– de cette abstraction une chose charnelle –

laissant la musique durcir l’air autour de moi tel un moule qui aurait dessiné en creux l’espace que j’occupais, espace vide de toute pensée où résonnaient seulement les notes gaies et rigoureuses d’un prélude joué au piano. Blottie à l’intérieur de cet espace creux, je vibrais, me déployais sans le moindre mouvement ; la musique s’entrelaçait à mon corps, en explorant les moindres possibilités pour les intensifier, avant d’en susciter de nouvelles ; en retour, le champ neutre que je formais offrait aux intervalles entre les notes la dimension nécessaire pour pleinement développer la folle richesse de leur vide sonore ; ainsi, ils traçaient mes limites tout en les annulant, et moi, je faisais de cette abstraction une chose charnelle, juteuse, vivante, gonflée de sève s’écoulant par la moindre fente

Jonathan Littell, Une vieille histoire.

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L’espace public des apparences

Avec l’enfermement, nous avons donc perdu l’espace public des apparences, de la civilité polie, du flirt, des rituels vides mais ô combien nécessaires, du sens du possible : tout ce qui fait de nous des êtres proprement sociaux. Nous avons perdu non seulement un monde public, mais le monde lui-même. S’il y a bien une chose que  le confinement montre, c’est à quel point Rousseau avait tort : l’intimité intense et un état de totale transparence avec les autres sont à long terme insupportables. Si nous avons besoin du monde, c’est précisément bien pour pouvoir nous cacher de nous-mêmes et des autres, pour changer de personnalité et d’apparence.

Eva Illouz, l’intégralité du texte est à lire ici

L’autre rive

Mondrian

Piet Mondrian

 

« Ne demande plus où tu en es – ne le demande plus jamais. Tu n’as pas besoin de ça : tu es nulle part. Et ce nulle part est ta chance, comme si tu étais amoureux.

« Ces phrases, elles composaient aussi un aide-mémoire pour la délivrance. Elles me paraissaient presque anciennes, maintenant, comme si, en quelques heures, ma promenade le long de la Seine s’était changée en saut dans la vie. Les trois phrases, je commençais à les vivre. Mais elles n’agissaient plus comme des appels au réveil : le réveil avait eu lieu ; il n’arrêtait plus d’avoir lieu. Est-il possible de prétendre un jour qu’on s’est réveillé ? Si ces trois phrases me semblaient maintenant familières, si elles n’aiguisaient plus en moi le désir de l’autre rive, c’est que sur l’autre rive, j’y étais. Toute une prairie de phrases s’est tissée dans le feuillage.

« Si les phrases maintenant viennent se formuler dans ma tête, il va falloir les écouter, me disais-je ; et pour les écouter, le mieux est de les écrire. Demain, me disais-je, demain je rédigerai. Car ce soir, mes yeux se ferment, je suis épuisé. Demain, après-demain, chaque jour, les phrases qui sont venues, celles qui viennent, celles qui viendront, je les écrirai. En attendant, c’est le fleuve qui veillera sur elles. Je me suis penché vers l’eau. Toutes les phrases de la journée sont venues vers ma nuque ; elles se sont enroulées autour de mes épaules ; l’une après l’autre, elles ont pris leur élan derrière ma tête et ont glissé, en arc-de-cercle, vers la Seine.

« C’est ainsi que je vais vivre, me disais-je : de phrase en phrase et d’une révélation à l’autre, attentif à ce qui vient.

« C’est maintenant, me disais-je – maintenant, cette nuit, tout de suite, là, c’est maintenant qu’il faut reprendre vie. Les choses n’existent pas ; un néant les traverse qui les pousse à l’effroi et aux enchantements. »

Yannick Haenel, Cercle. Extrait-collage pages 50 à 66. Citation incomplète.

 

 

 

– En ce sens la pensée est toujours pensée d’amour –

Francesco_Hayez_Il bacio (détail)

Il bacio, Francesco Hayez, 1859 (détail)

« (…) c’est l’accord ou l’adoption par nos facultés intellectuelles de l’intelligence du monde qui déclenche la pensée. Celle-ci est en quelque sorte illuminée par des images. Mais il ne suffit pas que les formes soient imaginées, il est nécessaire qu’elles soient désirées. D’où l’importance paradigmatique du sentiment amoureux, modèle et sommet de cette fusion génératrice. En désirant les images et en imaginant le désir – et qu’est-ce que la poésie amoureuse sinon cela ? – le sujet s’approprie la pensée qui, en ce sens, est toujours pensée d’amour. Ce primat du désir renvoie également à la notion de fantasme, à sa prosopopée singulière, qu’on retrouve chez Dante avec la figure de Béatrice. Le fantasme fait le plaisir propre au désir, écrivait Jacques Lacan dans Kant avec Sade. En paraphrasant cette thèse limpide on peut dire que, selon Averroès et les poètes d’amour, le fantasme par le désir fait l’intelligible propre au sujet. La pensée m’appartient parce qu’elle a été imaginée et désirée. Faire de l’amour le lieu par excellence de l’adoption de la pensée, l’idée est audacieuse, elle semble paradoxalement très en avant de nos horizons bornés. De même que celle d’une convergence de notre faculté de comprendre et de l’intelligence du monde. »

Extrait de « Connaissance du désir », Le journal des idées de Jacques Munier, France Culture 12/10/18 – à propos de « Intellect d’amour », Giorgio Agamben, 2018

Isabelle Huppert — Vivre ne nous regarde pas.

Meurtrière, amoureuse, mère, sœur, enfant : qui est cette héroïne dont la tourmente est le décor naturel ? Une étude magistralement menée par Murielle Joudet, critique de cinéma.

Isabelle Huppert Vivre ne nous regarde pas

« Corps fantasmatique de l’acteur, spectre qui habite autant les films dans lesquels il joue que ceux dans lesquels on l’imaginerait bien. Qui raconte tellement d’histoires que rien ne nous empêche de lui en faire dire d’autres, celles que l’on souhaite. Corps glorieux et inconsistant, à la fois partout et nulle part, libre de se glisser, pour le spectateur rêveur, dans n’importe quel film dont il est pourtant absent. » — Murielle Joudet

Vivre de nous regarde pas : en invoquant Flaubert, Murielle Joudet ne songe même pas à refuser au lecteur sa part humaine de curiosité vis-à-vis d’une actrice peu encline aux confidences. D’entrée de jeu, ce sont nos actes et le fait d’être là, de jouir et de penser qui, beau paradoxe, se dérobent à la vue. Surpris, déçus, on le sera si l’on croit tenir dans ce prodigieux essai une biographie d’Isabelle Huppert, un commentaire sur son œuvre ou quelque autre enquête renvoyant au paysage cinématographique français. On aura, pour s’en consoler, toute l’étendue d’un propos visant à s’assurer que la fiction, à laquelle il convient nécessairement d’accorder sa chance, soit en mesure de livrer tout ce que la vie garde au-dedans d’elle-même. Le regard sur l’événement ainsi que l’événement même ; le rêve et son accomplissement ; le constat d’un vide contre une certaine forme de plénitude. Comme la littérature le cinéma est peut-être le lieu où la vie s’invente – ou simplement se raconte – avec la plus grande conviction. Ce pacte, l’actrice y adhère. Son nom cèle un rapport au monde, un style*, dont participent ses différentes incarnations à l’écran quand celles-ci pour l’essentiel ne le constituent pas. Car l’hypothèse de Murielle Joudet est que les héroïnes composent, décident ; elles se décomposent certes aussi, mais plus encore elles sont le mobile, l’impulsion, la détermination, l’étincelle. Ceci nous entraîne de facto dans une promenade sur le fil ô combien séditieux des rôles ordinairement assignés aux femmes. Ce chemin nettement tracé qu’un certain air de fragilité ou l’éclat de sa chevelure fauve auraient pu lui faire prendre, Isabelle Huppert n’a cessé de s’en écarter avec une force, une violence, qui n’ayant rien d’accidentel,  n’ont rien d’évident non plus.

Isabelle Huppert La Dentellière

La Dentellière, Claude Goretta, 1977

Construit autour d’une personne dont on ne saura rien sinon par le prisme d’une caméra, ce que révèlent un jeu, un maquillage, soit un corps fantasmatique, une identité purement fictionnelle, un feuilletage, il s’agit d’un portrait gigogne dont le cœur se constitue angle mort. Mené par la négative, le portrait produit deux ensembles biographiques distincts : l’un, purement spéculatif, emprunte son matériau à un nombre restreint de rôles dont les anamnèses respectives semblent raconter une histoire et esquisser l’hypothèse d’une personne ; l’autre, peuplé de personnalités réelles, vivantes ou mortes, rassemble autour du point aveugle des noms tels que ceux de Marlène Dietrich (« un destin féminin que ne vient jamais tempérer le médiocre concept de bonheur »), Maurice Pialat (« une méthode qui cherche à rendre le cinéma secondaire, ou plutôt, oblige la mise en scène à advenir toujours couplée à une épiphanie »), Catherine Breillat (« la féminité comme une malédiction »), Adjani (l’autre Isabelle, la rivale), et Claude Chabrol (« à la recherche du texte endormi dans le corps de l’actrice »).

« Derrière la volonté de vous exprimer, de vous intégrer à votre manière se trame toujours l’imminence d’un exil. Ce qui vous habite est incompréhensible, trop ardent, un élan qui ne se laisse pas traduire. » — Murielle Joudet

Si Murielle Joudet semble dans un premier temps ne pas aller au-delà de ce qu’elle fait habituellement, à savoir donc, poser des mots sur des images, c’est qu’elle figure depuis ses débuts, récents, disons-le ici, elle n’a pas trente ans, parmi les écrivains capables en quelques lignes de transcender cet exercice en proposant des textes qui débordent amplement du territoire cinématographique et de ses paysages fictionnels pour, en fin de compte, en revenir à la vie, puisqu’il n’est jamais question que de cela au cinéma. Dès lors, la focale annexe le corps de  l’actrice pour embrasser une zone d’intérêt plus large. Aucun cadre en effet, ni romanesque ni cinématographique, ne pourrait arrêter des héroïnes faites pour résister au monde ou tout au moins le fuir, le caractère intime et circonstancié de la révolte ne conduisant que mieux au fait politique. Et soudain l’icône, par un brusque sursaut de la chair, un refus, un mouvement de repli, se met à nous parler et elle nous parle de nous.

Isabelle Huppert Violette Nozière

Violette Nozière, Claude Chabrol, 1978

Page après page, film après film, en lieu et place du portrait de l’actrice, se profile un portrait de femme, un portrait dont l’élégance et la réserve de l’actrice viennent toutefois tempérer le caractère agité. Celui d’une femme prise à différents moments de sa vie, corps inscrit dans la trame des jours, document de son propre vieillissement, et aussi, celui d’une personnalité bâtarde car issue d’une addition de personnages. Nul doute qu’une anthologie différemment conduite aurait abouti au même résultat. Sur l’écran, le visage de cette femme qui porte le prénom d’Isabelle et en même temps celui de Pomme, de Violette, Charlotte, Nelly, Ella, Marie, Emma, etc., s’imprime avec la persuasion d’un destin, ou plutôt, d’un anti-destin – une aventure qui dans tous les cas trahit le jeu d’une volonté, d’une détermination – de celles qui signent une œuvre, mais en creux seulement.

À propos de Nathalie, le personnage joué par Isabelle Huppert dans L’Avenir (Mia Hansen-Løve, 2017), Murielle Joudet note qu’au fil du temps, l’actrice a peut-être fini par représenter, quoique sans le vouloir, une version déviante ou perverse du rôle traditionnellement dévolu aux femmes dans la vie comme au cinéma, étant parvenue, sans livrer la moindre clé sur ses propres positions sur le sujet, à projeter une contre-image de l’enfant, de la sœur, de l’épouse, de la mère.  … faire ses cartons à tout moment, empoisonner son père, ne pas faire d’enfant ou en faire, être une épouse aussi dévouée que venimeuse ou alors détestable, rester vieille fille, se prostituer, attendre le prince charmant, se trouver un amant plus jeune, plus vieux, faire avorter les copines, ne penser qu’à soi, ne penser qu’aux autres, faire de son travail la source unique de son bonheur, tenter la vie, faire payer les hommes ou les inviter à nous détruire ; ou alors rien de tout ça. Les attitudes face à la combinaison mari-enfant-travail sont innombrables, c’est un exercice de transformisme qui, en tant qu’actrice, promet d’être illimité. Isabelle Huppert a fait régner le détachement : ce qui devrait la structurer, elle le rejette dans l’accessoire, contingences qui l’effleurent sans la déterminer (p. 202).  C’est en vain qu’on cherchera dans la carrière de l’actrice le visage d’une sainte ou l’absolu d’un amour ; quelque chose de plus obscur comme « un goût pour le désastre et la catastrophe » conduira toujours ces figures de l’intelligence, de la grâce et de la rébellion à décevoir : ce sera une criminelle plutôt qu’une guerrière, une dentellière mutique, une mère indigne, une faiseuse d’anges vénale ; une Emma Bovary plutôt qu’une Adèle Hugo. À travers de tels destins la subversion se condamne à ne porter aucun message.

Isabelle Huppert Elle

Elle, Paul Verhoeven, 2016

« Le style est à lui seul une manière absolue de voir les choses » — Flaubert

Un personnage, c’est aussi une espèce de costume, c’est un style qu’Isabelle adopte pour chaque rôle. Dans cette façon de concevoir son métier, il n’y pas de perte, pas d’offrande de la chair, l’actrice n’a pas à s’abandonner, à se dérégler pour se fondre dans une autre, c’est le personnage qui, signifié par la panoplie de ses gestes, la précision de ses attitudes, par son verbe et ses silences, offre armes et bagages et cela suffit pour dessiner une forme à l’écran. L’avantage de cette méthode est qu’elle n’encombre pas le film d’émotions. Les émotions, c’est au spectateur de les fournir et au montage d’y veiller discrètement. Le personnage s’enfile comme un vêtement, c’est le costume sous le costume, on ne cherche pas à faire croire que c’est de la peau. Sa propre peau d’ailleurs, qui sait ce que c’est ? Le désavantage de cette méthode c’est que c’est toujours Isabelle Huppert qu’on voit à l’écran, le personnage n’apparaît qu’après coup, il faut du temps. L’image ne varie guère, celle d’une minceur extrême, un visage qui perd progressivement ses rondeurs, des traits qui s’aiguisent, des angles qui tressaillent, c’est un regard à la place des yeux ceux-ci ne se laissant pas scruter et une voix immédiatement identifiable elle aussi, un timbre peu amène, légèrement éraillé, ni féminin ni masculin, une androgynie vocale qui, au fil des années, va en s’aggravant.

Isabelle Huppert Tip Top

Madame Hyde, Serge Bozon, 2018

Nullement naturaliste, ce n’est pas davantage un jeu qui se remet en scène. Son propos n’est pas de retourner l’illusion ou de la travailler comme un motif de théâtre, à tous les coups, l’illusion opère, le personnage-Huppert nous prend, nous étreint et voilà, tout ce qui lui arrive nous arrive, on tremble, on espère, on souffre, on part avec elle. Cette surimpression de l’actrice qui flotte à la surface du rôle, ce n’est pas du jeu intellectualisé. C’est du jeu absent. Une mécanique efficace : d’un côté un corps, un visage, une voix ; de l’autre un style, une manière d’être, une histoire, un script. L’addition des uns et des autres produit ce curieux hybride qu’est le personnage-Huppert, un corps intermédiaire toujours en porte-à-faux avec la réalité dans lequel il prend forme, qu’elle soit fictionnelle ou non.

« On ne sait jamais qui on vient importuner avec son désir, quelle bête on vient réveiller ». — Murielle Joudet

Ce flottement ouvre des espaces mélancoliques. C’est le sentiment d’irréalité que produisent ses airs absents, sa voix désaccordée, la maladresse de ses gestes. Les décalages de ce genre ont une poésie qui peut être comique étant d’ailleurs à la source du cinéma burlesque. Et l’actrice peut vouloir être drôle, faire rire, rallier un film pour cette raison-là. Pourtant, là encore, l’ambivalence pèse sur le rire et gâche toute tentative de légèreté. Dans Elle, le film de Verhoeven, sait-on si elle se moque ou si son apparente frivolité ne témoigne pas d’une perversion plus grande que celle de son agresseur ? Tout le monde connaît ce qui relie en profondeur comédie et tragédie, ces regards jumeaux portés sur une même réalité ; sans doute est-ce là une polarité nécessaire pour supporter nos propres émotions que de les réduire de moitié. Dans les traits énigmatiques d’Huppert où comédie et tragédie pactisent confusément se déploie, à deux pas de la folie, le paysage d’une liberté folle.

Isabelle Huppert Les Portes du paradis

La Porte du paradis, Michael Cimino, 1980

Dans son roman paru en 2017, Tiens ferme ta couronne, Yannick Haenel offre lui aussi un rôle à l’actrice, un rôle passif car complètement littéraire cette fois. Invente-t-il un personnage qui porte le nom d’Isabelle Huppert ? Sans doute, mais pas tout-à-fait, car le long monologue qu’il prête à l’actrice s’inspire de déclarations réelles. Qu’importe, en fin de compte l’essentiel n’est pas là. Ce que le geste de Yannick Haenel met en évidence n’est pour tout dire que le propre de la star, à savoir faire naître des fantasmes, l’imaginaire collectif n’en a jamais assez. Or ce qui, chez les people, occupe le terrain du réel, s’éloigne et s’embrume chez Isabelle Huppert. C’est que la toile d’où se découpent les personnages ne renvoie à rien d’autre qu’à la fiction elle-même, sa persona se déployant tel un labyrinthe de miroirs. Tout se passe comme si l’être du réel s’était perdu en cours de route ou que le métier de vivre avait rejoint celui de jouer.

« Plus besoin de défaillir lorsque c’est la réalité qui recule d’elle-même, tombe en pâmoison. » — Murielle Joudet

De son territoire de rêverie creusé à même la fiction remonte la trace d’une expérience immémoriale, d’un style révolu, de conflits anciens, d’un doute, d’une insatiabilité vague, spleenétique. Il se peut que cette danse des sept voiles qui ne dénude personne mette le monde (le spectateur) à distance. Elle force l’image à s’écraser contre cette autre somme d’illusions qu’est le réel n’en laissant subsister dans le grain de sa voix qu’une portion infime. Mais ce peu de choses-là, ce soupçon de réel qui persévère à travers son corps, ne trahit que son infinie capacité de renouvellement. Sur la nudité, sur l’élucidation du vivre, sur la vie même s’affirme alors la puissance érotique de la métamorphose.


* « Le monde, tel que nous le partageons et lui donnons sens, ne se découpe pas seulement en individus, en classes ou en groupes, mais aussi en «styles», qui sont autant de phrasés du vivre, animé de formes attirantes ou repoussantes, habitables ou inhabitables, c’est-à-dire de formes qualifiées : des formes qui comptent, investies de valeurs et de raisons d’y tenir, de s’y tenir, et aussi bien de les combattre. » Marielle Macé, Styles, NRF Essais, Gallimard, 2016.

Murielle JOUDET, Isabelle Huppert. Vivre ne nous regarde pas, Capricci, 2018 (lien)

Isabelle Huppert Gabrielle

Gabrielle, Patrice Chéreau, 2005

Films préférés avec Isabelle Huppert (mais je suis loin d’avoir vu toute son œuvre)

Gabrielle, Patrice Chéreau, 2005

La Pianiste, Michael Haneke, 2001

La Dentellière, Claude Goretta, 1976

Elle, Paul Verhoeven, 2017

L'Avenir, Mia Hansen-Love, 2016

White material, Claire Denis & Marie NDiaye, 2009

La Fausse suivante, Benoit Jacquot, 2000

Tip Top, Serge Bozon, 2013

Amour, Michael Haneke, 2012

Madame Bovary, Claude Chabrol, 1990

La Cérémonie, Claude Chabrol, 1995

Violette Nozière, Claude Chabrol, 1978

Happy end, Michael Haneke, 2017

Les Sœurs Bronte, André Techiné, 1979

Elle a un fond de désert (une ligne, une flamme, un rêve de geste)

Isabelle Huppert La Dame aux camélias

« Et dans la répétition de ce geste, une main suspendue et qui s’apprête à toucher, dans sa reformulation nocturne (mettre le feu à tout ce qu’elle touche), se déploie la politique des gestes de l’actrice. Elle ne répète pas un geste pour qu’il se sédimente, mais pour qu’il se décolle doucement du monde. Elle répète pour qu’il n’y ait plus qu’une ligne, une flamme, un rêve de geste. D’où viennent les gestes d’Isabelle Huppert ? À cette question, le cinéaste Serge Bozon propose une piste lumineuse : Isabelle, ce n’est pas du tout du bon pain. Elle a un fond de désert. Ses gestes, au lieu de sortir d’une sorte de coussin du quotidien, c’est comme s’ils sortaient à blanc. Comme s’ils sortaient de rien, tout simplement, comme s’il y avait un désert autour. »

Murielle Joudet, Isabelle Huppert. Vivre ne nous regarde pas, Capricci, 2018

(photo : La Dame aux camélias, Mauro Bolognini, 1981.)

– aucune nuit, jamais –

toute la nuit

« Et c’est vrai, la pensée ne disparaît pas quand la conscience s’est assoupie. Elle lui survit et persiste. Elle veille sur celui qui a cru assez en elle pour lui confier le devenir compromis de sa vie. En retrait du regard (quand celui-ci bascule sous les paupières), la pensée demeure et, avec elle, tout ce que retient sa pure apparence calme. Au moment d’éteindre la lumière, il s’agit de se promettre encore qu’il n’existera pas de forme d’oubli où puisse s’effacer la présence de qui l’on a vraiment aimé. « Je pense à toi toute la nuit » signifie : la nuit n’est rien de plus que l’un des moments de ma pensée où je te prends (ne crains rien) avec moi. Et si elle dit : « Je pense à toi toute la nuit », j’entends : Aie confiance, aie confiance : aucune nuit, jamais, n’aura raison de la pensée où tu vis avec moi. »

Philippe Forest, Toute la nuit

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés

 

« Les failles éclataient, des documents cachetés lui étaient renvoyés, les feuilles lui coupaient la peau des doigts, des plaies précises et une petite douleur qu’on n’oublie pas. Il avait fini relégué dans un bureau au bout d’un couloir où personne ne passait jamais. Il récupérait les dossiers des autres, n’ouvrait rien, les transmettait à d’autres. Un cri se creusait sur son visage. »

Elsa Boyer, Heures creuses, P. O. L., 2013

ils ne mouraient pas tous

Certaines maladies mordent dans les deux sens, au-dedans comme au dehors. Échappant aux diagnostics établis, résistant aux analyses, sans réel début et surtout sans fin, on ne sait quel nom leur donner. Par défaut et comme pour s’en débarrasser, on dit alors qu’elles sont psychosomatiques. Tout imaginaires qu’elles soient, ces affections ont des répercussions sur la société dans son ensemble. Un coût économique avéré leur octroie une mince reconnaissance. Entre les personnes atteintes et les mutuelles, la médecine du travail assume la position malaisée du contrôleur et de l’interprète.

Cette ambivalence revêt un caractère positif. Le malade se voit enfin donner la chance de s’expliquer, non pas devant un médecin de famille, mais devant une oreille officielle, celle d’un représentant de l’état qu’intéresse la santé de la population. La médecine du travail marque ce point de bascule où la maladie devient un fait public. Marc-Antoine Roudil, cinéaste, et Sophie Bruneau, anthropologue, ont pris le parti, il y a quelques années déjà, d’enregistrer un petit nombre de consultations.

Devant une caméra fixée sur un pivot, trois femmes, un homme et un médecin se font face, la table qui les sépare découpe le cadre de façon symétrique, égalitaire, scrupule révélant en creux quelle politique de l’image est ici en acte. Seuls instruments en vue, un stylo et du papier. Pas de stéthoscope, de seringues, pas même un fauteuil pour s’étendre.

Ce que nous voyons, nous qui ne sommes tous directement concernés, ce ne sont pas des personnes. Le dispositif tant de la clinique que du documentaire ne se prête pas au raffinement psychologique, pas plus d’ailleurs qu’il n’encourage au voyeurisme. Là, devant nous, des figures. Visages de l’anxiété, de l’épuisement, de la honte, du désespoir. Postures, gestes, courbatures et crampes comme l’angoisse font saillies – révèlent l’empire d’une douleur installée. Les voix produisent le même effet, flux précipité ou ralenti, toujours anxieux, de propos plus proches de l’aveu que de l’assertion.

Ces visages, ces corps témoins, reconnaissons aussi qu’ils ne nous étonnent pas. Ce qu’ils représentent n’a rien de spectaculaire. Le film ne construit pas un dossier à charge et ne file pas non plus une enquête. L’anamnèse et les commentaires qu’elle suscite n’ont pas d’autre ambition que d’illustrer les termes d’une enquête antérieure, le livre de Christophe Dejours paru en 1998, Souffrance au travail.

Que le travail use les corps et les vies, cela, on le sait. Quelque chose aujourd’hui interpelle, mais quoi ? Le psychiatre auteur du livre signale des troubles spécifiquement liés à l’effritement du collectif. Pour aller tout droit aux conclusions de son essai, certaines techniques de management actuelles ont pour conséquence (pour but ?) de briser la solidarité, cette solidarité grâce à laquelle un individu mis en difficulté sur son lieu de travail, peut encore, à cet endroit même, se sentir soutenu. Aujourd’hui, une nouvelle solitude frappe les salariés. Des capacités accrues, disons illimitées, se traduisent en demandes analogues. Au terme de cette logique du dépassement, les individus mis en compétition sont en plus du reste rendus comptables des échecs de l’entreprise.

Chez certains, des douleurs apparaissent, de toutes sortes, d’intensité variables. Les uns souffriront du dos, les autres des bras et des poignets, ou encore de la tête, des yeux : à chaque métier son éventail d’effets néfastes, le corps se prête à tous les maux. Diverses raisons retardent la mise au repos, lente évolution de la douleur, spectre du remplaçant, peur de devenir ce maillon faible qu’on méprise et rejette. Souvenez-vous : vous êtes capables du meilleur. Ce culte de la bonne volonté s’assure de la complicité de tous. La relève est assurée. Le système, nous dit-on, fonctionne à tous les niveaux, du bas de l’échelle jusqu’en haut. Une ouvrière, un directeur d’agence, une technicienne de surface et une vendeuse : un tel échantillonnage donne au film un caractère non plus seulement illustratif mais démonstratif. Ce procédé a une légitimité théorique dans la mesure où il met en évidence certains mécanismes à l’œuvre dans les entreprises et dans la société. Au spectateur de se garder d’établir plus avant des équivalences entre les différents cas qui lui sont soumis.

Le titre – et le titre seulement – conduit l’abstraction jusqu’à son terme. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés : cette formule – une citation de la fable Les Animaux malades de la peste généralise le propos comme il le met à distance. Sous la raillerie, c’est un mode de diffusion du pouvoir que La Fontaine analyse. Ainsi, sous la peste s’en déploie une seconde, plus terrible car elle n’est que contagion. La société des animaux est en crise : le lion décrète que le coupable doit se faire connaître. La « faute » dégringole de haut en bas et finit par être endossée par l’animal le plus humble. On songe à une pratique dont il est abondamment question dans le documentaire : l’évaluation à 360°. Sous couvert d’avancée démocratique, c’est bien la société de surveillance théorisée par Foucault qu’on voit poindre ici, avec des effets désastreux sur la confiance en soi et dans la communauté. Contre la peste, un seul remède : se serrer les coudes.

Tant de noirceur ne peut qu’appeler à la révolte. Que faire alors lorsque la honte l’emporte sur la rage et que l’énergie vient à manquer ? Un second volet intitulé Viatique introduit un peu de pédagogie dans ce qui risquerait sinon de reconduire à une opposition binaire entre dominants et dominés. Bien que minoritaires, il existe des points de fuite, des trouées dans le système, des alternatives. Certaines peuvent même prendre forme en son sein, pacifiquement et sans drame. L’exemple est sous nos yeux : c’est celui du corps soignant. Constitué de médecins, de psychologues, d’assistants sociaux, de juristes, bref, de divers métiers appelés à dialoguer et à prendre des décisions ensemble, il présente tout autant un recours pour les personnes en voie de marginalisation qu’un référent, un modèle dynamique. Dans le cas précis du système hospitalier – mais on peut sans peine étendre ce modèle aux entreprises privées et publiques -, l’efficacité du travail dépend directement de la cohésion des équipes.

Marc-Antoine ROUDIL, Sophie BRUNEAU, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient touchés, Belgique, 2005.

Un corps qui porte avec lui le sol sur lequel il marche

« La compréhension philosophique fait toujours apparaître, le plus souvent à son insu, premièrement quel concept du corps est à l’œuvre dans le texte, deuxièmement comment le corps du lecteur ou de la lectrice répond – fait écho ou résistance – à ce concept même. »

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« Il n’existe pas, dans le domaine philosophique global, l’équivalent d’une Marguerite Duras en littérature, d’une Pina Bausch en danse ou d’une Georgia O’Keeffe en peinture. Sans doute serait-il difficile de dire là aussi en quoi ces femmes font proprement œuvre de femmes. Mais il apparaît incontestable qu’elles changent la donne des règles de leur art, transforment le jeu et engendrent une tradition, ce qui n’est pour l’instant jamais arrivé en philosophie.
La différence des « femmes philosophes » n’est pas qu’une répétition. Ce n’est certes pas qu’une question d’incapacité, mais de manque de possibles théoriques. Tous les « objets philosophiques » sont et resteront pour les femmes des objets empruntés. Les questions sont et seront toujours données. »

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« La déconstruction de la philosophie elle-même, qui accorde une place si importante à la différence des genres et dénonce le « phallogocentrisme » de la tradition, n’offre d’autre avenir philosophique aux femmes, force est de le constater, qu’un avenir de réplique.
L’autorité féminine apparaît donc décidément comme une mimique. N’est-ce pas le lot de tout féminisme, commençant ou non, que de « vouloir ressembler » ? »

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« C’est ici que l’on peut aborder la seconde signification de la formule « il n’y a pas de femme philosophe », qui insiste cette fois sur son sens militant : la femme transgresse les limites de l’espace philosophique comme d’un lieu inadéquat à son « essence ». Transgresser les limites de la philosophie et de sa violence – métaphysique et déconstructrice – n’implique pas pour autant que l’on se passe des concepts. Pourquoi le faudrait-il ? Comme je l’ai écrits ailleurs, les concepts ne sont jamais coupables, ce ne sont pas eux qui portent le poids du phallogocentrisme. La part d’idéologie à l’œuvre dans les concepts ne vient pas des concepts mais de la métamorphose de leur valeur pragmatique et motrice en noèmes. Les concepts, en tant que schèmes moteurs, sont originairement des précipités ou des commencements d’action, des accélérateurs, ils permettent d’avancer, équivalents de la course dans la pensée. »

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« Si l’homme est celui qui peut s’emporter partout avec lui, comme le dit Montaigne, la femme serait peut-être celle qui déplace tout avec elle, sans rien dire et sans rien montrer, un corps qui porte avec lui le sol sur lequel il marche, un sol sombre et friable comme la cendre, la fondation secrète de tous les discours. »

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« Il vient un temps où l’on « fait sans », où on laisse derrière soi les modèles, masculins, féministes ou autres. Où l’on abandonne aussi la question de l’autorité. On ne fait autorité que lorsqu’on décide de se moquer de l’autorité. C’est là sans doute la dernière étape de la formation, peut-être même de la vie. Il vient un temps où l’on sait que la philosophie n’a plus rien à offrir, qu’elle ne peut accueillir l’essence fugitive des femmes, que les études de genre ou la déconstruction ne le peuvent peut-être pas non plus. Il faut partir seule, déplacer, rompre, dégager de nouveaux espaces, devenir possible, c’est-à-dire renoncer au pouvoir.

Le pouvoir ne peut rien contre le possible. »

Catherine Malabou, Changer de différence (montage d’extraits, dernier chapitre Faire avec, faire comme, faire sans : Possibilité de la femme, impossibilité de la philosophie)

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(1) Georgia O’Keeffe (1941)

(2) Cindy Sherman (1985)

À l’à-pic exact (un dernier effet de lumière)

Wanda 2

« On ne sait pas dans quelle ville se passe la scène, mais dès qu’on voit ce recoin de fenêtre, la table en formica dans l’angle des rideaux aux plis épais qui sentent la cigarette et la bière, on sait que ce bar en Pennsylvanie est à l’à-pic exact du malheur, pas un malheur plein d’emphase, pas un malheur grandiose agrafé à l’Histoire, non, un malheur fade qui a l’odeur d’un tissu à carreaux pendu aux fenêtres d’un café de province. »

« Et sans doute, par un jour de vive lumière, un de ces jours immobiles et radieux, elle s’était tenue comme Clarissa Dalloway à quinze ans, « songeuse au milieu des légumes », espérant sous le ciel, observant les oiseaux dans l’air vif d’un glorieux matin de printemps, confondant ce court instant d’effusion avec la promesse du bonheur définitif. »

 

Wanda 3

Wanda 1

« Le terrain le plus vague, le lieu le plus aigri, le plus délaissé, peut parvenir à tromper l’effroi dans un dernier trucage, et il suffit d’un caillou sachant retenir la grâce immatérielle d’un couchant pour que la tristesse, l’ignorance et la déception s’apaisent provisoirement dans un dernier effet de lumière. »

Supplément à la vie de Barbara Loden, Nathalie Léger

Captures : Wanda, Barbara Loden (1970)