Tabou de Miguel Gomes

« La vérité est que la profonde émotion que je ressens quand je suis près de vous me transporte dans un territoire nouveau, effrayant, inconnu. »

Coupé en deux, volet contemporain à Lisbonne, volet historique en Afrique, Tabou suppose que le Portugal n’aurait pas de façon plus profonde de revivre son passé colonial qu’en se racontant des histoires.

 

Tabou 1

La voix est celle de Ventura, vieil homme sorti pour l’occasion de la maison de retraite. Hôtel ou hôpital, cet endroit à l’écart du monde revêt un sens prémonitoire. Le film tout entier se positionne dans un décalage significatif par rapport au réel (tout en gardant son regard braqué sur lui). Ensuite, il nous montre Lisbonne par ses intérieurs, plutôt que depuis la rue. Des espaces fermés et des plans rapprochés, dépourvus d’horizon : la perspective étroite du quotidien. De soi-même, de la ville où l’on vit, on ne voit guère que ce qui nous touche. C’est sous les néons d’un centre commercial décoré, tragique ironie, d’une jungle artificielle que l’homme, coiffé d’un chapeau d’aventurier, entame son récit. Nous partons pour l’Afrique, dans une ancienne colonie du Portugal.

L’histoire de Ventura est celle de son amour pour Aurora. Et personne n’est plus oublieux du monde que des amants. Mais filmer un rapport amoureux ne revient-il pas quelquefois à filmer le monde ? On va dans le Sud comme on irait vers un point d’incandescence. Ventura n’a rien d’un guide fiable mais on le suit parce qu’il ne nous promet rien que son humble vérité. Qu’il parle comme s’il lisait dans un livre, d’une voix tendre et assurée, bercement qui plongerait l’auditeur dans un demi-sommeil, ne fait qu’ajouter à notre désir de croire, de nous en remettre à cette parole amoureuse. Les souvenirs donnent à l’existence une forme plus réelle qu’elle n’en a jamais eue, ce goût de sang auquel seuls les rêves peuvent prétendre. Dans le discours du vieil homme, les lointains de la terre, du temps et de l’amour conservent leur profondeur, leur identité, leur âcreté. L’image en noir et blanc, les libertés prises avec l’Histoire, la primauté du sentiment et la poésie de la langue organisent le temps et l’espace en une proposition vivante et communicative. Le réel revient en morceaux. Bris de vies, bris de rêves mêlés, non-dits, faux-semblants, oracles, délires. Cela, c’est le tissu de n’importe quelle société. Et c’est une moire qui regorge de signes : puissants, tangibles et, chose étonnante, moins mensongers que révélateurs.

« Paradis » et « Paradis perdu » : ainsi se nomment les deux chapitres d’une histoire qui elle-même abonde en références bibliques. Sont-elles le fait de consciences troublées ou d’un destin qui se jouerait d’elles ? Et c’est sans parler du crocodile qui, présent aux moments clé du récit, pourrait tenir le rôle du serpent ainsi que celui de l’ange protecteur. Pourquoi faudrait-il trancher ? Sans doute le regard reptilien produit-il un tel effet d’ensorcellement qu’il n’a pas à signifier autre chose que le travail tellement cruel et doux de la mémoire. Avec quelques touches de surnaturel, les anachronismes participent de ce même régime d’élargissement du réel. Quant à la double mémoire, cinématographique (celle de Murnau en particulier) et coloniale (l’action africaine se déroule dans les années soixante, à l’aube des mouvements d’indépendance), elle est loin d’épuiser le sens d’une œuvre dont le moteur principal est l’imagination.

L’imagination en tant que dimension intime (ultime) de la mémoire. Et aussi : principe de vie et de mort. En Afrique, Aurora est enceinte. « Son ventre qui grossit, commente, Miguel Gomes, est comme une bombe à retardement qui finira par exploser. C’est aussi la situation du pays, de la colonie. » Les énigmes de cette nature sont politiques. Elles ont leur nécessité. Elles permettent à une ville contemporaine, Lisbonne, de se construire une image d’elle-même, de se regarder, de s’aimer par-delà ses fautes, et de continuer.

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Tabou, Miguel Gomes (2012)

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Comme une chose en entraîne une autre (une chance à saisir)

« Meek’s cutoff », Kelly Reichardt

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Un fleuve ou une large rivière, lenteur d’un passage à gué. On dirait de cette séquence qu’elle s’offre en temps réel, mais l’attention qu’elle suppose produit un effet inverse. Minutieuse, presque documentaire, la lenteur devient contemplative, donne aux mouvements conjugués des hommes, bêtes, chariots, le caractère solennel d’une procession. C’est par ce décalage feutré que l’on entre dans le film de Kelly Reichardt, comme entre deux parois de verre, sans plus savoir dans quel genre de cinéma on se trouve. Western ? Chronique intime, fable ? Peut-être un peu de tout cela ensemble ; un bloc substantiel qui file entre les doigts, doré, épais, immémorial peut-être, un temps d’avant le souvenir. Le prologue est une traversée première, en tout point différente et fondatrice de celle qui ainsi se prépare. Première, elle accomplit la durée des gestes, sans pensée, fusionnelle. Fondatrice, on comprendra plus tard, à rebours et comme conséquence de ce qui a séché, durci, de ce qui s’est détaché et a été perdu, ce qu’elle recelait d’illusoire, cet excès que son insinuante plénitude invitait à risquer. L’eau avant qu’elle ne devienne follement rare, initie l’histoire, et les corps. Oregon, 1845 : une date, un état : repères minuscules dont l’importance se perd à mesure que les personnages, faibles particules, creusent en s’alliant d’autres pistes, créent leurs propres signes. Il n’y a même pas lieu de relever ici les indices de fonds historique, mythique, religieux ou politique – le poème se déploie et tourbillonne. Non pas massivement mais par traits, traverses ou coupes, le mot cutoff annonce les ruptures et tient ses promesses. D’une marche nue, marche vers le dénuement, lucide, recherchée, assumée, lenteur du rythme encore, le récit dénude ses sens possibles, ses enjeux, les défait, les laisse s’envoler. Affronter le monde sans parvenir à le déchiffrer, être sommé de répondre à des énigmes qui n’ont de suite que d’égarer davantage. Est-ce le sort du seul migrant ? Le propre et le figuré se disputent un mythe qui ne mène nulle part, le désert n’a peut-être pas d’issue. On tente de négocier, de s’entendre. L’un prophétise : la femme est le chaos, l’homme est la destruction. Mais celui-là, comment le croire, il n’a que son autorité à mettre en avant. Face à lui, l’Indien tient le rôle de l’oracle : le doute qu’il jette peut être porteur – d’un espoir au moins -, le saisir relève de l’acte de foi. Traverser le désert, mourir de soif, croire qu’il existe une terre promise, un séjour possible. Ces hautes ambitions s’habillent de formes modestes : trois familles et deux guides ne sont bientôt plus que survie.  Un territoire hostile pourrait ne fabriquer que de la peur et des proies furieuses. Ce n’est pas ce qui est montré. A hauteur des personnages, l’image, au plus près des étoffes, de leurs frottements, fait corps avec eux : champ de vision rétréci, sensations précises, pensées qui tournent, tournent, et se resserrent. Ainsi, sur un espace trop grand, négateur, faute de repères et comme une chose en entraîne une autre, un motif, d’abord extrêmement vague, la confiance, se dessine, se nomme, à saisir comme une chance.

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Meek’s cutoff, Kelly Reichardt (2010)

Revoir un film : l’écrit capture la mémoire.

Il arrive que mon travail de rédactrice pour la médiathèque contrevienne à certaines de mes habitudes. Oh ! intérieurement rien de grave, quelque disposition sans gravité, un comportement de routine, établi au fil des années, à mi-chemin entre  préférence et inertie.  Par exemple, ceci : voir un film pour lequel je n’ai, a priori, aucune affinité. Appréhension rarement confirmée :  les déceptions effectives sont naturellement plus rares et moins marquantes que leur contraire, le ravissement de l’inattendu, la joie d’être détrompée. Je pense toutefois que cette légère violence à l’encontre de ce que je crois aimer, comme dans tout autre domaine de l’existence qu’il m’incombe de découvrir, je l’aurais éprouvée sans le concours de la médiathèque. Après tout, sur quoi peut-on se fonder pour évaluer l’intérêt potentiel d’une œuvre ? Sur la critique, la rumeur, les noms, les images ? Sur soi-même ? Un désir, une humeur : jamais rien de solide.

Me contrarie davantage l’obligation de revoir un film – surtout apprécié. Par superstition autant que par déférence, j’ai toujours évité de soumettre à la reprise mes éblouissements. Quitte à rester sur ma faim. Quant aux expériences moins mémorables, fades ou distrayantes, la réitération risque de les éteindre tout à fait, de les associer désormais à l’ennui plutôt qu’à un « bon moment ». Pour cette raison, je ne possède pas de dvd, même si, d’évidence, j’ai tout ce qu’il me faut à la médiathèque (de nombreux collègues ont une impressionnante collection privée  de média). La mémoire me suffit. Ce que j’aime, je le « possède » intérieurement. Là le film passe et repasse, en désordre, modifié, subjectif. Bien sûr, pour le travail, je pourrais écrire sur ce fonds intime, oser l’imprécision, risquer l’ellipse, le refoulement… D’autant qu’entre la diffusion au cinéma et l’édition du dvd, il n’y a qu’un écart d’à peine quelques mois. Justement, c’est un problème supplémentaire. Sur ce blog, profitant du surcroît d’inspiration qu’offre l’enthousiasme ou le trouble, je m’empresse de rédiger mes premières impressions … Ce commentaire primal, rapide et éphémère, modifie mon jugement, ou le pérennise, je ne sais pas. L’écriture fige, c’est certain, ancre le sentiment, empêche son évolution naturelle. Ce phénomène, qui relève de l’auto-persuasion, va au-delà de la simple complaisance, puisqu’une fois le texte écrit (publié) je n’y retourne plus. J’oublie. De sorte que, six mois plus tard, lorsqu’on me propose une reprise, je me sens obligée, par souci d’honnêteté, de revoir le film. Et cela me sidère. Non le film en tant que tel, mais  la façon dont je le « redécouvre » – c’est-à-dire exactement comme la première fois. Je ne vois pas le film, je le (re)vis. Il me semble qu’une brèche s’ouvre dans le temps qui me ramène six mois en arrière. C’est extrêmement ennuyeux : je me rends compte que je ne regarde plus le film sur l’écran, mais en moi-même, sur un écran interne qui s’interpose. Sans doute la première expérience est-elle encore trop fraîche pour que je puisse m’en abstraire, susciter un regard neuf, critique, mais surtout, je le sais,  l’écrit l’a pétrifiée dans mon esprit, et m’empêche comme un sortilège d’éprouver des sensations neuves.

Home / Highway

Certains films revêtent par la forme  l’apparence d’une fable que le contenu ne permet pas de décrypter : leur hermétisme tient à un excès de lisibilité. Du fait que toutes les  interprétations y sont possibles, ils exercent sur le spectateur une fascination réflexive. Les éléments s’agencent de façon à créer une illusion d’optique, sans que cet effet de miroir  ne soit aucunement lié à un manque d’épaisseur ou de perspective. Certains composants provoquent à coup sûr ce phénomène, telle la stylisation de l’image et la confusion psychologique, c’est-à-dire un mélange d’artifice et de naturel qu’émulsionne le corps des personnages, représentations figurées – archétypes habillés de références contemporaines. C’est en bouleversant (inversant) valeurs et repères que le cinéma remplit le mieux sa fonction cathartique : il s’agit de tirer parti de la finitude que le format d’un film impose forcément au réel.

Ces considérations trouvent avec Home (film belge d’Ursula Meier, à ne pas confondre avec le céleste diaporama de Yann Arthus Bertrand) un terrain d’application plus ou moins réussi. Je n’évoque donc pas l’exemple parfait du film-miroir ; simplement ce film m’a inspiré une analyse plus large que lui. De fait, j’ai été étonnée de constater l’ampleur du décalage entre ce qui, dans cette histoire, me semble en constituer le point névralgique, et les lectures que j’en ai fait par la suite, lesquelles mettent l’accent sur un pan du film qui me paraît accessoire.

Il est principalement question de la monstruosité de l’autoroute. Ça se construit sur  une antinomie très simple opposant la masse infernale des voitures au destin d’une famille installée  sur un tronçon désaffecté, petit eden miraculeux bordé de champs.  Une amorce digne d’un récit de science-fiction, sauf que non : des cas semblables, il en existe en vrai. D’ailleurs, si les maisons le long des autoroutes proprement dites restent rares, nombreuses sont celles qui jouxtent les nationales, ce qui est presque aussi toxique. Bientôt la municipalité décide de remettre les choses en place et d’ouvrir la voie à la circulation. La famille affolée tente en vain de résister (par inertie), mais le bruit décuplé des voitures, la pollution et l’inévitable confinement finissent par triompher de leur obstination. C’est extrêmement violent, cette proximité  indue entre un foyer et l’effroyable flux des véhicules, lorsque la norme tend à effacer la route par une logique de mobilité et de vitesse qui la rendent transitoire, désagréable nécessité que le confort de l’habitacle et l’imminence de la destination doivent éluder. L’emplacement surréaliste de la maison  précipite l’inversion du point de vue : de près, de l’extérieur, l’autoroute est agressive, monstrueuse, implacablement nuisible, elle blesse le paysage et, plus loin, l’humanité. Après – pour en revenir au film-miroir – la dysfonctionnalité de la famille tend presque à justifier sa dé-route. Comme si, en choisissant un lieu de vie hors norme et potentiellement dangereux, elle se condamnait d’avance à une fin délétère.  Qu’elle semble complètement névrosée ou, au contraire, heureuse, épanouie et libre, elle se complet dans un marasme en demi-teinte, entre santé et maladie, innocence et folie : effacement de la frontière  parents / enfants, promiscuité (tous dans le même bain), sauvagerie charmante – dans un environnement moderne décemment équipé des tous les attributs techniques nécessaires (« on ne manque de rien »). Quoi qu’il en soit, cette harmonie baroque vole en éclats à la réouverture de l’autoroute, et seul l’amour (familial) donne encore une cohésion communautaire au destin qui se délite. Personnellement, cet aspect-là du récit ne m’a pas particulièrement intéressée. En figure maternelle, la maigreur hystérique d’Isabelle Huppert m’exaspère depuis longtemps, ainsi que sa voix grinçante et ses gestes reptiliens – malgré l’indéfectible révérance des critiques à son égard. Quant aux filles, au gamin (assez mignon, lui), et au père (Olivier Gourmet, transparent), ils valent à mes yeux davantage en tant que vivantes incarnations d’une situation de crise que comme entités individuellement signifiantes. Ainsi je préfère me focaliser sur cet autre personnage bien plus formidable qu’est l’autoroute, cette ogresse affamée et indifférente, gigantesque serpent qui étrangle, étouffe et empoisonne.

Home, d’Ursula Meier, avec Isabelle Huppert et Olivier Gourmet

Lorna : filmer par omission

Le cinéma des frères Dardenne cristallise les contradictions. Étiqueté comme « social », on lui reproche son invraisemblance ; jugé austère, sa virtuosité dérange. Ni séduisant ni distrayant, il remplit les salles et remporte de nombreux prix. C’est un cinéma de mouvement, un espace insaisissable, fuyant, fissuré, dans lequel l’image surgit comme par accident.

La trame ténue du scénario est suffisamment circonstancielle pour tenir du fait divers. C’en est un, d’ailleurs, à l’origine, une histoire racontée par hasard aux deux frères, celle d’une immigrée albanaise impliquée dans un trafic de mariages blancs, lesquels permettent aux uns de s’enrichir rapidement, aux autres d’obtenir les papiers nécessaires à leur régularisation. Par une première union avec Claudie, un gentil junkie (Jérémie Rénier), Lorna  (Arta Dobroshi) obtient la nationalité belge. Pour rembourser ses débiteurs et investir dans un commerce, il lui faut encore contracter un ou deux mariages avec des étrangers également en attente de régularisation. Toutes sortes de combines sont prévues pour accélérer les procédures de divorce. Il est convenu que Claudie meure d’une overdose. Mais lui décide de décrocher, et Lorna, en dépit d’elle-même, le prend en charge, suscitant la colère des trafiquants qui envisagent alors de régler eux-mêmes le problème… Voilà : autant d’indices actuels – sans-papiers, mafia, jeunes filles de l’Est, pauvreté urbaine – d’une profonde contextualisation sociale. Ou d’autre chose. Il n’y a là rien de très surprenant : le différentiel entre l’intrigue et la substance même d’une œuvre génère un déséquilibre, une tension, qui lui donnent aussi un sens. Crime et Châtiment : un misérable étudiant tue deux vieilles usurières à la hache pour leur voler leur argent. Est-ce un roman social ? un roman policier ? Non, du moins pas essentiellement. Les faits sont contingents, les personnages  aussi. Les minutieuses caractérisations psychologiques et les topographies détaillées ne nous apprennent rien sur l’homme ni sur le monde que nous ne puissions constater de nos propres yeux ; au contraire, c’est en réduisant le récit à ses lignes de force – action, dialogues – que la vie surgit enfin, non pas figée dans une définition restrictive, mais fugace et stimulante.

Les entretiens que donnent les frères Dardenne ont ceci de particulier qu’ils n’évoquent leur travail que sous un angle technique : choix des acteurs, exercices préparatoires, observation, appropriation des gestes, des corps ; ils sont intarissables quant aux conditions de tournage, qualité de la lumière, précision de l’objectif, respect de la chronologie, etc. Ce qui, à l’écran, semble spontané, résulte d’une victoire sur les apparences. Transcender la surface exige du temps, c’est une démarche active, l’effort d’une volonté contre l’inertie et l’opacité. Bien sûr, si l’on reprend attentivement l’intrigue, on constate de nombreuses discordances, des imprécisions, des raccourcis. Nulles recherches dans les archives, nulle enquête sur le terrain, mais de toute évidence une construction imaginaire. L’essentiel n’est ni dans les objets ni dans les faits, mais dans leur articulation. Ainsi, ces techniques et cette grammaire de cinéaste, comme l’arrière plan social, s’oublient. Les rues grises assorties au ciel, les transactions indécentes, les chairs transies de froid qui respirent lourdement, les pas précipités qui claquent sur le pavé, l’étranglement vertigineux des escaliers, la tristesse – au fond tout ceci  est, en quelque sorte, transitoire, ce sont des balises destinées à orienter vers d’autres perceptions, plus intenses et surtout plus durables. Il n’est pas question de substituer à l’interprétation sociale une lecture symbolique, non, c’est un écueil qu’il faut également éviter. Au contraire : la réalité reflue avec une telle puissance qu’au terme de la représentation, elle s’ouvre à elle-même. Objectiver, c’est créer.

L’absence de vide est flagrante : les personnages saturent l’image. Quasiment dépourvue de musique, la bande-son amplifie les bruits physiologiques. Pourtant, en creux, dans ce magma humain et urbain épais de pollution, de crasse et de conflits, c’est l’engloutissement. Une crevasse, invisible mais perceptible, quelque chose comme une ombre que l’exclusion fait ressortir violemment. Lorna est prisonnière de sa propre détresse. Elle survit. Claudie provoque une crise, une exécration. Soudain son regard change, elle le voit enfin, prend conscience de sa souffrance – de sa responsabilité. Et c’est étrange comme, là encore, on se rapproche de Dostoïevski.  C’est pourquoi, au regret d’un public parfois trop avide d’agréments superficiels, les frères Dardenne s’interdisent  la fabrication de plans, les beaux paysages endormis dans leur narcissisme, s’intéressant à la nuance, aux dégradés de gris, ils s’ajustent à l’expérience humaine, pour ne pas obtenir par l’artifice ce qu’ils peuvent extraire de la nature et du corps avec une plus grande intensité. De l’inconscience à la conscience, l’histoire – le film – se déploie dans un intervalle extrêmement sensible, les lieux, les objets, les êtres, par une pure modification de la pensée, viennent peu à peu à la vie. Le terme « libération »  ne saurait mieux décrire cet avènement.

Une analyse détaillée du Silence de Lorna, c’est ici.

Le Silence de Lorna des frères Dardenne, avec Arta Dobroshi et Jérémie Rénier

Valse avec Bachir (2)

Depuis sa création, Israël est un état en guerre. Service militaire obligatoire et  rappels réguliers font que l’armée occupe une place importante dans la vie de tout Israélien. Mobilisé en 1982 pendant la guerre du Liban, Ari Folman n’a que dix-neuf ans. Les événements s’enchaînent, le temps passe. Vingt ans plus tard, un ami lui parle d’un rêve récurrent. Une meute de chiens en fureur traverse la ville, grondements monstrueux, nuée de bave, de crocs, ignobles grouillements, suffocations, flux bestial et aveugle qui s’arrête en écumant sous sa fenêtre. C’est la scène d’ouverture du film, agressive, violente, primale. Suite à cette conversation, Ari se trouve plongé dans la stupeur, il est contaminé : le rêve de son ami le met face à sa propre amnésie. Pourquoi a-t-il oublié la guerre ? ou bien : qu’a-t-il oublié exactement ?

S’ensuit un déploiement complexe de questions et de réponses. L’enquête d’Ari sur son passé, fil rouge de l’intrigue, ne limite heureusement pas le champ du film à une psychanalyse. Non seulement il privilégie la parole d’autrui, laissant sa propre mémoire s’abreuver aux souvenirs d’anciens compagnons d’armes, mais surtout, la gravité du sujet relègue la méthode au dernier plan. L’enquête sert finalement de prétexte au dévoilement progressif de l’horreur. Non moins sordide qu’une reconstitution factuelle, la vérité reflue, par bribes, morceaux détachés, moignons de souvenirs. Elle se ressent, se vit, remonte à la surface, dans un environnement fantasmagorique, proche de l’hallucination qui, loin d’en réduire l’authenticité, témoigne de sa valeur émotionnelle. Nulle façon de raconter l’histoire ne me semble plus sincère que celle qui intègre sa propre critique. Le récit mouvant, tout en sauts temporels, flash-back, arrêts, reprises, refuse de s’arrimer à une quelconque structure rationnelle. Chaque fragment est incarné, palpitant, déchirant. A la fin, il ne reste plus qu’à penser ce mélange inconfortable de doutes (qui est coupable ?) lié à cette unique certitude de la réalité du massacre de Sabra et Chatila.

Aussi le dessin reflète-t-il mieux que n’importe quelle compilation d’archives cette indigence de la mémoire. L’animation offre indiscutablement plus de possibilités que la photographie, cela, le réalisateur l’a bien compris qui exploite au mieux toutes ses ressources en stylisation, symbolique des couleurs et brouillage des perceptions. Tons froids, bleu-vert, pour l’enquête proprement dite ; jaune profond pour la nuit du massacre (couleur du deuil) ; teintes intermédiaires, contrastées pour les séquences oniriques. L’ambition naturaliste du trait semble sans cesse contredite par un réseau d’ombres, particulièrement visibles sur les visages, qui surimposent d’étranges expressions et laissent entrevoir les profondeurs muettes de l’individu. Pareillement les décors, détaillés et réalistes, flottent, ondoient comme mirages dans une autre dimension. Qu’il s’agisse d’une incompatibilité de textures, de couleurs mal assorties ou des jeux fallacieux de la lumière, lieux et personnages ne fusionnent pas. Ils se détachent sur des plans séparés. Ce différentiel esthétique crée une atmosphère morbide et surréaliste, que vient renforcer la musique, omniprésente et souvent, elle aussi, décalée par rapport à la situation. Deux scènes, en particulier, appuient ce procédé paradoxal : celle du verger, figurant une tuerie sur fond de la musique de Bach, et, bien sûr, la valse avec Bachir…

« Durant une minute ou une éternité, je vois Frenkel au croisement, les balles sifflent autour de lui de toutes parts. Et au lieu de courir de l’autre côté du carrefour, il se met à danser comme s’il était en transe. Il leur montre qu’il veut rester là, qu’il veut y rester pour toujours. Il veut valser entre les balles avec autour de lui les énormes affiches de Bachir. Alors qu’à 200 mètres de là, les fidèles de Bachir préparent la vengeance, préparent le massacre des camps de réfugiés de Sabra et Chatila. »

La mémoire raclée, pelure après pelure, finit par exposer cette blessure que l’oubli noie dans le néant : c’est la question de la culpabilité, sur laquelle Ari Folman a le courage de ne pas faire l’impasse. Elle se manifeste d’abord en rêve. D’une mer étale presque huileuse,  Ari émerge, nu, désarmé, face aux bâtiments détruits par les bombes, à Beyrouth. Cette vision correspond à la scène d’ouverture, cauchemar de la meute de chiens, comme si elle en figurait le pendant calme, léthargique. Infiniment jaune, lugubre est l’imprégnation de la faute, par laquelle le peuple israélien se confond, dans le massacre, au bourreau nazi. Cela étant admis, l’histoire plus que jamais s’immobilise, stagne, pourrit. Les gestes lents des personnages accusent un poids, une difficulté d’être, de continuer à vivre. Comme s’ils ne parvenaient plus à habiter leur propre peau. Guerre absurde dont la chair est celle d’une jeunesse insouciante, viscéralement terrifiée, malgré elle traînée  dans la responsabilité d’un crime collectif.

Partant d’un constat d’amnésie, Valse avec Bachir épouse sa propre indigence et transmue la faiblesse en sincérité.  Le récit à la première personne s’ouvre sur une polyphonie ; le souvenir, forcément subjectif, se dessine, s’anime ; l’Histoire se désagrège en vécu. Il s’agit, dit-on, du premier documentaire animé ; sans doute, encore serait-il dommage que l’originalité de la forme occulte l’ambiguïté de sa portée critique. De fait : tout se passe comme si la distance induite par la stylisation du dessin était aussitôt annulée par son intensité  dramatique, laquelle suscite évidemment l’adhésion. La musique, qu’elle souligne l’image ou figure son contrepoint, est omniprésente, essentielle, constitutive, renforçant l’émotion, lien discret mais efficace entre scènes réalistes et scènes oniriques. Et si, en fin de compte, vérité intérieure et vérité historique doivent coïncider, le trouble de la démarche devient une force, lui aussi. Fiction ou documentaire, subjectif ou objectif, « divertissant » ou édifiant, l’efficacité du film est telle qu’on regrette plus encore le peu d’impact du cinéma sur la vie réelle.

Valse avec Bachir, d’Ari Folman

Musique de Max Richter

Premières impressions après le film.

La question humaine

La force d’une démonstration met paradoxalement sa validité à l’épreuve : une formule cinglante risque de réduire le  sujet à son impact. Dans  La question humaine, le propos est de montrer comment, par une gestion purement technicienne du personnel, une multinationale réactive des procédures nazies. L’intrigue épouse la trame d’une enquête, celle dont est chargée Simon (Mathieu Amalric), psychologue rattaché au département des ressources humaines de la filiale française d’une société allemande, sur son supérieur (Michael Lonsdale), dont le comportement erratique ne laisse d’inquiéter la direction. L’argument se développe en trois temps , qui correspondent aux stades successifs de l’éveil moral : 1/thèse : optimisation du personnel, mise à l’épreuve et élimination des plus faibles ; 2/antithèse : dévoilement de l’héritage nazi de la société et de ses liens actifs avec l’extrême droite ; 3/ synthèse : l’ultralibéralisme est la projection contemporaine du nazisme. Adapté du court roman de l’écrivain belge François Emmanuel, dont le texte est prononcé presque intégralement en voix off par Simon, La question humaine fait écho à  l’analyse de la société capitaliste proposée par l’Ecole de Francfort dans les années 60. N’ayant lu  ni l’un ni les autres, je ne suis pas en mesure de commenter la qualité de la transposition. Quant au film, le moins que l’on puisse dire est qu’il se confond avec son sujet. Des tons froids, gris, bruns, des angles droits, des couloirs étranglés délimitent de façon fort conventionnelle l’espace aseptisé de l’entreprise, qui n’est peut-être que le fantasme d’un lieu inconnu, travesti par la peur et le dégoût. L’insistance portée sur les corps – ceux des cadres costumés et cravatés, rasés, lavés, uniformisés – prive les personnages de toute consistance : la caméra coupe les têtes, intentionnellement j’imagine, renforçant ce côté théorique qui stérilise le film. Le jeu d’Amalric, toujours théâtral, ne compense pas (ou renforce) son manque d’incarnation. Faut-il le voir pleurer nu sur un lit défait, faut-il assister à ses défaillances sexuelles et à ses difficultés relationnelles pour croire, non en lui, mais en ce qu’il représente ? Sans doute, mais ces palliatifs ne fonctionnent pas. Pour ma part je n’ai vu là que performance d’acteur au service d’une argumentation. L’étau qui se referme autour de Simon cloisonne le récit avec la force d’un axiome. Et c’est là que ça déraille : l’emprise croissante du passé sur le présent  finit par déséquilibrer le récit  – lettres et  compte-rendus lus à haute voix, confessions et témoignages horrifiques sur l’extermination des Juifs engloutissent le présent de l’entreprise qui, du moins je le pense, constitue tout de même le sujet principal de l’histoire.  Dès la moitié du film, tout converge vers la Shoah. Il y a quelque chose de foncièrement malhonnête dans ce transfert émotionnel. Surtout n’est-ce pas faire trop d’honneur aux nazis que de leur attribuer l’exclusivité du Mal ? N’est-ce pas surestimer leur influence  que de les tenir comme responsables des dérives actuelles du capitalisme ? Partant d’un constat valable, la critique se réduit à une équation sinon dangereuse, (car elle occulte l’essentiel, qui malheureusement tient plus de l’humain que d’une période donnée de l’Histoire), tout au moins stérile, puisque fermée. En réalité, ce qui caractérise les nazis est une forme de systématisation qui, effectivement, risque de se reproduire à l’infini. Aussi est-il bien plus urgent de démonter les rouages du système que de le personnifier, un peu naïvement, et de faire l’impasse sur sa remise en cause par une sorte de chasse aux sorcières anachronique. Car au final, La question humaine revient à tracer un cercle maudit, de folie et de culpabilité,  et à se désoler d’un éternel retour qu’elle contribue pourtant à promouvoir. La musique, posée comme seule alternative, participe de cette lecture appauvrie de la société. C’en est presque vulgaire : les raves, la drogue, l’alcool, la dépossession aménagent dans le quotidien glauque des employés une échappatoire plus glauque encore ; ailleurs, dans la « vraie vie », subsiste une « vraie » musique, sonates ou chants traditionnels,  qui exigent une écoute concentrée, et donc du temps, une disponibilité spirituelle que les travailleurs robotisés n’ont pas le luxe de cultiver…  Ah ! la liberté merveilleuse des artistes ! Voilà comment la caricature gâche un sujet pourtant essentiel… Sa dureté même devient un obstacle à l’analyse, et la critique est annulée par l’étroitesse du raisonnement qui la contient.

La question humaine, de Nicolas Klotz, avec Mathieu Amalric et Michael Lonsdale.

Dans la brume électrique

« Je ne pouvais pas voir le fond, mais je pouvais voir très loin dans le mouvement de l’eau avant que mon œil ne devînt impuissant, puis j’ai vu une ombre suspendue comme une flèche épaisse au fil du courant. » William Faulkner, Le Bruit et la Fureur

Opinion sacrilège,  détournement d’un genre qui ne me divertit plus depuis des années et dont les codes finissent par m’ennuyer, lassitude peut-être –  toujours est-il que pour moi, les meilleurs policiers, films ou romans, sont ceux dont l’enquête n’est que la mise en forme, le substrat d’une œuvre parasite, qui est réellement son objet principal, inavoué : une idée, une histoire, un portrait… Je pourrais longuement parler  de Faulkner, des romans monstrueux de Dostoïevski, Crime et Châtiment, Les Frères Karamazov, Les Démons, de ces intrigues dont la dialectique s’accorde à un questionnement abstrait (le suspense comme agrément philosophique) ; je pourrais encore évoquer le recyclage , opéré par Lynch, d’éléments disparates  (fantasmes, objets transitionnels, interdits, paranoïa) comme déroute profonde et interne de la rationalité, mais je me contenterai ici d’aborder le dernier film de Bertrand Tavernier, qui, d’emblée par son beau titre, voile évidences et gestes et instille une énergie artificielle dans une langueur délétère.

C’est d’abord un lieu, la Louisiane. Un mythe : le Sud, ancestral, appauvri, raciste ; une atmosphère humide, poisseuse, alcoolisée. Sur cette région le regard d’un étranger est précieux, en cela qu’il en éprouve plus intensément, plus avidement  le climat, le mystère, n’étant habitué à rien, ni aux bruits ni aux odeurs ni aux coutumes. Tavernier filme la Louisiane avec une profusion de détails qui enchante le récit. Il descend dans le bayou (et l’on prolonge mentalement ses images de  celles du magnifique Louisiana Story de Flaherty avec le raton laveur en trait d’union), il plonge dans la vie sociale typique de cette région, indolente mais intranquille, se décalant juste un peu – par honnêteté – vers un plateau de cinéma, mise en abîme de son statut d’observateur. Seul hiatus : l’accent. Les personnages – Tommy Lee Jones en premier, pourtant excellemment lui-même comme toujours – parle un américain moyen, sans couleurs ni relief. Là-bas, on le sait, les mots s’étirent à l’infini, les voyelles s’ouvrent en plein milieu, les r se confondent aux w, les inflexions chantent leur paresse et la langue n’attend pas le souffle pour s’alanguir sur la parole. Manifestement Tavernier n’en a pas voulu, c’est dommage.

Puis il y a l’histoire, l’Histoire et l’histoire. La première c’est la nécessaire toile de fond : crimes sexuels immondes, riches libidineux, vieux flic tourmenté, femmes angéliques et désirables, beauté, pourriture… Déjà vu. La seconde gagne en pertinence à mesure qu’elle dérange les époques, bouleverse les réalités, trouble les nostalgies : que reste-il de la splendeur du Sud ? Un racisme tenace encore virulent ou la fierté du pionnier, intègre, courageux et juste ? La dernière histoire enfin, celle que j’ai préférée, je l’ai peut-être rêvée… En tout cas elle ne se raconte presque pas. Immanente, elle se sent, palpite langoureuse et mélancolique, pourtant si différente des atmosphères à la Tennessee Williams qui me sont chères… Les hauts chênes tortueux, la mousse qui s’effiloche des branchages, les maisons en bois avec leurs porches paisibles, l’eau stagnante et les cris angoissants de la forêt. D’une certaine façon, Tavernier filme ses sensations, il choisit des musiques adéquates, des visages fatigués, puis il laisse la poésie du milieu œuvrer à sa place, de sorte que sa contemplation nous remplit d’émoi.

In the Electric Mist / Dans la Brume Électrique de Bertrand Tarvernier, avec Tommy Lee Jones, John Goodman, Kelly MacDonald, Peter Sarsgaard, Mary Steenburger – au cinéma.

Filmographie de Bertrand Tavernier sur le site de la médiathèque.

La mélancolie des westerns

Si le western, plus que tout autre genre cinématographique, éveille en moi des images déterminées, ses territoires grandioses de morosité n’en exercent pas moins sur mon esprit une certaine répulsion. Des grands espaces mais une béance qui me terrifie ; du soleil mais la sécheresse ; l’intensité mais la dissolution ; un ailleurs qui ressemble à la mort, une chair douçâtre au goût de cadavre. En viendrais-je à souhaiter la pluie, le confiné, l’ici-même, en échange d’un peu de vie ? Il arrive que les lieux qui nous tourmentent le plus soient crûment ceux auxquels on ne résiste pas.

Car beaucoup de films vus – et appréciés – ces dernières années sont précisément de ce genre-là. Les westerns « classiques » ou moqués, je les connais très mal – question d’âge ou de cinéphilie restrictive, allez savoir… Mais leur prolongement actuel, déclinaison spectrale  du genre parfois qualifiée de western crépusculaire, me fascine quelquefois. Dans le désordre et sans hiérarchie je citerais L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford et  3 : 10 to Yuma – variantes romantiques des légendes intemporelles aux héros ambigus –  et je n’oublierais pas les chefs d’œuvre de Clint Eastwood, Pale Rider et Unforgiven. Il y aurait encore No country for old men, si je ne le mettais à part, de côté, pour une raison absolument triviale : les personnages me semblent trop contemporains, et j’aime ce film-là différemment, avec une autre partie de ma sensibilité.

Ces réflexions me viennent après avoir regardé Appaloosa. C’est étonnant : tout au long, l’histoire n’a cessé de me surprendre, empruntant des chemins inattendus, qui s’élèvent, se rétractent, s’entortillent au lieu de se nouer, finissant par s’éparpiller alors même que l’on pensait avoir atteint une certaine résolution. Le ton sans doute est déroutant, on se méfie de cette amitié entre Virgil (Ed Harris) et Everett (Viggo Mortensen), on les soupçonne tantôt du pire, lorsque ils s’octroient les pleins pouvoirs sur la ville qu’ils doivent protéger, tantôt du meilleur quand ils s’en remettent à la justice. Les incohérences dans le caractère de Virgil sont-elles volontaires ou dues à un défaut de fabrication du personnage ? D’abord ultra-violent presque psychopathe, il devient doux, et juste, et délicat. Everett-le-mutique complète  les phrases qu’il n’achève pas, faute de vocabulaire, lui qui, pourtant, semble aimer la lecture. Sexualité trouble enfin, d’un homme à la virilité accentuée (le cow-boy justicier à la gâchette rapide!) puis remise en question, de son propre aveu, qui s’incline devant une femme-harpie peut-être plus virile que lui… Même si d’évidence, Everett est son double, ce personnage énigmatique et silencieux fonctionne de façon autonome, plus naturelle (mais aussi, c’est Viggo Mortensen : quel que soit son déguisement, il joue toujours plus ou moins le même rôle…). Leur amitié donne une saveur légèrement sucrée à l’histoire, un moelleux plus confortable, un baume sur le cœur. C’est un attendrissement qui gagne le récit tout entier, de proche en proche, l’herbe moins sèche, le soleil moins acéré, le sang moins rouge, la cruauté moins grave. On serait tenté de rire, mais il ne faut pas se moquer : on peut se laisser bercer, de temps en temps, par une approche feutrée des rapports humains. Elle n’est pas moins vraie parce que moins violente, ni moins triste, d’ailleurs…

Appaloosa, de et avec Ed Harris, Viggo Mortensen, Jermy Irons et Renée Zellwegger.

Un autre point de vue sur le film c’est chez B-Log

Un commentaire sur la musique du film très belle aussi.

Voir aussi Pollock, autre film de Ed Harris

L’art de la guerre, du thé et de la paille tressée

Partir très loin, dans l’espace et dans le temps, en Chine par exemple, deux siècles avant  notre ère, assister aux exploits des guerriers sur la mythique rivière Yangtse, se réjouir du triomphe de l’intelligence et de la ruse sur la force brute (toujours un peu ridicule, quoi qu’il en soit), admirer la sophistication des coiffures, le déploiement étudié des étoffes lorsque les corps, entraînés dans la lutte, développent des figures surnaturelles, s’initier aux sonorités  trébuchantes d’une langue qu’on ne transcrit pas comme on la prononce, et se dire que Cao Cao (Tchao Tchao), Liu Bei ou Sun Quan font davantage rêver que tous les Louis, Richard et Henri dans leurs châteaux – se détourner d’un samedi décevant dès la première heure, aussi gris que la semaine fut bleue, et chaude et printanière…

Le voyage, hélas ! n’est pas à la hauteur de l’attente. Pour un film chinois de propagande, célébrant l’unité, le désintéressement et le sacrifice de l’individu à la communauté, je préfère de loin les réalisations de Zhang Yimou. Celui-là sublime la démesure de ses projets qui s’enivre de couleurs, chorégraphies, luxuriances narratives! Démesurés, idéologiques  et parfois caricaturaux, Le secret des poignards volants ou Hero n’en ravissent pas moins chez moi un goût inavouable pour le faste et le merveilleux. Sans  couleurs, sans mystère et sans l’ambiguïté de personnages idéalement beaux – éléments remplacés par (dans l’ordre)  une brume épaisse, un récit linéaire et didactique (quand je comprends un film d’aventures, c’est mauvais signe!), des ruses et de l’humour (mais pas beaucoup, ou pas volontaire) et des visages parfois typés mais jamais aussi parfaits que ceux de Gong Li ou Zhang Ziyi – ces relectures bravement contemporaines de la tradition chinoise se réduisent alors aux Trois Royaumes de John Woo. Et je ne garantis pas la santé des chevaux malmenés au cours des batailles, étant à peu près certaine que les Chinois ne s’embarrassent pas du sort de ces créatures en pleine action. Je ne me suis pas ennuyée, je n’ai pas été divertie ni, comme je l’espérais, suffisamment dépaysée. Mais, outre l’actualité des problèmes politiques de cette époque, j’ai tout de même appris que les Chinois jouaient déjà au foot (pour s’entraîner au combat – sans commentaires), connaissaient l’arbalète et pratiquaient une météorologie offensive très efficace. Et surtout, que les brins de paille tissés ensemble sont plus solide que le brin de paille tout seul : c’est bon, je tâcherai de m’en souvenir ! D’ailleurs, L’art de la guerre de Sun Tsu,  cité à maintes reprises, (ainsi que l’art de faire du thé – et de le boire -), rappelle que  certains mauvais films  sont rachetés par l’envie qu’ils nous donnent de retrouver nos vieux classiques.

Trois Royaumes (Red Cliff), de John Woo – au cinéma

Filmographie de John Woo

Filmographie de Zhang Yimou