appartement new-yorkais : c’est un même « chez soi » douillet, animé, fonctionnel, et qui chuchote : la vie c’est du travail ressenti. Dans l’entreprise du documentaire, le neveu se met légèrement en retrait derrière les autres membres de la famille présents à l’image. Il laisse ainsi le champ libre au cinéaste, personnage intéressé, à l’affût d’une histoire. Suzette dirige la famille, lui régente le tournage. Est-ce un combat ? Sans doute, quoique parfaitement consenti. Pour preuve, les larmes de Suzette, et la révélation d’un petit drame, servent aussi bien la mise en tension du récit que l’entente familiale.

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Michel Gondry, L’Épine dans le cœur

Descendre les degrés de l’image (The Act of Killing, Joshua Oppenheimer)

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La formule « Inspiré d’une histoire vraie » se retourne comme un gant. Efficace, on voit bien le trouble qu’elle jette sur les actualités et sur la critique, les enjeux qu’elle déplace. L’inverser, c’est dire que le cinéma devient le modèle, qu’il provoque l’événement ou, dans une moindre mesure, le conditionne. En suivant cette généalogie douteuse, Joshua Oppenheimer traite d’un fait d’histoire peu connu, le massacre indonésien. Du demi-million de personnes sacrifiées, parmi lesquelles, en premier lieu, des communistes et des Chinois, on ne sait pas grand-chose, si ce n’est que le coup d’envoi a été lancé par Suharto en 1965. Les coupables, donneurs d’ordre et exécutants, n’ont pas été inquiétés et ce, malgré le relatif tournant démocratique amorcé dans ce pays depuis plus de vingt ans. L’impunité est donc le sujet de The Act of Killing, aux commandes duquel figure un cinéphile pervers : Anwar Congo, élégant vieillard, tortionnaire, citoyen comblé. En lui offrant un dispositif répondant à ses vœux, Joshua Oppenheimer pousse à l’extrême, et met à l’épreuve, les moyens et les pouvoirs du documentaire.

Sur fond de ciel rose, musique suave, des jeunes femmes en paillettes s’alanguissent près d’un poisson géant. Ainsi rêve le bourreau. Vient ensuite un souvenir. Dans une pièce mal éclairée, on procède à un interrogatoire. Séance de torture, ambiance film noir américain. Rêves, reconstitutions du passé révèlent d’un imaginaire kitsch. En soi, cela n’a rien de scandaleux. Le cinéma de genre use quelquefois de la juxtaposition du mièvre et du gore pour aiguillonner le sentiment d’horreur. Les théories ayant trait à ce qu’on nomme depuis Hannah Arendt la banalité du mal pointent également de ces écarts qui renforcent l’incompréhensible. Une main caresse l’aile d’un oiseau, l’autre tue des hommes par milliers.

Cruauté, sadisme ? Folie du système, aliénation ? En s’interrogeant face caméra, Anwar Congo ne vise qu’à semer la confusion. La vétille est sa façon d’épuiser le réel, de disqualifier les valeurs, de se composer une sincérité pavoisée d’amalgames, le plus grossier étant de rabattre le cinéma sur la propagande. Aussi, en s’en remettant à lui, Joshua Oppeinheimer offusque l’idée qu’un documentaire puisse rétablir une certaine dose de morale et de vérité dans ce qu’il raconte. On se justifie beaucoup dans The Act of Killing, on dirait presque qu’on ne fait que cela. Sans doute incombe-t-il au spectateur d’interpréter ces propos comme étant l’expression d’un malaise refoulé voire d’un appel au pardon (un des rêves d’Anwar Congo semble d’ailleurs le suggérer). Il n’empêche, dans la bouche du tortionnaire les mots s’empoissent. On sort du cadre rassurant des causes (psychologiques, économiques, historiques) pour s’embourber dans l’absurde, le macabre et le grotesque.

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En cherchant des antécédents à The Act of Killing dans l’histoire du documentaire, on constate que les parallèles tournent vite court. En effet, la position dominante du tortionnaire rend la comparaison avec S21 de Rithy Panh ou Amin Dada de Barbet Schroeder très discutable. Le sens de la visibilité n’est pas le même selon que le bourreau figure à l’image en vainqueur ou en vaincu. Le dispositif de The Act of Killing ne laisse aucune place aux victimes, celles-ci ne pouvant absolument pas prendre le risque de témoigner. Fait attesté au générique par le déroulement d’une glaçante liste d’anonymes. Sans nom, sans voix, pour l’heure ceux-ci n’ont droit de mémoire qu’au travers des bourreaux.

En coulisses, le rôle joué par Joshua Oppenheimer n’est pas plus facile à assumer. Par exemple, comment peut-il se dire étranger à la question indonésienne et taire l’implication des Américains dans le massacre de 1965 ? Comment se sont réglés ses rapports avec les tortionnaires – coréalisateurs du film –  pendant les deux années de tournage ? Quelle complicité, quel degré de manipulation ? « Le plus grand défi du montage a été de naviguer en permanence entre la répulsion et l’empathie. Il fallait que les spectateurs comprennent parfaitement les implications morales de ce que ces hommes avaient commis et qu’ils ne les considèrent pas comme des monstres. » Tels sont les mots de Joshua Oppenheimer. Jamais, doit-on ajouter, un documentaire n’aura eu autant besoin d’être accompagné. Ceci afin que ses intentions soient correctement comprises. Car l’argument selon lequel il s’agit de pénétrer l’imaginaire des bourreaux aboutit à un constat sans issue. Les images ne sauvent pas. Ni les victimes, ni les bourreaux. La déception se peint sur le visage d’Anwar Congo. Au terme du film, il a pris cinq ans, fait évoluer son personnage. Il se dit satisfait du résultat. Cette aporie n’en est pas une pour Joshua Oppenheimer qui trouve dans la mécanique du cinéma son remède. Redoubler l’acte de distanciation des bourreaux par leur propre médium, le cinéma, aurait un effet miroir propre à activer le travail de la conscience. À voir Anwar Congo pris de nausées, on pense au traitement que reçoit le « héros » d’Orange Mécanique : réduit à l’impuissance, le spectacle de sa propre violence le révulse. C’est dire que, du bourreau au spectateur en passant par le cinéaste, personne ne peut adhérer à l’image.  Il faut en descendre tous les degrés pour qu’un procès s’effectue : c’est beaucoup demander au spectateur que de parcourir cet enfer sans espoir de parvenir à une clôture du sujet.

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Joshua Oppenheimer, The Act of Killing, Grande-Bretagne, Norvège, Danemark, 2012

Prendre le large (Jimmy P. et les médecins)

 

Le voyage en Amérique d’Arnaud Desplechin sur les traces de Jimmy Picard, Indien Blackfoot, et de son analyste, George Devereux, invite à revoir un documentaire de la même époque. Réalisé par John Huston, Let There Be Light s’intéresse aux militaires revenus des combats atteints de somatisations graves. Et de s’interroger sur les raisons qui ont conduit l’État américain, commanditaire du projet, à interdire un film faisant montre à son endroit d’une réelle bienveillance.

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Jimmy P., dernier film en date d’Arnaud Desplechin, pourrait être, selon cet auteur*, un remake du documentaire de John Huston, Let There Be Light. On voit tout de suite ce qui motive le rapprochement : la date et le sujet. 1946, c’est la fin de la guerre, les soldats américains rentrent chez eux. John Huston introduit le sujet avec tact : « Certains arborent les symboles de leur souffrance : béquilles, pansements, atèles ; d’autres ne montrent rien, mais eux aussi sont blessés. » De son côté, Desplechin narre la rencontre entre George Devereux, ethnologue et aspirant psychanalyste, et le dénommé Jimmy Picard, Indien Blackfoot tout juste revenu du front européen. Laminé par la migraine et quasiment aveugle, l’homme passe pour fou. Cependant, la plupart des rescapés dont les symptômes revêtent des formes aussi spectaculaires échappent à cette sentence. Pour parer au risque d’une publicité négative, on les cueille à l’arrivée et on leur offre des soins appropriés. Mandaté par le Centre cinématographique de l’armée américaine, Huston a pour mission de relayer le travail des médecins. L’opération médiatique vise à instruire les civils en les persuadant que de tels stigmates se guérissent, et surtout, honorent ceux qui les portent. Le résultat surpasse les attentes, l’image est sublime, d’une moralité exemplaire. Et puis, quelques heures avant la projection, le film est interdit. Huston, bon patriote, comprend. De la souffrance à la guérison, le public retiendra le pire. Dès lors, le film vit un destin décalé. Pendant trente-cinq ans il circule sous le manteau. La censure étant la meilleure des publicités auprès des cinéphiles, lorsque l’interdit tombe, en 1980, la reconnaissance se fait unanime. On ne s’étonnera donc qu’à moitié de ce qu’Arnaud Desplechin, habile exégète de ses propres films, se revendique d’une œuvre, somme toute, de propagande.

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Comment Desplechin regarde-t-il l’Amérique? Modestement, plus modestement que Roubaix. Depuis Un Conte de Noël, il cite volontiers Stanley Cavell, théoricien du perfectionnisme moral, et c’est donc aussi à Emerson et à Thoreau qu’il pense, ou encore, à John Ford, cette fois avec un court extrait de Young Mr Lincoln** glissé au cœur de Jimmy P.. Alors, les hautes plaines mentionnées en sous-titre sont-elles réelles ou renvoient-elles à une mythologie fantasmée ? Peut-être ne faut-il pas trancher, car on voit bien ce qu’énonce la double origine des personnages : un territoire mixte, pour moitié étranger : l’autre rive de l’océan, pour moitié intime : son cinéma (incarné ici par Mathieu Amalric). Partagé par nombre de ses confrères, ce déplacement en creux qui est l’élan naturel d’un passionné de cinéma, a l’heur de remettre à l’affiche des œuvres anciennes parfois méconnues. Il est vrai que Let There Be Light, depuis la levée de la censure en 1980, est très bien vu aux États-Unis. À tel point que le documentaire se trouve désormais inscrit au Registre national du film. L’élection, qui remonte à 2010, n’est peut-être pas sans rapport avec le statut d’invisibilité des vétérans actuels, en particulier les malades mentaux, tenus à l’écart des médias officiels. À voir Jimmy P., la chose se comprend mieux. Par affinité autant que par contraste, le film français met en relief ce qui, dans celui de Huston, a pu heurter ses commanditaires et s’avérer aujourd’hui nettement plus à leur avantage.

Non que Huston ait délibérément fourni la moindre raison de douter de sa bienveillance. Pénétré de psychanalyse***, c’est sans réserve qu’il admet la légitimité de la médecine dans ce domaine. Il prétend restituer une expérience intacte. Pas de trucage, ajoute-t-il. On comprend qu’il laisse certains traitements de côté, le profane n’est pas bon juge, les électrochocs pourraient heurter l’opinion. Ce sont davantage ses choix stylistiques qui le font pencher vers le cinéma de fiction. Pour autant, le ton déclamatoire, les cadrages obliques, les grands orchestres produisent une emphase qui, aussi surprenante qu’elle nous paraisse, tient sans doute de conventions de style que nous ne connaissons plus, pétris que nous sommes des formes vulgaires que prend aujourd’hui la dramatisation télévisuelle. Les intentions de Huston n’en restent pas moins louables. Il a envers ceux qu’il filme le plus profond respect. Il sait que cités en exemple, conscients de leur faiblesse, ils n’éprouvent que de la honte.

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Mais il entend aussi le discours des soignants. Un mot ressort avec vigueur, prononcé en toute occasion : confiance. Le terme ne fait qu’effleurer les malades ; passé ces rangs-là, c’est le public qui est visé. La confiance joue un rôle essentiel dans la fabrication de l’opinion, laquelle est dite cruciale dans le processus de guérison. Pour les hommes revenus de la guerre, la société se dresse en juge. La tautologie veut que la confiance s’élabore… sur de la confiance. On s’attend à ce qu’elle passe de la main à la main, ou par le regard. De là, l’idée de forcer le jeu. Mis à part les électrochocs, Huston expose assez libéralement que les soins prodigués aux malades comportent inévitablement un certain degré de violence. Psychotropes, hypnose, entretiens dirigés : il n’est pas jusqu’aux thérapies de groupe qui ne soient menées de façon autoritaire. Ce qui soulage la douleur offusque l’idée naïve que l’on se fait de la santé. La fin l’atteste. À quelques précautions oratoires près, la réussite est dite totale. À ceux qui ont raté leur entrée reste la consolation d’une sortie triomphale. Les voici radieux, resplendissants de santé, leur bus est un second navire, le char du soleil. Comme des enfants, ils passent la tête par la fenêtre et agitent les mains : sur eux repose l’avenir. Et si, malgré, ou peut-être, à cause d’une telle exubérance, le happy end paraît un peu forcé, si le doute obscurcit l’avant et l’arrière du bus, c’est certainement à l’insu d’un Huston qu’on imagine lui aussi à la fête.

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Tout autrement procède Devereux. Tel qu’on nous le présente, il est l’homme providentiel. Et bien sûr, il l’est, mais ramené à Jimmy P., c’est peu de choses. C’est être l’égal d’un Indien. Juif converti au catholicisme, Hongrois émigré en France, Français en exil, ethnologue féru de psychanalyse (discipline pour laquelle il n’a pas encore obtenu la reconnaissance de ses pairs), son expertise n’est sollicitée qu’en dernier recours, par défaut. Voici donc deux survivants, deux pionniers, mais de ceux qui gênent, les irrécupérables. À fonctions égales, leurs physiques et leurs tempéraments s’opposent : l’un est grand, fort, l’autre petit, maladif, l’un taiseux, l’autre comique… Un vrai couple de cinéma. Sur de tels prémices, il va de soi que le lien thérapeutique prend la forme d’une enquête conforme au schéma hollywoodien.

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On voit comment, au sein d’une même relation de soin, différents rapports de force se cristallisent. De Let There Be Light à Jimmy P., ce sont deux systèmes qui s’affrontent, deux partages de la parole qui, mis en scène, impliquent différemment le public. L’un vise une action concrète, des résultats tangibles, l’autre fouille, foule la terre. Le premier se projette loin vers l’avenir, le second régresse vers le passé. Sous couvert de confiance, l’un tend à la persuasion, l’autre penche vers l’amitié.

Ces partis-pris impliquent des régimes d’images bien particuliers. Celles-ci, selon le cas, sont actrices ou productrices, recouvrantes ou révélatrices. Huston filme un hôpital peuplé d’effigies. Bien sûr il ne peut être question de regarder les malades, au contraire il redoute de même les voir ! Il lui faut de l’ombre, des cadres découpés comme des boîtes . Les expressions les mieux définies sont dès lors les plus stéréotypées. Sur des visages blanchis, l’effroi, l’égarement, l’euphorie se relaient sans trahir l’individu. Au soleil, un ballon à la main ou alangui sur l’herbe : l’éclaircie de l’âme épouse l’apparence d’une publicité. Non moins retors, Jimmy P. produit ses propres images. C’est un autre genre de stylisation. La trame visuelle du film se cosntruit de ses rêves et finit par ne plus les distinguer du réel. Pour abonder dans ce sens, Devereux se montre volontiers cabotin, l’analyste étant également tenu, vis-à-vis de son patient, d’endosser le rôle d’un acteur. La guérison en tant qu’elle se manifeste à l’écran ne signe pas un arrêt sur image (l’instantané, figure de Let There Be Light), mais l’arrêt de la production, le reflux vers l’invisible, rétablissement du quant-à-soi. L’Indien part retrouver sa famille, puis il s’en va sans laisser d’adresse.

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Jimmy P 4George Devereux / Sigmund Freud / Mathieu Amalric

La relégation de l’événement au passé ( sous le joug de l’irreprésentable) figure un des basculements majeurs de la modernité au cinéma. Le personnage, empêtré dans un présent conflictuel, s’acharne à déchiffrer ses propres blessures. Sans appui, sans preuves, il s’égare, pris dans une spirale interprétative. De la guerre, fatalement les souvenirs se présentent confus, les plus récents se mélangent avec les plus anciens. Dans un contexte à peine moins ordinaire, le mal de vivre se donnerait tel quel, pour lui-même.  On dira que pour Jimmy P., la guerre est de moindre importance. Et pour les autres aussi : les médecins s’entendent à convaincre les patients que leurs traumatismes remontent à l’enfance. En poussant les choses à peine plus loin, la guerre apparaît non pas comme la cause finale, mais comme le facteur déclenchant (la cause effective) de troubles antérieurs, ancrés dans l’inconscient. On ne soupçonnera donc ni Desplechin ni, a fortiori, Huston, de s’être faits les porte-parole d’idéologies anticapitalistes ou de tout autre discours critique à l’égard du pouvoir. Filmés par Huston à maintes reprises les patients remettent en cause l’économie de leur pays, l’accusant d’induire un sentiment de détresse et d’insécurité. Ces propos surprenants sont dûment recadrés par les médecins qui, selon une tactique éprouvée, usent du discours psychanalytique pour rabattre les fautes de la Nation sur celles des pères et des mères. Pour guérir, il faut croire et obéir. L’injonction du médecin est biblique : lève-toi et marche.

L’accent se déplaçant des causes aux remèdes, il s’agit bien avant tout de célébrer un art du soin. La guérison advient comme une conséquence de l’attention portée à autrui, c’est dire que selon le cas, elle oscille de l’amitié à la persuasion. Pour que l’épreuve ait valeur d’argument, la souffrance est au centre d’une représentation emphatique. Jimmy P., colosse à la peau burinée, et avant lui les beaux miliaires parfaitement calibrés pour le combat, modèles patriotiques tels qu’on en verra un, des années plus tard, se taillader les joues par dérision****, de se voir ainsi diminués, ressentent de la honte. L’éclairage contrasté de Huston souligne les cernes, les plis aux commissures des lèvres, le front baissé, les visages défaits. Les médecins ne tiennent pourtant pas la comparaison, eux qui ressemblent à des nains grassouillets, nez chaussé de lunettes, presque grotesques dans leurs tabliers blancs. Mathieu Amalric se plaît à souligner le côté bouffon de Devereux. Le prosaïsme des uns exorcise la détresse des autres, constitue une base, un socle. Réunis par la conversation, ou mis face à face, les personnages fonctionnent par couple et prennent sens dans un espace qui les réunit : l’hôpital devient l’antichambre de l’Amérique.

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Il n’en reste pas moins que Let There Be Light, avec sa dramaturgie vouée à une résolution heureuse, ses cas choisis, son montage efficace répond admirablement aux consignes. Sans bavure, sans zone floue, sans incertitude, il pèche par excès de confiance. Le pouvoir du médecin, aidé de mystérieuses drogues, en devient presque monstrueux. Les échanges sont mécaniques, télécommandés : la relation médecin-patient se dilue dans le groupe et s’abrite derrière la caméra. Un autre genre de trop-plein empêche l’adhésion avec la psychanalyse de Jimmy P ., malgré la place capitale que prend la conversation. Le jeu des acteurs la relègue au second plan. Du coup, c’est véritablement le cinéma qui guérit l’âme chez Desplechin, le cinéma qui actionne la psychanalyse, la littérature, la philosophie, l’histoire, la mythologie, et s’avère capable d’en extraire l’or d’une expérience rédemptrice. Ainsi, autant de sa part que de celle de Huston, il est demandé au spectateur d’adhérer au processus de guérison par un acte volontaire. Tout système de soin quel qu’il soit, s’il se veut honnête, revivifie l’enseignement de Socrate, les deux films ne manquent pas de le mentionner. « Apprenez à vous connaître vous-mêmes » disent les médecins dans un éclair de justesse, et Jimmy P. aura cette réplique magnifique : « Je me connais mieux que personne, vous m’avez appris ça ». L’adresse est lancée au spectateur.

Que le film de Huston ait été sanctionné par la censure tient certainement à sa profonde honnêteté. La propagande s’entend généralement de façon très sommaire, primale même, l’intelligence présente un trop grand risque. L’affect est un allié plus sûr. Et cependant, pour convaincre, encore faut-il que le remède soit à hauteur du mal. Trop faible, il échoue ; trop puissant, il effraie davantage. Et si le remède n’est autre que le cinéma, la voie est libre, incontrôlable.

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John Huston, Let There Be Light, 1946 – lien vers le dvd Hollywood Pentagone  (en bonus duquel se trouve le film)

Voir le film Lien you yube

* Entretien entre Arnaud Desplechin et Michel Ciment sur France Culture : Projection privée, 07/09/13

** Young Mr Lincoln (Vers sa destinée), John Ford, 1939 (sûrement bien plus intéressant que la chose de Spielberg)

*** Freud (John Huston, 1962) n’est que l’exemple le plus évident d’une œuvre tout entière pénétrée de ce motif.

**** The Big shave, 1967, Martin Scorsese