Cellules littéraires cancéreuses

Les humains, en général, disent l’essentiel de ce qu’ils ont à dire dès le début, puis prennent une éternité pour nuancer, se contredire, obscurcir ou retirer des choses importantes. Vous manquez rarement un truc important en coupant la parole aux gens au bout de deux phrases. Richard Ford, L’Etat des Lieux, p.387

Sac où l’on peut tout fourrer :  le roman, selon l’écrivain polonais Witkiewicz, contient des petits bouts d’art, mais n’en est pas un. Peut-être l’américain Richard Ford partage-t-il, soixante ans plus tard, cette conception très slave – à vrai dire je n’en sais rien – mais son Etat des Lieux, (titre lesté  d’une littéralité dont il abuse au détriment, sans doute, du romanesque), long de 700 pages, avec ses fulgurances et à-plats journalistiques,  ses brillants dialogues et interminables radotages, répond point par point à cette anti-définition du roman.

Suivant ces fluctuations qualitatives, mon intérêt pour ce livre n’ a eu de cesse de s’élever et retomber par vagues – mouvement relatif, certes, dû au relief contrasté de cette histoire de peu de choses, qui se déroule sur les trois jours précédant Thanksgiving. Comme ce qui m’a menée à l’Etat des Lieux est la lecture – très appréciée – de Péchés Innombrables, recueil de nouvelles du même auteur, j’ai cru retrouver dans le roman, construit à l’horizontale, par saccades et traînées, un souvenir des nouvelles, distinctes mais successivement alignées, plongées dans un même climat, et malgré tout reliées entre elles par une vision désabusée de la vie. L’Etat des Lieux pourrait être constitué de blocs narratifs comparables, tantôt ciselés tantôt crayonnés, d’intérêt inégal. Le fil conducteur, c’est Frank Bascombe, omniprésence parfois lourde, point de vue unique, prolongé par sa famille, son entourage. Néanmoins, ces éléments et événements sont distribués de telle façon qu’au lieu de former une masse romanesque dense et hétérogène, ils se disposent les uns à côté des autres, soigneusement, petit bout par petit bout, de sorte que chaque micro-récit constitue un tout presque autonome. Sans être linéaire, la chronologie est géométriquement claire, toile d’araignée reliant des cellules indépendantes. Cette structure permet à l’histoire de se dévider à l’infini, ce qu’elle semble parfois faire, comme un feuilleton… L’intérêt de ce procédé est double : il permet de donner aux éléments de moindre importance autant d’attention qu’au reste, déjouant d’emblée toute hiérarchisation circonstancielle ;  il peut s’interrompre ou se poursuivre indifféremment, sans perturber la construction d’ensemble. Par contre, cette fragmentation accuse ses passages à vide,  faiblesses et  longueurs.

Si, de ce sac bien rempli, je ne devais retenir que le meilleur, j’aurais tout de même beaucoup à dire. Dans ses moments inspirés, Richard Ford prend un ton enjoué, qui mélange allègrement  sensibilité bougonne et auto-ironie. Frank Bascombe lui-même est pétri de cet alliage, et sa vie évolue selon un tracé similaire : à cinquante-cinq ans, marié deux fois et peut-être autant de fois divorcé, il soigne son cancer de la prostate (descriptions hilarantes et détaillées du traitement et de ses effets secondaires sur la vessie…) Des enfants, il en a trois : l’un est mort en bas âge ; le second ; il ne l’aime guère et le qualifie volontiers d’attardé mental ; sa fille enfin, possède toutes les qualités si ce n’est qu’après avoir rompu avec sa superbe compagne (qu’il lui aurait volontiers empruntée), elle menace de devenir hétérosexuelle, fait désolant pour un père raisonnablement libidineux.  Juste avant que le cancer ne se déclare, sa seconde femme le quitte pour « son mari mort » – il faut  attendre quelques centaines de pages avant de comprendre le sens de ce qualificatif – ce passage étant réellement le plus beau du livre, rupture tragi-comique, très réaliste dans son aspect dérisoire et désolé. De plus, Richard Ford est un dialoguiste virtuose. Les réparties sont concises, presque axiomatiques. Loin de figurer des échanges banals ou naturels, les conversations confinent souvent à l’abstraction, chargées d’un sens profond, dont la portée dépasse le cours du récit et le niveau intellectuel des personnages. Je l’avais déjà noté au sujet de Péchés Innombrables,  cette écriture me rappelle le style de Henry James, d’une telle densité que l’on finit par ne plus rien savoir sur rien. Cette sophistication des parties dialoguées, inutile de le souligner, contraste violemment avec une langue plutôt neutre, efficace mais sans relief – pour ne pas dire sans style. Richard Ford, dirait-on pratique une psychologie pragmatique, déductive : le fait mène à la théorie. Ce procédé ménage ses surprises, ou ses effets comiques (l’homosexualité devient la norme, l’hétérosexualité une trahison ; la femme idéale est un amour sans lendemain) ; plus encore, il brise plus d’une fois les liens attendus de cause à effet, correspondant ici aux nombreux tabous familiaux (les parents aiment leurs enfants).  Quant aux personnages moins que secondaires – les figurants – ils n’apparaissent jamais sans biographie. Qu’on ne s’y trompe pas : cette profusion de détails alimente moins un quelconque intérêt humain que l’ambition de dresser un portrait de l’Amérique. Si tel est le projet de Richard Ford, il se révèle précis mais trop mimétique, aussi plat que ce qu’il décrit. Car s’il revoie de son pays un portrait fidèle, quel intérêt, si ce n’est journalistique ? Que devient la fureur de Faulkner ? l’effroi de McCarthy ? l’art de transfigurer le réel ? Frank Bascombe, agent immobilier, donne une vision de l’Amérique à la mesure de son métier : c’est bien mais… au rythme d’une banlieue tout juste médiocre, on palpite peu et on patauge beaucoup…

L’État des Lieux, Richard Ford, Éditions de l’Olivier

Fins sans violence – à propos de Péchés Innombrables

Cancer de prostate et femme idéale : un autre point de vue sur le même livre, chez Comment c’est.

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Défaire et nouer

Si toute une vie devait, tel un linge aux plis compliqués  qui, une fois déployé, révèle une surface lisse et nue, s’enrouler sur la trame unie d’une seule soirée, autour d’elle l’histoire s’arrondirait pour l’emprisonner dans une boucle parfaite qui, mise en roman, se tracerait dans l’intimité d’une nuit de noces, et s’intitulerait, empruntant avec pudeur le nom du lieu, Sur la plage de Chesil. Ils seraient deux, par concentration. Elle – très belle jeune femme, dont la bonne éducation tiendrait lieu de corps social – serait  violoniste, rien d’autre. Du reste, elle détournerait les yeux, ôterait les mains, éloignerait les lèvres. Inintéressée, déplacée. Si elle devait, malgré son isolement, tomber amoureuse, elle forcerait l’intelligence pour pallier la froideur, embaumerait de tendresse l’horreur de la chair. Face à elle, un jeune homme intrépide, enthousiaste, tomberait en admiration devant cet être si différent, inaccessible et proche, glacial et délicat,  mystérieux, impénétrable. Ils pourraient peut-être, le temps de se « connaître », de se faire la cour – tout se passe au début des années soixante – tendre l’un vers l’autre, partager une illusoire sincérité, ivres de désir inassouvi, s’abuser de conversations   ; ils pourraient se frôler, se tenter, vaciller et osciller jusqu’à l’arête tranchante de cette nuit fatale, sur la plage, où leur histoire se brise et recommence.

Ian McEwan est également l’auteur d’Atonement.

Fins sans violence

En route pour rejoindre sa maîtresse dans un luxueux hôtel, un homme assiste à un accident de la route ; une femme meurt sous ses yeux. A son amie avide pourtant d' »événements », il ne raconte rien  mais, attentif à sa conversation superficielle, sa légèreté, en laquelle il ne voit qu’une forme d’innocence, le touche. Dans une autre ville, un écrivain épie chaque soir par la fenêtre le déshabillage d’une  distante voisine. Par hasard, il la rencontre dans la rue et se rend compte que la frêle jeune femme qu’il avait imaginée de loin est en réalité très âgée. Pour teinter de tragédie la fin d’une liaison trop calme, une femme engage un acteur censé jouer le rôle de son mari auprès de son amant.

Ces histoires, amères et mélancoliques, composent, parmi d’autres, les Péchés Innombrables, de l’écrivain américain Richard Ford, celui-là même qui publie cette année L’Etat des Lieux, que je n’ai (pas encore…) lu. Portraits subtils, sans haine et presque sans souffrance, de couples défaits, ces récits sinuent dans les sillons invisibles qui ravinent les sentiments. Lorsque survient la rupture, l’amour, déjà exsangue, ne fait plus mal ; par vagues refluent des souvenirs très doux, qui, du lointain où ils se tiennent, ressemblent à ces vieux films dont l’image, à moitié effacée, frémit, se brise et craque, l’écran fissuré de sombres entailles, et se regardent avec une voluptueuse nostalgie.

Il est rare, et d’autant plus précieux, que la fin de l’amour soit dépeinte avec une telle délicatesse. Qu’ils soient plaintifs, hurlants, fielleux ou cyniques, si souvent les films et les livres se complaisent dans l’agonie. Aussi, parce que l’on s’identifie parfois à certain trait finement observé, on adhère trop vite à leurs conclusions hâtives et désolées. Richard Ford  atteint un niveau d’abstraction tel qu’il nous épargne le sordide et l’indécent. Certains dialogues, denses, elliptiques, me rappellent, toutes proportions gardées, les échanges hiératiques qui font la beauté des romans de Henry James : « – Tout ira bien, dit-il, avec un sourire forcé qui le calma. – En mettant à part la question de savoir quand je te reverrai. – En la mettant à part. Il garda le sourire. » Cette façon d’écrire, je ne sais pourquoi, détachée, sans ostentation et sans naturel, me touche plus que tout autre. L’immédiat n’y a pas lieu, débarrassé de toute illusion. Ce qui se présente comme tel, les dialogues justement, sont en réalité redéfinis en fonction de ce qui va suivre ; ils inscrivent le passé dans le présent, non pas comme seul un livre peut le faire, parce qu’ils font état de  la difficulté d’exister dans l’instant. On anticipe, on se souvient, mais on est rarement là. Cette absence au monde détermine, imperceptible, la cruelle discordance de l’amour, toujours ailleurs, toujours autre, plus présent dans le quotidien où il demeure invisible que dans l’esprit qui n’en saisit que l’illusion.