Le regard d’Ondine

La légende veut qu’Ondine trahie tue son amant. Est-ce là une fatalité ou un malheureux parti pris à l’encontre de celle qui n’eut de tort que de rêver d’une vie terrestre ? Dans son nouveau long métrage, Christian Petzold donne la parole au mythe en le confrontant au présent de la capitale allemande.

Mais moi je vous ai apporté la connaissance d’un regard, quand tout était parfait, clair et rapide comme l’éclair — je vous ai dit : la mort est là. Et : voilà le temps. Et simultanément : Mort, va-t’en ! Et : Temps, arrête-toi ! Voilà ce que je vous ai dit. Et, ô mon aimé, tu as parlé à voix plus lente, tu as parlé parfaitement vrai, et, sauvé, libéré de tout ce qui pouvait faire obstacle, tu as dévoilé ton esprit triste, triste et grand, semblable à l’esprit de tous les hommes et d’une espèce qui n’est destinée à aucun usage. Parce que je ne suis destinée à aucun usage et que vous vous saviez destinés à aucun usage, tout allait bien entre nous. Nous nous aimions. Nous étions d’un esprit semblable. — Ingeborg Bachmann, « Ondine s’en va ».

Quel esprit des eaux n’aspirerait pas à fouler la terre ? Son prénom, dérivé du latin vague, flots, l’enferme dans un destin d’aquarium. C’est que, frêle créature, la légende germanique n’offre pas grand-chose à Ondine, laquelle a peu de points communs avec le puissant monstre mi-poisson mi-oiseau doté d’une voix enchanteresse que les Grecs anciens nomment sirène. Depuis Andersen, les mythes se confondent, atténuant un imaginaire désespéré. Ainsi, raconte la tradition, pour devenir humaine, Ondine doit se faire aimer. Or, ce que des qualités hors du commun devraient lui octroyer tout naturellement s’avère irréalisable. Jamais Ondine ne parvient à garder auprès d’elle l’homme qui lui a juré un amour éternel. Pris dans les rets du sortilège, le traitre doit être tué. L’histoire, selon les versions, se conclut alternativement par un meurtre ou un suicide, ce qui, au regard de l’amour déçu, revient bien entendu au même.

Optique de l’eau

Venu au cinéma dans les années 1990, Christian Petzold est connu du public comme chef de file de la nouvelle vague allemande, dite École de Berlin. Élève et ami d’Harun Farocki, réalisateur expérimental déconstructiviste très inspiré par les travaux de Walter Benjamin, ils ont en commun un solide bagage littéraire. En 2017, trois ans après le décès de Farocki, tous deux furent à l’affiche d’une rétrospective au Centre Pompidou. Ancré dans le contemporain d’une l’Allemagne réunifiée subissant la double emprise de son histoire et du capitalisme mondialisé, le cinéma de Petzold se distingue par la rigueur et la sobriété d’une mise en scène calée sur le tranchant du quotidien. Le thriller et le mélodrame féminin sont les genres de prédilection de cet amateur de Claude Chabrol et de Douglas Sirk, écart qui définit presque à lui seul le caractère désemparé, presque dérangeant, d’un romanesque qui ne cède en rien à sa propre émotion. La fécondité d’un tel contraste se démontre encore dans la diversité esthétique des sources qui ont inspiré Ondine, projet pour lequel le cinéaste-cinéphile cite trois références : un film de série B, L’Étrange créature du lac noir de Jack Arnold, La Nuit du chasseur de Charles Laughton et 20 000 Lieues sous les mers de Richard Fleischer. Le résultat, les immersions sous-marines et les rares plans urbains qui accueillent la relecture de la légende germanique, représente, tout naturellement et sans avoir recours aux images de synthèse, une poétique du décor très aboutie.

Je l’ai noyé dans mes larmes

Lorsque Petzold repense à Ondine, il entend la complainte d’une meurtrière. Puis il lit Ondine s’en va d’Ingeborg Bachmann, voix intense dont toute amertume semble s’être écoulée. Ondine dit je, et par cette adresse directe s’annonce un propos visionnaire. Petzold veut aller encore plus loin, il imagine alors que l’héroïne va se libérer de la malédiction qui l’accable. Le cinéaste raconte que l’idée de cette reprise, reprise au sens fort du terme, lui est venue pendant le tournage de Transit, à la faveur de ce qui fut la première rencontre entre Paula Beer et Frank Rogowski. Dans cette précédente fiction, les futurs interprètes d’Ondine s’aiment déjà, et déjà leur amour est impossible. Tout ce qui, dans cette impossibilité, existe malgré tout, et peut se vivre, le cinéaste veut l’interroger, persuadé que cette dimension inconnue creuse en retour un espace insondé dans le monde. Y a-t-il un amour au-delà de l’impossible, demande-t-il à ses personnages ? Y a-t-il un monde dans cet impossible ?

Le mythe revient à son point de basculement, c’est-à-dire à la rupture. Ondine vit à Berlin. Historienne de l’urbanisme, elle travaille comme guide au musée de la ville. La première séquence montre qu’un homme la quitte. Lui rappelant sa promesse de l’aimer toujours, elle dit aussi qu’elle va devoir le tuer. La croit-on seulement ? À peine quelques heures plus tard, elle-même a déjà oublié sa menace. Cherchant l’homme qui la fuyait, elle en a croisé un autre, et dans cette rencontre, le hasard est venu la surprendre, ou peut-être simplement mettre à l’épreuve son aptitude à mener une vie heureuse.

Amphibies

Premier pas de côté par rapport au mythe, Petzold dédouble Ondine en la personne de ce nouvel amant. Christoph est scaphandrier, autrement dit un être amphibie. Des profondeurs de l’eau il connaît la science aussi bien que les enchantements. Doté des mêmes traits de caractère qu’Ondine, et de la même sensibilité extrême, sans le savoir il présente les dehors d’un équivalent humain de la sirène. D’un esprit semblable, selon les mots d’Ingeborg Bachmann, l’amour est partagé, fusionnel, on ne sait comment, par contagion, par prédestination, qu’importe, pendant quelques jours, quelques mois, Ondine et Christoph vivent dans l’absolu de la passion. Ainsi peuvent-ils ignorer les signes inquiétants que leur enverrait un destin jaloux de les voir trahir leurs mondes respectifs, l’eau pour Ondine, la terre pour Christoph, l’état de grâce dans lequel ils se trouvent l’un avec l’autre étant la négation même d’un souci quant à l’avenir.

Sous l’eau, il y a une vie mystérieuse et cachée, les vieilles histoires ; au-dessus il y a la modernité, l’acier, et tout cela dans le même espace.

— Christian Petzold

La dimension fantastique d’un récit n’est jamais aussi pénétrante que lorsqu’elle se met elle-même en doute. Dans l’imaginaire d’Ondine réécrit par Petzold, rien ne déroge à un ancrage réaliste de l’action. Narré du point de vue d’une subjectivité, celle d’Ondine, le récit avance sur un fil tendu entre deux mondes qu’on opposerait à tort. Il n’y a pas le merveilleux d’un côté, et le réel de l’autre. La rencontre, l’amour fou et tout ce qui s’ensuit sont des événements à double face qui réconcilient ces deux vues de l’esprit : une face ordinaire, fortuite, rejouable à l’infini ; et l’autre face, nécessaire, énigmatique, c’est le versant exalté de l’amour qui suppose un acte de foi, une adhésion. Ce double point de vue rapporté à une même réalité, la bonne mesure – c’est-à-dire la plus intense – est de parvenir à le « tenir » sans le précipiter dans l’abime de l’imaginaire, ou dans cet autre abime qu’est pour la pensée le réel.

Une ville de marais asséchés

Suivant cette oscillation, la géographie du film se concentre sur un petit nombre d’endroits significatifs. À Berlin même, il y a le Stadtmuseum, Ondine y donne ses conférences sur base des maquettes qui y sont exposées, il y a aussi le café attenant au musée et enfin, l’appartement de la jeune femme, un deux-pièces dans une tour moderne. Dans la région de Wuppertal, le récit nous conduit aux rives puis dans les profondeurs d’un lac de barrage, et une chambre d’hôtel. De la métropole au lac, à l’image de ce qui relie Christoph à Ondine, la distance n’est pas une antinomie. La jonction entre les deux zones est effectuée par un train que les amants empruntent à tour de rôle, se surprenant parfois d’une visite imprévue.

Berlin est une ville construite sur des marais, elle a pour ainsi dire asséché un monde pour devenir une grande ville. Et elle n’a pas de mythes propres, c’est une ville moderne, elle est le résultat d’une conception. En tant qu’ancienne ville de marchands, elle a toujours importé ses mythes. Et dans mon imagination, tous ces mythes, toutes ces histoires que les marchands voyageurs ont apportées ici se sont retrouvés, avec l’assèchement des marais, comme échoués sur un estran, et se sont lentement desséchés. En même temps, Berlin est une ville qui efface de plus en plus son histoire. Le Mur, qui donnait une identité à Berlin, a été démoli en un rien de temps. Ici, nous avons un rapport au passé et à l’histoire extrêmement brutal.

— Christian Petzold

L’eau qui recèle les mystères du passé d’Ondine matérialise un refoulé où l’Histoire rejoint le mythe. Berlin revêt le statut d’une création hors-sol devenant l’emblème d’une modernité coupée du sensible. Par contraste, le couple formé par Ondine et Christoph réconcilie l’absolu du présent et intemporalité de l’amour. Leur inattention à l’égard de tout ce qui n’est pas eux, les dégâts matériels qu’occasionne une telle ivresse, c’est-à-dire, au final, cette liberté qu’ils prennent ensemble sur les impératifs de leurs existences respectives, tout cela constitue depuis l’aube de l‘humanité la matière première des tragédies et porte le nom d’hubris, l’excès qui voit l’homme outrepasser sa chance et défier les dieux. Il n’y a pas donc pas tant de failles potentielles dans leur entente qu’un écart entre l’exubérance dont cette entente témoigne et l’empire d’une rationalité sans débordement.

Dans la persistance d’un tel désaccord, on ne peut pas dire que Petzold parvienne entièrement à nous laisser entrevoir ce monde où l’intensité de l’imaginaire trouve à se déployer dans un temps humain. La ligne d’horizon trahit une béance tandis qu’Ondine retourne à son eau originelle. Mais par la survivance de son regard vainqueur de ses profondeurs muettes, tout n’est cependant pas perdu. Ce regard désormais rivé à la surface des flots atteste l’entêtement d’une Histoire, d’une mythologie ou, plus simplement, d’un passé, avec lequel le dialogue attend d’être repris.

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Eveil à la nuit (Jacques Tourneur)

« Les ténèbres grandissantes du monde intérieur qu’il apercevait dans le regard de la jeune fille représentaient pour lui un élément dans lequel il eût vainement prétendu être à l’aise, chargé qu’il était, cet élément, de dépression, de ruine, du froid qui accompagne les parties perdues. Presque sans qu’elle eût à parler, par le simple fait qu’il ne pouvait rien y avoir, dans un tel cas, qui remplaçât la profondeur des sentiments, il fut obligé d’admettre qu’il avait peur. »

Henry James, Les Ailes de la colombe

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Jacques TOURNEUR (1904-1977), « I walked with a zombie », 1943

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« J’ai marché avec un zombie. C’est étrange de dire cela. » Distante, oblique, la voix qui prononce ces paroles paraît s’élever au-dessus de l’océan comme au-dessus d’elle-même, comme si l’océan renfermait la part anxieuse du récit dont la voix, apaisée, se serait détachée. Ensemble l’intonation, les mots, étranges eux aussi bien que, davantage peut-être, ironiques, annoncent le caractère équivoque d’un film où l’angoisse se montre tendre, et la tendresse fait peur. Seulement, si l’on s’en tient à la voix, si l’on se fie à elle et qu’on écoute, non pas ce qu’elle dit, mais ce que,  mi-voix insidieuse, elle nous suggère, l’étrange apparaît comme une lucidité spéciale, reconnaissance de l’invisible, de l’inconnaissable qui affleure – à la déchirure.

Qu’est-ce encore que cette mi-voix qui laisse si calmement deviner ce qu’elle garde par devers elle ? C’est, peut-être faudrait-il commencer par là, celle de Tourneur, son style, sa manière à lui de donner audience, en particulier dans ses premiers longs métrages, au  spectateur. Sous-entendre, susciter les questions. Peut-être fallait-il, comme Tourneur, être né, à peu de choses près, entre une scène de théâtre et un plateau de cinéma, entre deux pays, l’Amérique et la France ; peut-être fallait-il avoir fait ses écoles aux côtés d’un père cinéaste reconnu mais sans génie, s’en approprier les gestes et les techniques comme on s’approprie un naturel : à force de travail ; en un mot peut-être fallait-il connaître les ficelles avant la magie pour imaginer l’image, la penser par son négatif, n’en révéler que l’opacité, le mystère. Peut-être : ayant cultivé l’aphorisme railleur plus que la mémoire exacte, doué d’une intuition originale, Tourneur n’a dévoilé de son métier qu’un certain goût pour la malice et quelques savoureuses anecdotes. Moins philosophe qu’artisan, son art minutieux du concret ne confère aux objets filmés qu’une présence indécise, hasardeuse. Ses frêles apparitions sont à la merci du moindre souffle d’ombre.

Accroché au mur derrière Betsy, on reconnaîtra « L’Île des morts » d’Arnold Böcklin, dont il existe plusieurs versions datant de 1880 à 1886.

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Tirer le meilleur parti des circonstances, c’est là, exemplaire, une autre facette du talent de Tourneur. Succédant à Cat people, dans une semblable économie de moyens mais toujours en profonde affinité avec le producteur Val Lewton, I walked with a zombie se  présente comme l’opportunité de modeler le film de zombies selon ses propres valeurs esthétiques. Il est vrai qu’introduit à peine une dizaine d’années plus tôt par White Zombie de Victor Halperin, le sujet est relativement neuf au cinéma. Des mains de Tourneur, le zombie reçoit une forme émouvante. Pâle jeune femme vêtue de blanc, la créature possède la beauté des amours perdues. L’effleurer du regard, c’est de l’horreur avoir la vision déchirante de tout ce qui lui a été pris. Grave et désespérante, la somnambule de Tourneur n’est pas très différente du Zombie blanc de Halperin, ni même, en substance, de la Féline, femme saisie et enfoncée dans un irréparable entre-deux, identitaire, émotionnel, moral, sexuel.

I walked with a zombie se déroule sur l’île de San Sebastian, dans les Caraïbes. L’aventure nous est contée par Betsy – la voix – jeune  infirmière reçue dans une famille de planteurs, les Holland. Ils sont deux demi-frères vivant auprès de leur mère, veuve. L’épouse de l’aîné, justifiant la présence de Betsy, est atteinte d’un mal étrange, folie pour les uns, envoûtement pour les autres. Sans attache, semble-t-il, sur son sol natal, Betsy se trouve donc au mieux en terre inconnue, mais aussi, fait moins avouable, très à son aise dans ce climat de tensions exacerbées. L’époux de la malade, masquant morgue et cynisme sous une séduisante mélancolie, ne la laisse pas insensible. On comprend que dans cette intrigue shakespearienne, le chiffre deux se décline de tant de manières que, de ces rivalités sans cesse compromises et relancées, ne se distinguent guère que les seuils, les points de jonction. Dès lors, il n’y a pas vraiment à décider de quel côté l’on se trouve, réel ou imaginaire, raison, vice, splendeur, délice, dépression. Entre ces différents termes, les limites apparaissent, elles sont marquées, mais elles se retirent à mesure que l’on s’en approche. Pour le dire mieux, il n’y a pas de mélanges, mais une dynamique des contraires, aimants qui se contrarient. Première personne troublante et troublée, Betsy n’apparaît ni plus entière ni plus lisible que les faits qu’elle ordonne. Héritière compliquée de Jane Eyre, héroïne suffisamment intéressante, Betsy est d’une duplicité toute spéciale et ce jusque dans sa façon de s’acquitter de ses engagements voire, plus insidieusement, de satisfaire son inclination. A moins que son visage ne soit qu’un écran dessiné d’ombres. En cela, elle assume à merveille le rôle du visiteur qui polarise les fautes et les non-dits de ses hôtes. Son visage, même ramené à l’ombre qu’il concentre, est l’inverse de celui du zombie, blanc, vide, figuration d’un refoulé.

Façonnés par le manque et l’échec comme autant d’ellipses et de mystères, les personnages de Tourneur sont surfaces peuplées. Les interroger, ce n’est pas se demander « qui les habite », mais « quoi, qu’est-ce qui les hante » ? Un pan de réponse pourrait se lire dans la chair meurtrie de l’île, San Sabastian, corps marqué par les souffrances de l’esclavage. Si les Holland portent le nom des Hollandais qui, cultivateurs de canne à sucre, ont fait venir leur main d’œuvre d’Afrique, il est remarquable qu’un film datant d’une époque où la ségrégation est encore en vigueur aux Etats-Unis et où le combat pour la décolonisation n’a pas encore été initié, évoque ces questions de façon aussi explicite. Alors, face aux consciences se dresse, totem sanglant de l’île, Ti-Misery, et c’est Saint Sébastien tel que conforme à la tradition, c’est-à-dire transpercé par une flèche ; révélateur éloquent, Ti-Misery a la peau sombre et les traits d’un esclave.

Cependant Tourneur n’est pas cinéaste à se contenter de signes simples dont le récit pourrait confisquer le sens. Portés à intensités égales, le sombre et l’éblouissement sont parties d’une redoutable mécanique de l’apparition. Cette continuité en contrastes qui basculent les uns dans les autres mêle intimement sujet et forme, permettant une lecture double voire renversée du récit. Faits et personnages ne sont pas des pièces à conviction mais des émanations de l’ombre. La lumière est une force, un corps qui travaille les plans, qui organise l’histoire, met les êtres en mouvement. La caméra fixe moins les personnages et les événements auxquels ils se confrontent qu’elle ne semble vouloir les distraire.

En rester à ce constat formel serait réduire le film à un climat de rêve et de hantise auquel il ne donne cependant pas entière satisfaction. Surtout, ce serait ne pas voir affleurer, de ses strates ombreuses et nombreuses, cette lucidité qui s’attache au genre du mélodrame. Ce versant du récit, qu’on aurait tort de croire purement émotionnel, permet d’ébaucher une critique du système patriarcal sur lequel reposent la famille traditionnelle occidentale et son analogue, la société coloniale.

Eveil à la nuit, à l’obscur : cette tache aveugle que le zombie met en mouvement crée un vide, un appel d’air bienfaisant. Le rapport que Betsy noue avec le zombie pourrait constituer le centre d’une attention privilégiée ayant, pour l’une et l’autre, un effet libérateur. Le zombie est amené à quitter cette zone intermédiaire qui le dépossède doublement, de la vie d’une part mais également de la mort tandis que, discrètement déterminée, Betsy saisit l’opportunité de se dégager des conventions auxquelles son sexe, sa fonction, sa classe la lient encore. Au terme de leur cheminement individuel, les femmes ont gagné en autonomie et en reconnaissance : la somnambule est rendue à elle-même, héroïne tragique tout entière vouée à l’amour ; la mère accède à une autorité souveraine, qui, exagérée pour l’exemple, réconcilie morale, science et spiritualité ; Betsy, bras du destin ou personnification de la volonté, réalise et dit à mi-voix cette belle énigme qu’est l’avenir.

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Captures d’écran : Jacques Tourneur, « I walked with a zombie » (1943)

 Cat people (1942).

Victor Halperin, « White zombie » (1932)

The Box : la jouissance est dans les détails

La possibilité d’un choix est-elle la garantie de  la liberté ou ne sert-elle qu’à dissimuler son absence  ?  Ce n’est pas une moindre qualité, pour un film de genre, de brouiller les sources de l’angoisse qu’il distille. D’en effacer les traces quitte à détourner l’attention, susciter des indices qui ne mènent nulle part, se jouer de la logique. En admettant que le procédé ne soit pas involontaire, cette manœuvre est d’une efficacité redoutable en terme de manipulation : elle consiste à créer l’illusion de la multiplicité là où il n’y a pas d’alternative. Plus précisément, il s’agit de faire croire à la possibilité d’un choix alors même que l’unique voie est déjà tracée. En l’occurrence, en tant que démonstration morale, The Box est un film tout à fait déterministe.

Le point de départ est un dispositif assez simple : une boîte. Face à cet objet banal : un couple américain standard, classe moyenne, un enfant. La boîte en question, apprennent-ils, peut leur valoir un million de dollars. Il suffit d’appuyer sur le bouton (en quoi elle consiste), lequel signifie  la mort d’une tierce personne (inconnue, éloignée). Aussi simple. Ils ont 24 heures pour se décider, ensuite l’appareil est réinitialisé  et présenté à quelqu’un d’autre. La boîte ne s’impose pas sans la découverte de quelques contrariétés dans la vie du couple: Norma, suite à un accident médical, a perdu les orteils d’un de ses pieds; elle boîte. Son mari, Arthur, ingénieur à la NASA, est déclaré psychologiquement inapte à devenir cosmonaute. Bien sûr, l’argent fait défaut, malgré le confort manifeste  (la maison « idéale », la télévision dans chaque pièce, la voiture coûteuse).  Dilemme : appuyer ou ne pas appuyer sur le bouton ? Accepter l’argent et, indirectement, assumer la responsabilité d’un décès, ou rendre la boîte à son propriétaire (Janus à double visage), ne pas y toucher, renoncer à un million de dollars  ? Tel est le choix que pose/impose le film.

Sur cette base stratégique, inspirée par une nouvelle de Matheson, Richard Kelly se dédouble, lui aussi. Dans les grandes lignes, il développe une intrigue à mi-chemin entre La quatrième dimension et X-files, avec tout ce qu’il faut de rationnel et d’ésotérique, de science-fiction et de théorie du complot,  de fantasme apocalyptique et de mauvaise conscience humaniste, de métaphore politique et de symbolisme new age. Ce serait assez divertissant sans cet étau moral(isateur) décidément  trop lourd. L’imaginaire fantastique se nourrit d’ombres et de brumes, d’ellipses et d’ambiguïtés – registre sensible que la mécanique sophistiquée de Richard Kelly congestionne par excès de bonne volonté. Les événements s’enchaînent de façon démonstrative et, comme si cela ne suffisait pas, le texte surenchérit dans la redondance, avec en fil rouge la figure tutélaire de Sartre (façon Huis-Clos pour les Nuls).

Par chance, Richard Kelly se fausse compagnie. En marge de son discours christiano-sartrien,  il reste encore le réalisateur trouble de Donnie Darko. Cela se traduit par des détails qui, pour la plupart, ne servent à rien, ne mènent nulle part. Bref, des détails complètement excentriques. L’étrangeté du quotidien (dont Lynch est le plus grand maître) se manifeste dans l’imperceptible :  l’angle d’un escalier, un alignement de verres à vin, l’opacité des fenêtres, la façade d’une maison, la neige, le père Noël, etc. Le traitement du corps contribue également à cette dégénérescence interne du scénario. Le pied mutilé de Norma et le visage brûlé de celui qui offre la boîte (dont la chair détruite révèle l’ossature et la mâchoire), laissent entrevoir, dans la façon dont la monstruosité s’expose et fascine, une jouissance presque sexuelle, qui contraste, par exemple, avec l’apparente chasteté du couple marié… Aussi, le fait que l’action se déroule dans les années 70 débride l’image, sert de prétexte à une surcharge hallucinante au niveau des décors. Papiers peints aux motifs géométriques étouffants, dominance de couleurs terreuses, rétro-futurisme en carton-pâte : c’est le côté jubilatoire de ce film, avec sa musique omniprésente, bavarde et obsolète, sa facture parfois maladroite et  ses petites obsessions inavouables. A cet endroit-là, le film échappe à l’auto-censure, refoule vers des zones totalement dysfonctionnelles, malpropres, interdites… Lorsque Cameron Diaz marche vers la caméra avec un regard de velours, boucles dorées, petite robe noire,  halo de lumière – radieuse parce qu’elle vient de revêtir la prothèse d’orteils que lui a fabriqué son gentil mari, c’est à la fois hilarant, ironique et cruel, et décidément ce mélange de malveillance perverse et de candeur nous intéresse incomparablement plus que les grands discours sur l’état moral du monde.

Richard Kelly, « The Box », avec Cameron Diaz, Karl Marsden (USA 2009, durée 1h55)

A voir, « Donnie Darko » (2001), de Richard Kelly, avec Jake Gyllenhaal

Je est un autre…

D’une certaine façon, Cure est aussi un film-miroir – en réalité il n’est que miroirs. Les personnages échangent leur reflet, jouets d’une  sinistre réciprocité que la mort achève vainement. En tant que moteur narratif, l’hypnose est le lien, le nœud, le catalyseur ; elle expurge le mal endémique, plus encore elle le transmet,  le renforce. Vecteurs terrifiants d’innocence –  petite flamme affolée dans la pénombre, eau limpide qui s’écoule goutte à goutte – les phénomènes naturels deviennent objets de fascination qui incorporent au réel son répugnant refoulé. En une succession de tableaux sidérants et cendreux qui évident le temps et l’espace comme s’il n’existait nulle autre dimension que l’angoisse, Kiyoshi Kurosawa raconte très simplement l’histoire d’un jeune amnésique ne possédant qu’une seule qualité, celle de lire et d’activer l’inconscient d’autrui. Ceux qui, par hasard et par malheur, croisent sa route, finissent tous par commettre le crime désirable et défendu, qu’ils signent d’une croix. C’est aussi le cheminement intime du policier dédoublé, la dérive de son épouse vers l’amère folie, et la tentative légèrement ridicule d’un psychiatre pour arraisonner le surnaturel aux théories instruites. Enfin, ce très beau film se lit par transparence, permettant que la société s’y reflète autant que l’individu ; mais alors, à la place de son visage, le miroir risque de lui renvoyer celui d’un inconnu – lui-même.

Cure, de Kiyoshi Kurosawa, avec Koji Yakusho et Tsuyoshi Ujiki (1997)