Les Hauts de Hurlevent

And coming tempests, raging wild,
Shall strengthen thy desire - 
Emily Brontë

Le vent, puisque il est aveugle et se trame de ce qu’il trouble, prend assez naturellement l’éloquence d’un cinéma. Déraciner, chavirer, soulever sont axes de sa danse. L’insurrection aussi, et la transe : les corps sont légers, les volontés ploient, un souffle et le cœur repart. Du mouvement qu’il suscite à celui qu’on lui oppose, il possède, dépossède, envoûte. Habité parfois, de son peuple naît la hantise. Puis, écrasé, plus ras que le sol, bonne mécanique, il balaie. Cinéma : une houle sèche, dure, affolante vient doubler l’image d’un enduit qui l’agite et l’accuse. Feu froid, volontiers spectaculaire.

S’il existe un cinéma venant du vent, il arrive aussi qu’il soit issu d’un texte. Ici, une évidence :  Les Hauts de Hurlevent –  en une seule aspiration : Wuthering Heights. De la bouche à la lettre le lyrisme sert une âpreté terreuse, privée d’horizon sinon souterrain. Le paysage trace une verticale, huis-clos hermétique, d’un enfoncement. Du moins pour ce qui est du livre, l’industrie se bornant bien souvent à n’extraire des grandes œuvres romantiques qu’un jus sirupeux ou insipide. Le risque est faible, cependant, que la déception remonte jusqu’au texte tant le film qui en dérive, en son insouciance,  n’a plus avec l’original que quelques noms en partage. A ce qui est devenu la règle, et d’autant plus commune que le romantique s’évapore désormais en vocable dégradé, les exceptions sont rares et de ce fait choquantes. Mugissante, mutique, la version que nous livre à présent Andrea Arnold a pour elle la justesse requise, faut-il s’en étonner ? Avec Emily Brontë, l’affinité en effet, n’a rien d’un plaisir littéraire. Massif, taillé à vif dans une terre rude que le ciel rabaisse de tout son poids, l’être se vit primordialement comme en lutte contre sa propre chair. Ainsi la rage de Catherine Earnshaw se retrouve-t-elle, intacte, à la source du bouillonnement des héroïnes d’Andrea Arnold. L’appétit qui se manifeste dans Red Road et Fish Tank ici encore se cherche, inassouvi. Rampant, oblique, hargneux – sait-il seulement ce qu’il veut ? Il y a bien là, prégnante, l’idée d’une épreuve voire, une initiation, et cela part du ventre, redescend, larvaire. Une chose comme le vent, qui s’élève, provoque sans se donner une raison. Et cette chose opaque, visqueuse, engluée en elle-même s’exténue de rapports violents. Ni victimes ni coupables mais du sang qui se mélange, écume.

D’une terre pourrissante piétinée des mêmes envies, du même ennui, des mêmes rancœurs, il faut qu’un étranger surgisse. Heathcliff, nom qui enjambe lande et falaise. L’abrupt vient de la peau, sombre tissu de vie bâtarde et de ce fait, revigorée, qualité que la décrépitude n’excuse pas. Heathcliff incarne l’avenir, l’inconnu, la santé qui s’érige contre l’agonie, le « rien ne sera plus comme avant » qui effraie. Il n’a pas, pour dominer, à être terrible. Il n’a même pas à dominer, son pouvoir est en-deçà de lui-même, en-deçà de toute loi humaine. Il suffit qu’il diffère. Il serait doux, et droit, si cela lui était possible, et que l’état actuel des choses devait durer encore un peu. Seulement ce qui le rattache au monde finissant doit également le rejeter. Catherine Earnshaw, gouffre creusé par des siècles de pluie et de vent, est la profondeur dont il va naître à son égal. Expulsé, il disparaît et s’enrichit – pour, croit-il, mériter. Catherine, elle, change de visage, et peu importe. Rude ou lumineux, le visage reste impénétrable. De même, pauvre ou riche, Heathcliff n’acquiert aucune légitimité. Mais, d’avoir été séparés, enfin ils se font face, se reconnaissent. Si, à ce moment-là, Heathcliff n’est pas le double de Catherine, il le devient. Modelé par la fascination, brimé, exposé au ressentiment, il se laisse contaminer par le désir mortifère dont elle est faite. Jusqu’à ce que le souffle s’éteigne, ne subsiste qu’une blancheur. C’est en vertu de la rupture qu’il incarne que Heathcliff reçoit le monde en héritage.

Le récit vient dans le travail du vent comme une plainte boueuse suivie de sa cohorte : colère, galop cinglant le brouillard, fredonnements minuscules. Le chant garde ce qu’il traverse, divague et cristallise, échos d’un tumulte qui ne demande nulle consolation.

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Andrea Arnold, Wuthering Heights (2011)

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Le désir et son corps d’imposture

 « … mais peut-être avons-nous toujours désiré que la personne aimée ait une existence de fantôme. »
Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel.

« … seuls les menteurs inspirés sont convaincants, eux seuls perçoivent le pouls de la vérité… »
Andrei Tarkovski, « De la figure cinématographique », Positif n°249, décembre 1981.

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Adolfo Bioy Casares, l’ami de Borges, raconte qu’un homme, poursuivi par les autorités de son pays, croit trouver refuge sur une île secrète et rencontre là son plus grand tourment. En effet, il tombe amoureux. L’objet de sa passion est une jeune femme classiquement belle, distante bien entendu, inaccessible. Inaccessible, car dépourvue d’accès. Tour à tour elle apparaît  comme une menace, un risque, un appel. Indifférente peut-être mais si proche que son amoureux transi s’imagine presque la frôler,  la saisir, telle une sensation qui ne saurait décevoir. Jusqu’à ce qu’il découvre ce qu’elle est : une image parmi les images.

Si l’on s’arrête à présent sur cette érotique de l’image  –  à laquelle le texte ne se résume aucunement, mais L’Invention de Morel ne manque ni d’exégèse ni de postérité – on se tient alors au seuil du sensible, à cette limite où l’image demeure image, éternité vaine, icône immatérielle, immuable. Que peut-il se passer au-delà de cette limite ? Si l’image prend vie ? Que peut devenir un désir qui se réalise ? Ni tel qu’imaginé ni tout-à-fait différent, il ne correspond plus. Une coïncidence trop exacte devrait signaler qu’il y a eu tromperie, ou trahison ; est monstrueuse toute apparition qui se donne comme le calque d’une image intime – voire inconsciente -, celle-ci devant être – et demeurer – secrète. Dès lors qu’il se réalise, s’incarne, le désir est-il encore lui-même ou, à la limite, ne peut-il être qu’une imposture ?

A partir de là, autant se replier sur le cinéma. S’insinuer dans la spirale de Vertigo sur les traces d’un fantasme, de son double en sursis et d’un homme qui ne sait ce qu’il aime. Plonger dans les méandres océaniques de Solaris, planète o combien profuse qui, fouillant les mémoires, en retire une matière propre à créer des simulacres. Dériver enfin auprès de La Sirène du Mississipi : préférer l’imposture à l’original, choisir l’exil et l’errance, horizon suffisamment vague.

L’imposture prend nom et apparence d’une morte. Comme s’il était entendu que ce fond mystérieux d’où elle vient, pour moitié seulement, imaginaire, ne devait jamais voir le jour. Ou, plus obscurément : ne devait jamais être vu. Nulle rivalité entre l’originale et son double, plutôt le jeu d’une mécanique inexorable. L’exclusivité. Peu importe de qui elle prend la place, du moment que, justement, la place lui revient à elle seule. La mort, le crime parfois, engagent la remplaçante à se considérer comme unique. Cette succession est tout autant une négation. L’amoureux part-il perdant ? C’est-à-dire, privé de la vérité de son désir ? Encore faudrait-il que le désir soit univoque.

Lorsque le voyageur de Solaris songe à son épouse défunte, il songe aussi à sa mère ; toutes deux dans son souvenir se confondent. Avec Tarkovski, il y a toujours un peu de la mère dans l’épouse et un peu de l’épouse dans la mère (dans Le Miroir les deux personnages fusionnent en une seule actrice). L’héroïne de Solaris présente quelque chose de liquide, qui rappelle visuellement son origine – océanique, amniotique – : chevelure ondoyante, vêtements vaporeux, regard grisâtre, mélancolique. Dans La Sirène du Mississipi, on pourrait croire que le désir de Louis est unanime. Après tout, il n’a jamais rencontré celle qu’il aurait dû épouser, à peine a-t-il échangé avec elle quelques lettres. Mais ce serait négliger l’importance d’une relation épistolaire heureuse, et la marque durable que laissent les mots dans une vie silencieuse. Et ce serait omettre qu’il en a aimé une autre. Du sentiment Louis ne connaît que le versant passionnel, nul doute que sa flamme encore vive n’aille au-devant de celle qui lui succède. Dans Vertigo, Scottie s’éprend d’une Madeleine déjà morte, c’est-à-dire qu’il désire l’idée de Madeleine telle que Judy l’incarne. Son vertige pourrait être la traduction bienséante d’un désir nécrophile, mêlant fascination morbide et impuissance.

A cette ironie du désir qui ne se reconnaît pas, l’image peut faire un clin d’œil en guise de commentaire. Ce pourrait être une légère mise en abyme, le film qui se regarde par la lucarne de la peinture. Mis en exergue dans Vertigo, le portrait de la suicidée conforte Scottie dans son aveuglement. La vérité de son désir (image morte) lui glisse du regard qui retombe sur Madeleine. Il perçoit bien la valeur testimoniale du portrait, mais son sens lui échappe. Des correspondances qu’il établit, non sans fierté, entre la peinture et celle qu’il prend pour Madeleine, ne résultent qu’un enfoncement dans le fantasme : fétichisme de la coiffure, du regard, du bijou. Cette objectivation perverse donnera lieu, un peu plus tard, à la saisissante transformation qu’il imposera à Judy pour qu’elle reprenne son apparence de faussaire. En revanche, dans Solaris, les tableaux longuement filmés, les photographies et les films-souvenir on un effet inverse : plutôt que des preuves, ils produisent l’évidence d’une représentation continue qui annule tout espoir de saisir le vrai. Le monde visible,  reculant jusqu’à l’indistinction, finit par sombrer et disparaître. Plus anecdotiques, quelques dessins extraits de Blanche Neige déclenchent des aveux dans La Sirène. Mais, avec Truffaut, ce sont aussi les mots qui fonctionnent comme des images. Louis décrit le visage de Marion :

« Je sais que tu n’aimes pas que je te dise que tu es belle. Tu crois toujours que j’exagère. Attends. Je vais t’expliquer. Attends. (Elle : je t’attends). Je ne vais plus parler de ta beauté. Je peux même te dire que t’es moche si tu veux. Je vais essayer de te décrire comme si tu étais une photo, ou une peinture. Tais-toi… Ton visage, ton visage est un paysage. Tu vois, je suis neutre et impartial. »

La peinture possède forme et consistance, elle ne plaide pas pour le spirituel du désir mais pour la chair compliquée dont il procède. La peinture, a fortiori filmée, laisse affleurer la pâte pigmentée et la caresse du pinceau, et c’est bien ainsi que Louis regarde Marion : en la caressant des yeux. On aurait tort de rabattre le drame du désir sur le duel éculé matière/esprit. Le désir n’est pas une icône, mais une poussée vitale, et s’il s’enracine dans un souvenir, s’il se gorge d’images, la mémoire, l’imagination même sont troubles et sensuels.

Si l’imposture est investie de ce que le désir a de plus substantiel, cette part fictive est vouée à disparaître aussi. Elle est cette fiction qui s’insinue dans la fiction pour en dénoncer la fausseté. En tant qu’autre, son importance ne cesse de croître au détriment de l’image dont elle dérive. Il suffirait qu’elle existe, qu’elle soit présente, entière ; mais elle est plus que cela : elle est amoureuse.

Du désir à l’amour, la cassure est nette, irrémédiable. Et c’est l’amoureuse qui, la première, en éprouve la violence : l’image qu’elle incarne se brise en elle,  la renvoyant à la question de sa propre identité. Dans Solaris, cette étape est traitée littéralement, face au miroir :

« Dis-moi, je lui ressemble beaucoup ? – Avant tu lui ressemblais. Maintenant c’est toi la vraie. »

L’imposture, corps transitionnel, serait précurseur d’altérité. La relation s’écrit alors comme une suite de ruptures fondatrices, celle, d’une part, de ne jamais pouvoir réduire l’autre à un désir, et, comme tel, de ne pas être en mesure de le posséder, et celle de se perdre, de se perdre comme désir. Si la valeur de l’image n’est pas d’imiter le réel, l’inverse est plus vrai encore : au réel d’excéder le désir qui l’active. La rencontre advient comme autre, toujours autre de ce qui l’a pensée, et ce n’est pas même un moyen terme entre deux mondes, c’est un ailleurs. Une planète énigmatique, un paysage blanc de neige.

Aussi, sous quelque visage que le désir devenu autre se montre, exige-t-il qu’on y consente, car il en va de cette reconnaissance comme de son identité première, comme de sa condition même de possibilité. Décevant, il répugne ; étrange, il fascine. Cette duplicité, reste à savoir ce qu’elle qualifie : l’être ou le regard ? Les points d’interrogation sont eux-mêmes tellement chargés d’antagonismes qu’il faut au moins l’énigme d’une histoire pour, faute de ne rien résoudre, en faire état. Plus tard, il sera toujours temps de se demander si la rencontre, et la relation qui s’ensuit, ont une réalité autre que celle de leur propre récit.

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Références :

« Hitchcock/Truffaut », Ramsay, 1983

« Andrei Tarkovski », Antoine de Baecque, Cahiers du cinéma, 1989

« Andrei Tarkovski », Dossier Positif-Rivages, 1988

« L’Invention de Morel », Adolfo Bioy Casares, 1940

« Vertigo », Alfred Hitchcock, 1958

« La sirène du Mississipi », François Truffaut, 1969

« Solaris », Andrei Tarkovski, 1972

Le combat dans l’île

Alain Cavalier, « Le combat dans l’île », avec Romy Schneider, Jean-Louis Trintignant et Henri Serre, (1961).

Comment vivre ? Désir qui se désole ou criante déception, cette question semble témoigner d’une vitalité assez pauvre alors même qu’elle sanctionne justement les êtres les plus brûlants. A leurs yeux, le monde ne coïncide pas. Leur réponse au comment vivre présente les dehors d’une action mais, vaine intensité, elle les met, sous tous rapports, en porte-à-faux, en suspens. C’est à cet endroit-là qu’Alain Cavalier plante sa caméra, loin, en hauteur, à la place de la réponse qui ne s’exprime pas, pour la plonger, elle, dans le monde, dans la vie, avec ce désir-là, rabattu sur la chair, et c’est pour forcer le contact redouté. Du coup, le monde, piégé, se déréalise un peu, devient une île, siège d’un combat. La caméra s’octroie la position que nul ne s’accorde. Plutôt, elle s’en empare à seule fin d’en accuser le défaut.

Comment vivre ? Reprenons les termes du combat. Première hypothèse : selon ses convictions. Principe qui pourrait écraser tout ce qui traverse son champ opératoire si Alain Cavalier, suivant la logique du désir vide, ne lui ôtait précisément tout contenu. Car l’acte auquel la conviction renvoie, paré des oripeaux de la virilité et de l’héroïsme politique, n’est qu’un vulgaire assassinat, une lâcheté, une idiotie, dont les motivations réelles (principalement œdipiennes) suffisent à annuler le peu de valeur idéologique. Autre hypothèse, même schéma qui se répète : l’amitié, la fidélité. Dont la déception se nuance d’une question subsidiaire : est-on trahi ou se trahit-on soi-même ? Ou encore, hypothèse suivante : aimer l’un et nul autre, dont le corrélat extrême serait également réflexif : ne pas s’aimer soi-même. L’aimé est-il à la hauteur de cet amour ? L’est-on soi-même ? L’amour, en d’autres termes, peut-il s’abstraire des réalités qui le battent en brèche ? Dernière hypothèse : refuser toute forme de violence. Quitte à la subir, s’offrir en victime.
Propositions également impossibles, également contradictoires.

Entre volonté et réalité, le quotidien frustre à la folie. Tout est sous tension. Une telle violence initiale ne peut promettre que son propre dépassement. L’action est passion, la passion conduit à la détente : mise en évidence d’une liberté difficile dont l’exercice repose sur l’expérience d’une déception. Le récit est suffisamment dense et incarné pour dissimuler ses enjeux, et puisque le montage signale davantage d’accidents que de coïncidences heureuses, la résolution sera forcément critique. C’est dire que l’apaisement n’est pas, et ne sera jamais, ce que l’on souhaite. La tranquillité, si elle est atteinte, demande elle aussi à être dépassée, sinon dans la vie même, par un simulacre : une scène de théâtre.

Sans doute n’est-ce là que le menu ordinaire d’un drame immémorial, le nôtre. Et comme nous nous montrons toujours prêts à nous en émouvoir comme d’une découverte, le cinéma nous prête à cet effet un de ses visages les plus bouleversants et les plus justes, celui de Romy Schneider. Elle livre ici une première version du rôle de l’actrice tourmentée qu’elle reprendra, treize ans plus tard, dans L’Important c’est d’aimer. Qui mieux qu’elle pour donner chair à ce combat, versant terrible de la conscience ? Fruit acide dévoré à belles dents, le corps exulte dans la danse, Mozart, la dépense, le plaisir. Mais aussitôt le front se plisse, le regard implore, un couteau se fiche dans la voix, la peau s’effondre sous les coups. Cette femme tout entière vouée à la vie devient la déchirure. Lieu du combat, elle constitue la ligne de démarcation entre deux hommes que tout oppose (Jean-Louis Trintignant et Henri Serre qui, malheureusement affublé d’une moustache, jouera l’année suivante dans Jules et Jim), deux hommes qu’on ne se risquerait pas à qualifier car, en vérité, on ne les perçoit qu’à travers elle.

Le combat pourrait s’achever en scellant sa propre absurdité, et partant, la vanité de toute action individuelle, de la volonté, de l’amour. Or, c’est l’inverse, bien sûr, ces termes ont, sur le moment, leur importance. Ce n’est qu’après coup qu’ils perdent tout éclat et tombent en cendre. Dépassée, débordée dans ses conséquences, la déception se dissipe : ce qui la fondait a tout simplement disparu. Résolution pas si heureuse, en fin de compte, ainsi soldée par une si grande perte.

Alain Cavalier, « Le combat dans l’île » (1961)

Andrzej Żuławski, «L’Important c’est d’aimer» (1974)

Ne pouvant se rejoindre dans le monde qu’en s’y perdant encore.

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« Or, telle est exactement l’essence du désir : il se distingue du besoin par le fait que rien ne le comble, que cela qui l’apaise le frustre tout autant, de telle sorte que ce qu’il atteint se donne toujours comme en défaut vis-à-vis de ce qu’il visait véritablement, dessine une transcendance dont il est la négation. C’est ce qui arrive au sujet vivant qui, en raison même de l’irréductible profondeur du monde, ne peut se rejoindre dans le monde qu’en s’y perdant encore : son aspiration est vouée à demeurer insatisfaite, là même où elle est satisfaite, et c’est pourquoi elle est désir. Enfin, s’il est vrai que le sujet ne s’affecte que sous la forme de cette dépossession qu’il accompagne de sa lumière – de sorte que, pour lui, il n’y a pas d’alternative entre se saisir et voir le monde – il faut conclure que le désir, affect premier du sujet est l’autre nom de l’intentionnalité. Dire en effet que rien ne le comble, c’est reconnaître que le désir n’est désir de rien (de déterminé) et c’est justement la raison pour laquelle il peut tout accueillir. Son incessante insatisfaction est tout autant un pur accueil : la profondeur du monde qu’il ouvre est mesurée par la puissance et l’indétermination de son aspiration. Il est la puissance même de l’accueil, la forme de la réceptivité, l’activité propre à la passivité. Parce que son affection est l’épreuve d’une lacune et ne se réalise alors que comme mouvement, elle ouvre la profondeur du monde, son intentionnalité. »

Renaud Barbaras, La vie lacunaire.
Capture : Nostalghia, Andrei Tarkovski.

Voir aussi : Son éclat, à la lisière du monde.

Chambres noires, imaginaires

Xavier Dolan , « Les amours imaginaires », Canada, 2009 (durée : 1h35)

« Il est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée nous est condamnée tant qu’on voit du monde. » Proust, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs. »

Cette chambre noire que Proust place au centre de l’expérience amoureuse est le lieu même de l’imaginaire. L’artiste et l’amoureux se ressemblent en ce qu’ils vivent en deux temps, temps insaisissable de l’être et temps saisi par la conscience ; leur rapport au monde est d’autant plus intense (passionné) qu’il est extension et appropriation : l’expérience devient séjour. Amorce de la connaissance ou approfondissement de la vie, elle est solitude, patience, intériorisation, secret. Dans la chambre noire tout est à disposition. Le fait de pouvoir y circuler librement, tel que l’on se sent, c’est-à-dire tel que l’on est (et non tel que l’on croit être ou pire, tel que l’on apparaît), de pouvoir se saisir des événements, les contempler, les prendre et les augmenter sans qu’ils ne sombrent ou ne s’effacent, c’est cela la dimension infinie du présent – et du plaisir. Sans se confondre à elle ni s’y réduire, cette dimension est donc également celle de l’art. Celle de la vie enrichie, de la vie sensible, de la vie intéressante parce que intéressée.

Le jeune cinéaste québécois Xavier Dolan ne cherche pas, comme tant d’autres, à démystifier l’amour, à nettoyer le réel des illusions qui (soi-disant) le ternissent, au contraire, il sait que les rêves réalisent le vécu, peau et sang, et que les comprendre, les nourrir, les compléter affermit l’expérience. Xavier Dolan ne joue pas, il se représente, être de fiction : artiste et amoureux ; son cinéma occupe la chambre noire. Cette chambre noire, où l’intime se mêle à l’universel, où le toc côtoie le précieux et où le pop s’amalgame au raffiné, est pour nous un lieu et une matière – forcément émouvants, forcément familiers. Les formes de la sensibilité composent un discours amoureux (les Fragments d’un discours amoureux de Barthes sont le livre-référence du cinéaste), et ce discours n’est pas un désengagement : il ne permet pas à l’amoureux d’être quitte de ses affres et de ses tourments, de croire qu’il peut raisonnablement ne plus aimer (c’est impossible, ce n’est pas souhaitable), mais il se donne à lui comme une jouissance supplémentaire – mise en abyme et retour à l’être. Tout comme le rêveur, se sachant en train de rêver, est prié de s’enfoncer dans son rêve,  l’amoureux est invité à s’enfoncer dans son sentiment.

Plus déchirée qu’elle ne le laisse paraître, l’esthétique* de Xavier Dolan n’est pas simplement illustrative. Le cinéaste veut être présent devant et derrière la caméra. Sur la scène principale des Amours imaginaires, on découvre un banal triangle amoureux (un homme et une femme tombent ensemble amoureux du même homme), on admire des tenues vintage, on entend des chansons pop, on collectionne les styles et les poses, on écoute des dialogues très littéraires. Ce côté extravagant est une façade aussi vraie qu’un fard : le rougissement des joues montre l’émoi. Mais, allant plus avant dans son propre discours amoureux, Xavier Dolan se heurte à sa propre représentation – l’artiste contredit l’amoureux. Tel Narcisse, il ne fusionne pas avec sa propre image : il se divise et meurt à moitié.

Les Amours imaginaires fétichisent le discours amoureux. Lecture conséquente ou trahison du texte ? Qu’importe, ce n’est bientôt plus l’autre qui est aimé – mais l’amour (avec tout ce que cela suppose de narcissisme). Parce que le flirt est facile et que l’autre paraît d’emblée si proche, la proximité est une impatience, un faux-semblant – un miroir. Elle fourvoie : les valeurs s’échangent et les sens s’inversent. La précipitation trahit l’amour, l’arrache à son énigme irrésolue, à sa source lumineuse… La proximité, qui est aussi promiscuité, brouille la relation et la séparation, elle mélange jusqu’au dégoût, jusqu’à soi. Les corps privés du sentiment ne coïncident pas, ne répondent ni au désir ni à la volupté, ne sont qu’errances carnassières de romantiques impatients.

L’artiste et l’amoureux sont toujours en défaut par rapport au monde, par rapport à eux-mêmes. Le plus tragique, le plus comique, c’est que l’imagination, loin de combler les manques, en crée de nouveaux, creuse le sillon du désir. Il faut se demander si, dans leur complaisance et leur retrait avisé, les chambres noires ne sont pas également confinées, suffocantes, noires de soi.

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* aisthanestai, en grec, signifie sentir.

Pour les captures d’écran du film c’est ici : -devenue toi comme hier-.

Précédemment sur ce blog : J’ai tué ma mère.

Photo : Mona Chokri, vraiment parfaite dans le rôle d’alter ego de Xavier Dolan.

Filles conformes

« Qui de nous deux fait le portrait de l’autre ? Vous me peignez en train de détailler votre personne sans autre outil que ma pensée. Je n’ai pas de couleur entre mes mains, mais regardez derrière mes yeux, et vous verrez. Un rire éclate sous ma robe modeste. Je me pends à moi-même. Je suis tout ce que j’ai. Et lorsque je vous regarde, je me manque. » Hélène Frédérick, La poupée de Kokoschka.

« C’est ma ville, mon quartier, mes rues et mes passants, que je regarde calmement, rassurée de les voir marcher, courir, s’arrêter, vivre une vie que je ne connais pas. De toute façon ils sont dans une image. Une image dans un cadre, dont je suis spectatrice, et que je pourrais raconter, comme on raconte un rêve, à d’autres gens qui souriront, ou pas d’ailleurs, et me donneront leur interprétation, mauvaise ou bonne. Chaque fois que je referme la fenêtre, je m’aperçois sur ce plan parmi les autres. (…) Je passe inaperçue, mais je dépose des traces de ma présence. Je vis pour ne me souvenir que des moments d’absence. » Pauline Klein, Alice Kahn.

Oskar Kokoschka, Mädchenbildnis (1913) : « Je regrette votre regard posé sur moi. La maladie doit pouvoir prendre en paix. »

Si j’envisage ces deux livres simultanément, c’est que, sur des bases narratives et temporelles distinctes, ils finissent par dire la même chose. Voire me semble-t-il : ils se renforcent. Tenus séparés, ce sont des romans astucieux, séduisants, qui ne se prêtent à l’intrusion que parce que l’on se plaît à s’y attarder. Face à face, ils se mettent à dialoguer et c’est là ce qui m’intéresse.

La question de l’existence d’Anna et de la femme-murmure ne se pose pas. Elles ont un regard, un corps, une raison d’être : elles existent. Certes, elles ne sont pas réelles. Il s’agit donc de déterminer si l’irréalité est un défaut ou une qualité. Du strict point de vue romanesque, l’irréalité devrait signifier : liberté absolue. Même s’il arrive qu’entre eux, les personnages se la disputent ou se la refusent. On ne sait plus, en ce cas, qui de l’auteur, qui des personnages, a le dessus. Les degrés d’irréalité se multiplient, se contredisent – le fin mot de cette hiérarchie demeure secret. Ainsi l’irréalité d’Anna et de la femme-murmure se trouve-t-elle mise en cause par un entourage qui lui-même n’en est pas moins irréel. Car ce qui relie les personnages dans ces deux romans n’est que  mimétisme et fantasmes. Comme dans un jeu de miroirs et de reflets, la profondeur de l’image résulte d’un effet d’optique. Et le désir qui s’y creuse est le désir d’un autre désir, qui est désir d’un autre désir, et ainsi de suite à l’infini. Là-devant deux femmes sont prêtes à donner chair au reflet, croyant encore qu’il est possible d’assouvir en substance ce qui relève de l’immatériel.

Résumé d’Alice Kahn : Anna est le fruit d’une méprise et d’une absence. Méprise du photographe qui la confond avec une anonyme assise à la terrasse d’un café ; absence de la jeune femme à elle-même. Une chance pour le photographe : l’anonyme est tout à fait disposée à devenir son Anna. Ici Lacan aurait son mot à dire : il n’y a pas d’amour, juste un désir de ressemblance. L’essentiel du consentement de la jeune femme réside dans le « devenir », et ce devenir est un jeu de rôle, un blanc à remplir, un vide à combler. Se déguiser, décorer, interpréter, se glisser, avec un naturel confondant, dans un reflet. En plus d’Anna, l’anonyme devient aussi Alice Kahn, artiste fantôme dont les performances consistent à introduire discrètement dans les salles d’exposition et dans les musées, des objets sans valeur qui, accrochés, deviennent aussitôt précieux. Alice excelle à s’adapter, parfaitement plastique, elle est la candidate idéale, l’interlocutrice attentive, l’observatrice redoutable. Le monde n’est que représentation, il suffit de trouver place dans une photographie.

Résumé de La poupée de Kokoschka : Un siècle plus tôt, le célèbre peintre Oskar Kokoschka demande à  Hermine Moos de lui fabriquer une poupée en tout point semblable à sa regrettée maîtresse Alma Malher, laquelle vient de le quitter pour en épouser un autre. Hermine, dont le métier est de coudre des marionnettes plutôt que d’élaborer des fétiches au trouble usage d’amants déçus, se prend de passion et pour la commande et pour le maître… Si pauvre qu’elle se nourrit à peine, si libre cependant, vivant seule, se prostituant avec un certain plaisir, sachant dire non à sa famille et à la société, si enfiévrée qu’elle s’abîme corps et âme à la tâche, fusionnant avec la poupée (la femme-murmure), Hermine écrit des lettres au peintre qu’elle n’envoie pas. Une intimité à la fois offerte et dissimulée. Kokoschka ne cesse d’accroître ses exigences, impose un raffinement pervers de détails, ce qu’il voudrait, c’est Alma, elle se soumet, anticipe ses désirs, attend, ne reçoit ni argent, ni reconnaissance, ce qu’elle voudrait c’est Kokoschka.

Alice Kahn est un roman espiègle, incisif et souvent drôle ; La poupée de Kokoschka se prend davantage au sérieux, au tourment même. Sombre ou frivole, l’un et l’autre laissent transparaître une impatience qui n’est pas celle de leurs héroïnes équivoques – lesquelles ont pour le moins l’excuse du désir – mais qui est hâte de conclure, étranglement du sujet. C’est ainsi que ces livres déçoivent. Une fois posé l’enjeu, la mécanique se déploie de manière trop régulière et ostensible, ce qui précipite l’intrigue dans un épuisement de surface. Tandis que forme et contenu se soumettent au jeu des miroirs, une grande part du potentiel romanesque demeure hors-champ, inexploité.

Il arrive toutefois que le texte s’échappe miraculeusement du prisme réflexif. Ces heureuses digressions prennent alors valeur de symptôme. Dans Alice Kahn, il s’agit de petits forfaits artistiques qui viennent agréablement interrompre le développement attendu de l’imposture. Dans La poupée de Kokoschka, les peintures de Kokoschka prennent la parole, se désolidarisent de leur représentation. Dommage que l’impact de ces détours soit invalidé par leur récurrence et leur placement systématique en tête de chapitre. Ces exercices de style brillants auraient gagnés à se fondre dans le texte, auraient pu le nuancer, le transporter hors de ses limites trop étroites.

Car c’est bien là le regret que l’on éprouve en lisant ces histoires, celui de retrouver inchangé le schéma du couple créature-pygmalion, à ceci près que les rôles sont inversés et qu’il est, de fait, consenti. La jeune femme décide de devenir créature, de se faire l’écho d’un fantasme dont elle connaît pourtant la désespérante irréalité. Inutile de préciser que sous cet angle de vue réducteur, le vis-à-vis masculin ne gagne pas en profondeur. L’accent est mis sur le jeu relationnel, qui est un jeu de reflets tour à tour nourri de désir et appauvri par l’impasse du désir. Traversant les apparences sans y prendre chair, les personnages  ne sont que vecteurs fades, inconsistants. Rien ne me paraît plus affligeant que d’utiliser les ressources de l’imagination à seule fin de l’enfermer dans une image qui, de surcroît, se trouve elle-même forclose dans un fantasme. Alice Kahn et La poupée de Kokoschka échelonnent les degrés d’irréalité à seule fin d’en réduire la portée imaginative. Trop de projections, pas assez d’amplitude.

« Ne pas laisser de traces terrestres, que mes doigts travaillent comme vous glissez en serpent dans les failles de ma vie, c’est-à-dire imperceptiblement, sournoisement, un soupçon d’hypocrisie, pour laisser croire, tromper. Dans les craquelures, fêlures de mon existence, des êtres rampants, friands d’œufs crus (ces embryons au sein desquels la vitalité se concentre), que nos flèches n’atteignent jamais, à moins que ce ne soit en apparence. Le serpent verse des larmes de solitude, pourtant ce désert est l’œuvre de sa pauvre langue, muscle toxique. » Hélène Frédérick, La poupée de Kokoschka.

« J’inventais des artistes aussi. Parmi eux, Alice Kahn revenait souvent. Elle était adaptable à merci. Si le magazine titrait Immatériel, je racontais qu’Alice Kahn s’était appropriée des droits d’auteur sur le silence. Dans un numéro qui annonçait Artistes de l’éphémère, je racontais qu’Alice Kahn faisait des parties de golf avec un glaçon jusqu’à ce qu’il fonde. Si on me demandait de parler du corps, thème qui revenait souvent, je lui prêtais des petites performances avec de l’électricité, et une exposition de ses mains abîmées. Alice Kahn se faufilait partout, là où les choses ne pouvaient plus être décrites. Une photo d’Alice Kahn, c’était une photo que l’on n’avait pas pu prendre. Une douleur à la Alice Kahn, une douleur diffuse et inexplicable. Un coup d’Alice Kahn je disais, lorsqu’il se mettait à pleuvoir alors qu’on avait prévu quelque chose dehors. Un silence, un hasard à la Alice Kahn. » Pauline Klein, Alice Kahn.

Oskar Kokoschka, La fiancée du vent (autoportrait avec Alma Mahler), 1913 « Quelque chose comme une tempête, voilà, un grand vent : ce que je suis. »

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En contrepoint, une fille pas du tout conforme (et pas très loin non plus d’être dans une peinture).

Pauline Klein, Alice Kahn, Allia, 2010.

Hélène Frédérick, La poupée de Kokoschka, Verticales, 2010.

Désir, écriture, 2046

Wong Kar-wai, « 2046 », avec Tony Leung, Gong Li, Zhang Ziyi, Faye Wong, Hong-Kong, 2004 (durée:2h10)

Comme le désir déborde son objet, quitte à le défaire, quitte à le fuir, l’écriture effleure à peine l’écrit, elle l’annonce, le devance et s’en éloigne, force libre de contenu et devenir libre. L’analogie n’est pas ici une coïncidence, elle initie un rapport, définit l’origine commune à partir de laquelle écriture et désir se produisent, s’absentent et parfois se retrouvent. De cette relation mouvante, difficile à saisir et plus généralement éprouvée que pensée, 2046 pourrait être la proposition visuelle.

Wong Kar-wai est un conteur et un illustrateur. Limpide, son cinéma repose sur l’intelligence d’une structure qui épouse et organise les méandres du discours, tout en lui laissant l’ouverture nécessaire à son juste déploiement. Il y a donc, à chaque ligne, l’écrivain, le « je » qui vit et imagine, « je » fluctuant, parfois réel, parfois personnage. Dispersion très relative :  l’écrivain s’identifie par assimilation. Allergique à toute altérité, hantise et attraction, il possède et craint d’être possédé. Son point de départ – ou son point de chute – pourrait être une chambre d’hôtel à Hong-Kong, la chambre 2046*. En ce lieu clos gravitent ses amoureuses. A plusieurs elles semblent n’en faire qu’une, exacte symétrie de lui devenant plusieurs, subversion révélatrice de l’un par le multiple, qui  n’a bien sûr d’autre source que cette subjectivité dévorante qui domine  la narration. Aussi ce « je » figure-t-il un point du vue ambigu, simultanément unique et  partagé, épars, discontinu,  prisme créateur et perturbateur, reflet d’un « je » tautologique.

2046 n’est pas seulement une chambre, c’est principalement la zone dont l’écrivain se trouve captif. Physiquement, mentalement, existentiellement. A mi-parcours entre le réel et l’irréel, entre le même (l’écrivain) et l’autre (nié donc invisible), cette zone est un lieu commun (sans connotation péjorative ; voir aussi Stalker, Orphée, Gerry…) du cinéma et de la littérature. Ici, la zone 2046, est un train. Courant continu, entre passivité et mobilité, extériorité et intériorité, le train actualise un état d’enfermement peuplé de fantasmagories. Car il apporte un espoir, l’idée d’un ailleurs, d’une altérité. Zone mobile, double discours, le train promet la liberté qu’il suspend.

Littérale, cette interprétation de l’image peut sembler inacceptable. Parce que le film affiche une apparence immodeste, sa sophistication commande presque une lecture qui la remette en question, qui l’excuse en quelque sorte. Une surface chatoyante, presque décadente, peut-elle se donner au premier degré et de là révéler une réalité invisible ? Ces fluorescences – si décoratives, si bien assorties  aux robes et à la musique pop – peuvent-elles mettre au jour une intériorité réelle ? La réponse est évidemment affirmative. Quelque réserve que l’on puisse émettre quant au nuancier de Wong Kar-wai, l’univers d’un écrivain (de cet écrivain-là) est tout sauf austère. Le dandysme –  raffinement, jeu, alcool, femmes – n’est jamais que la marque la plus superficielle d’une harassante réinvention de soi à la fois subordonnée et fondatrice d’inconstance, de mélancolie et d’insatisfaction. On devine que l’écrivain de 2046 n’a que très peu de talent, juste ce qu’il faut pour vivoter, écrire sur un coin de table des romans de genre (érotiques et de science-fiction). Ici pas de jugements de valeur, au contraire. Que l’écrivain soit de gare ou de génie, peu importe : n’est pas envisagé l’écrit, mais l’écriture, c’est-à-dire cette disposition de soi qui devient mode de vie, qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne se substitue pas à la vie mais s’enchâsse en elle.

La beauté des femmes, il est vrai toujours très maquillées, très habillées et très photographiées, l’abondance de musiques émouvantes, la circulation en couloirs et la prolifération des lumières artificielles – toute forme est un contenu. Le train devient le théâtre d’une sublimation extrême dont l’intensité confine à la souffrance.  En ce point 2046 célèbre les retrouvailles entre désir et écriture. Hélas cette fête sublime  peut s’avérer féconde, mais les mots et les images (le film coïncide naturellement, par osmose, à son propos) qu’elle engendre sont de moindre qualité, voués au mélange et à l’insuffisance.  En outre, la coïncidence  entre désir et écriture n’est pas le fruit d’un hasard : c’est tout simplement l’œuvre du même, l’œuvre d’un être qui tourne à vide, condamné à répéter les mêmes erreurs, incapable d’évoluer.  Et comme une formule maintes fois répétée trahit malgré elle son désarroi, il y a très certainement dans ce train qui ne cesse de revenir et qui jamais n’arrive, une conscience qui s’afflige de sa propre absurdité.

Sans cesse reporté d’une femme à l’autre, du passé au devenir, de la jouissance à l’inassouvissement, que signifie l’amour en 2046 ? Car c’est là l’essentiel  qui constitue la substance du film, la raison d’être de l’écrivain et la matière même de son écriture. Mais ici, l’incapacité de l’écrivain à aimer le contraint au rôle du miroir.  Malgré le prisme déformant de son regard, sa fâcheuse manie de ne désirer que celle qui se refuse (et de rejeter celle qui s’offre), se reflètent à travers lui de beaux visages d’amoureuses, de véritables héroïnes, ni Ophélie ni Médée car tragiques d’une façon très quotidienne, d’autant plus bouleversantes que triviales (prostituée, joueuse, fille à papa).  Elles débordent, s’échappent de la subjectivité qui les conçoit. Traversent le miroir. Peu à peu l’écrivain s’efface.  Signe que l’écriture,  le désir, sont des forces inépuisables, dont le contenu n’est jamais que provisoire. Comme le désir déborde son objet, quitte à le défaire, quitte à le fuir, l’écriture effleure à peine l’écrit, elle l’annonce, le devance et s’en éloigne, force libre de contenu et devenir libre…

Wong Kar-wai, « 2046 »

* Chambre 2046 qui est la chambre des amants dans In the mood for love, dont 2046 est la suite… C’est dans ce premier film que l’écrivain se met à écrire, c’est alors qu’il désapprend l’amour… Subtilement différents, les deux films sont magnifiques.

Si tu souris c’est pour mieux m’envahir

Capitale de la douleur par Anna Karina dans Alphaville« Tes yeux sont revenus d’un pays arbitraire où nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard »

Capitale de la douleur par Anna Karina dans Alphaville 4« – Amoureux ? Qu’est-ce que c’est ?

– Ça.

Alphaville 15– Non, ça je connais ; c’est la volupté.

Alphaville 18– La volupté est une conséquence, elle n’existe pas sans l’amour.

– Alors l’amour, c’est quoi ?

Alphaville 14

Ta voix, tes yeux, tes mains, tes lèvres, le silence, nos paroles, la lumière qui s’en va, la lumière qui revient, un seul sourire pour nous deux, pas besoin de savoir, j’ai vu la nuit créer le jour sans que nous changions d’apparence, ô bien aimée de tous et bien aimée d’un seul, en silence ta bouche a promis d’être heureuse, de loin en loin dit la haine, de proche en proche dit l’amour, par la caresse, nous sortons de notre enfance, je vois de mieux en mieux la forme humaine comme un dialogue d’amoureux, le cœur n’est qu’une seule bouche, toutes les choses au hasard, tous les mots dits sans y penser, les sentiments à la dérive, les hommes tournent dans la ville, le regard, la parole et le fait que je t’aime, tout est en mouvement, il suffit d’avancer pour vivre, d’aller droit devant soi, vers tout ce que l’on aime, j’allais vers toi, j’allais sans fin vers la lumière, si tu souris, c’est pour mieux m’envahir, les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard. »

Alphaville 4

Alphaville 2

 

Photos et dialogue d’ « Alphaville », de J. L. Godard, avec Anna Karina et Eddy Constantine, 1965

Texte d’après Eluard, « Capitale de la douleur ».

Alphaville 19

Un combat nommé désir

Marcel Broodthaers, Au-delà de cette limite (1971)

Je pourrais facilement apprécier les obstacles, et je le ferais, cela s’entend s’ils se présentaient à moi comme autant d’épreuves, je les attendrais avec plaisir, relevant le défi, évaluant à leur singularité l’intérêt de mon lendemain, et ce n’est pas sans ferveur que je les affronterais un à un, que j’en mesurerais l’invention, la pertinence, la métaphore, sachant y déceler une réplique à  hauteur de mes intentions. Hélas mes petits marchandages restent sans réponse ; me transpercent tantôt le silence, tantôt l’éclat de rire lesquels me signifient que nulle difficulté n’est une promesse, et qu’il s’agit, pour continuer, de jouir de cet absurde combat, pauvre substitut de vie que certains nomment désir. Inutile d’argumenter (j’ai lu tous les livres) cela ne me convient pas. En fouillant tout au fond de moi – il fallait le faire, plonger là-dedans, et encore aujourd’hui, travail réducteur dans le réduit – deux ou trois alternatives se sont dégagées, ni plus fluides ni plus solides que les rêves (ils auront toujours ma préférence), deux ou trois filets d’une étoffe transparente, sans ourlet, sans attaches, sans forme, tout de même plus légère que cette douce chemise (elle m’enveloppe en secret), deux ou trois ficelles dont je me sers quelquefois pour tenir tête ou du moins, quand il faut, tenir debout. Par exemple, parmi les obstacles innombrables, leurres et  prétextes, je choisis celui  – choix raisonnable, passionné, d’affinité et de douleur –  je choisis celui qui s’impose, en ce qu’il me sépare de l’essentiel, de l’inaccessible dont le manque me fait suffoquer. Cet obstacle déterminant, avec mes mains, avec mes ongles, de tout mon corps, de toutes mes forces je l’approfondis. Sachant que contaminée par mon obstination, par  ma volonté, l’entrave n’en est plus une, devient autre, inversée par la sollicitation, envahie par mon insistance, me voilà plus proche –  quoique mélangée, quoique méconnaissable et probablement infestée – de ce que je désire. Ne pouvant me résoudre à l’interdit ni renoncer au fruit défendu, je fais de la limite même mon lieu de prédilection ; ce qui n’est pas un siège parce que sans offensive, ce qui n’est pas un espoir car sans tentative. Position délicieuse que la limite où tout  devient possible et rien ne déçoit ; position vaine de contemplation sans événement, qui ne réclame que la force nécessaire pour s’abîmer, le courage de garder les yeux ouverts quand tout le reste se trouve enfermé. Et ce qu’ils nomment désir, ce combat, devient alors, au fond de cette cave,  un monde de sensations, un monde, certes latent,  déguisé, fiévreux, abondant – de déréliction.

Reviens-moi

Regarder un film pour l’émotion qu’il fait naître en moi,  pour le plaisir irrégulier de ressentir une tristesse imaginaire et me laisser hanter par les images qu’il dépose dans ma mémoire, de visages et de lumières,  les laisser voiler un peu plus mon regard, atténuer l’illusoire insignifiance des choses.

Mais aussi, si je cherche à retracer, dans mon souvenir, le cheminement de ce récit, comme la main, devant un dessin nettement ourlé croit pouvoir sans difficulté en reproduire les contours, mais hésite puis échoue dès le premier détail que l’oeil ne saisit pas immédiatement, puisqu’il contribue à l’illusion de sa simplicité, bientôt le fil que je croyais tenir m’échappe, et j’en saisis un autre qui me perd un peu plus de sorte que, très vite, l’intrigue semble avoir disparu, défaite, décousue en une trame où je ne la reconnais plus. Car sous une étoffe classique, Atonement, peut-être parce que son origine littéraire même effacée par le cinéma subsiste encore dans son épaisseur, est moins une histoire d’amour que sa thématisation. Loin d’atténuer la force émotionnelle du film, sa structure complexe, en  soulignant que l’amour se nourrit moins d’événements que de rêves, se met purement en harmonie avec son sujet. Bien sûr, ce n’est qu’après avoir vu le film en son entier, jusqu’au dénouement qui éclaire le sens du titre (en français : expiation), que l’on comprend que, dans une telle conjoncture, les erreurs humaines, accidentelles ou volontaires, peuvent encore, ironiquement, être réparées par ces deux forces antagonistes que sont la vie (le hasard) et l’imagination (l’écriture). Quant à ceux qui se persuadent que l’amour est entièrement contenu dans la réalité, et qu’il peut se lire chronologiquement, se soumettre   à la mécanique primitive de la psychologie, les mots qui scandent de nombreuses séquences du film Come back, come back to me, leur signifieront le contraire, parce que le message qu’ils transportent n’est ni littéral ni rationnel, et qu’il traverse le film dans toute sa longueur, comme une faille dans laquelle se précipite ce que l’on croit savoir, ce que l’on croit comprendre. Sans commencement et sans fin, l’amour est bien un Eternel retour, comme le pensait déjà Cocteau de Tristan et Iseult. Il y a de cela aussi, dans Atonement, lorsque la mer sépare les amants, et que l’un d’eux annule, par une simple phrase, tous les défauts, toutes les dérives, les injustices  – du temps : The story can resume.

Atonement, de Joe Wright, avec Keira Knightley et James McAvoy, d’après le roman d’Ian McEwan

A voir aussi : Pride And Prejudice, de Joe Wright, avec Keira Knightley, d’après Jane Austen

L’Eternel Retour de Jean Delannoy, d’après un scénario de Jean Cocteau

et un film d’un tout autre genre, et pourtant fort proche : The Jacket, de John Maybury, avec Keira Knightley…