Nostalgie de la lumière

« C’est une terre damnée imprégnée de sel où les dépouilles se momifient et les objets se figent. L’air, transparent, léger, nous permet de lire dans ce grand livre ouvert de la mémoire page après page. »

Patricio Guzmán, Nostalgie de la lumière.

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La lumière, on croit la connaître et soudain, elle nous éblouit, et c’est comme si on ne l’avait jamais regardée. Elle nous éblouit et ce n’est pas elle qu’on regarde, c’est un brun tacheté de bleu, un rouge qui se met à saigner, c’est un éclat qui fend l’œil, un frisson, un baume : nous éprouvons la sensation de la lumière. Étrange moment de lucidité qui nous évanouit, qui est oubli de l’ombre en laquelle nous sommes plus que jamais enfoncés, qui est éclosion du temps en d’autres temps, éveil de la mémoire.

Le monde si plein, si grouillant, est à la merci de la lumière. Peut-être supplante-t-elle la consistance. Nous sentons le sable ruisseler entre nos doigts, le caillou petit poids dans la paume. Nous pouvons encore affronter du plat de la main le torse du rocher, mais l’immense, c’est à la lumière seule qu’il se mesure. Nous ne touchons pas, ne voyons pas l’étoile, c’est elle qui, inversant son temps de vie, revient à nous, reflue, lumière encore. La consistance de la mémoire est chemin de sensations, chemin de lumière.

Telle est la voie sur laquelle nous entraîne Patricio Guzmán, la plus sincère, la plus universelle, celle de la réminiscence. Exilé du Chili depuis quarante ans, il ne peut que l’agréger à celle, infinie, d’un peuple au deuil confisqué. Cette chance qu’il a eue, lui, cadeau d’une seconde vie, nombreux sont les Chiliens qui en ont été privé. Arrêté par les forces du général Pinochet lors du coup d’état de 1973, il subit l’épreuve de la condamnation et de la grâce. Il quitte son pays. Après quelques errances, c’est de Paris qu’il donne suite à sa critique contre le régime : Chili, la mémoire obstinée (1997), Le cas Pinochet (2001), Salvador Allende (2004) et son grand œuvre, en trois parties : La bataille du Chili (1975-1979), modèle de cinéma direct et engagé.

Deuil confisqué : un pays où les victimes et les parents des victimes peuvent croiser leurs bourreaux dans la rue, faute de jugement, signe son devenir traumatique. Qu’il s’agisse des massacres des Mapuches au XIXème siècle, ou des camps de concentration sous Pinochet, le Chili garde le silence sur un passé qui l’accuse. Ne reste que la mémoire, passé qui se négocie en privé. Parfois à mains nues, comme ses femmes, courageuses et presque hallucinées, admirables folles qui fouillent le désert d’Atacama. Désert de la mémoire sans sépulture, repos de personne : avant d’évacuer les camps, les militaires se sont débarrassés de leurs morts pour les cacher on se sait où, semant au passage des morceaux de cadavres, sinistres trésors que les vents secs et salés se chargent d’embaumer. Le sol ingrat recrache parfois des bouts d’os, fragments de mauvaise conscience, cristaux d’un passé irrémissible .

Ce ressassement de la mémoire dans le miroir aride du désert, Patricio Guzmán le voit se reproduire à l’identique dans cette autre surface réfléchissante qu’est le ciel. Ciel et terre se confondent dans la matière unanime : ici pas de séparation, ni des êtres ni des temps ni des états. Le vivant dialogue avec la mort, l’animal avec le minéral, le lointain avec le proche. Convoqués à tour de rôle, l’astronome et l’archéologue témoignent de ce que leurs recherches coïncident et convergent vers des origines communes.

Dans ces correspondances intimes qui se jouent entre matière et mémoire, les lieux aussi se feuillettent. Ainsi du camp de Chacabuco, construit sur les ruines d’un ancien centre minier, que les militaires n’ont eu qu’à cercler de barbelés. La mémoire des lieux n’est pas seulement un désert à creuser, c’est aussi une architecture à déconstruire. Exemple avec Miguel. Interné à Chacabuco, il met à profit ses déambulations quotidiennes pour prendre, à pas calculés, les mesures exactes du camp, qu’il consigne au secret de la nuit. Le lendemain, par précaution, les plans doivent être détruits, mais ils sont désormais gravés dans le cerveau de l’architecte qui, aussitôt libéré, peut sans peine en reproduire le tracé précis. Témoignage précieux de ce survivant dont l’épouse souffre aujourd’hui d’un Alzheimer. Le trop-plein de mémoire de l’un compense l’oubli de l’autre : figure tragique du Chili.

Cette façon très personnelle de déployer la mémoire en un texte qui doit tant à l’interrogation philosophique qu’à la poésie des images fait songer à la démarche d’Harun Farocki, en particulier à son remarquable Images du monde et inscription de la guerre, qui met en œuvre une sémiotique également fondée sur des associations visuelles. Et ceci même n’est pas sans affinité avec le dernier film de Terrence Malick, Tree of life, dont le propos pourrait être de dévider la trame cosmique d’une mémoire marquée par la perte – et par là, touchée par la grâce.

Mais La nostalgie de la lumière est un voyage en textures qui ne s’aventure pas à formuler quelque théorie de la mémoire. Le texte s’offre aux questions, les images sont des hypothèses, les sens circulent, réfléchissent, les langages se regardent. Rien ne s’impose. Le rythme, lancinant, épouse celui du ressouvenir, et lui-même n’en finit pas d’infiltrer ce qui résiste, le passé, la dureté du présent. Diffuse, influente, la mémoire se fond dans la lumière. Le monde, si plein, si grouillant, est à sa merci.

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Sous toutes les coutures : Harun Farocki, Images du monde et inscription de la guerre.

Patricio GUZMAN, « Nostalgie de la lumière »

Autres documentaires de Patricio Guzmán

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Deux autres films se rapprochent encore de cette Nostalgie de la lumière : Le songe de la lumière, de Victor Erice –

Du sujet à l’image, le déchirement est le même qu’entre le désir et sa réalisation. Au milieu, le peintre est traversé, transgressé, jamais assez transparent, jamais assez présent. Cette position fantôme est celle qu’occupe à son tour, sans le savoir, celui qui contemple le tableau. Dans quel sens s’effectue l’incorporation? Qui absorbe ou qui est absorbé ? Cette indétermination nous livre à la jouissance de l’art et nous délivre de nous-mêmes, nous nous sentons envahis, le songe de la lumière n’est ni le geste ni la toile achevée, mais séjourne dans le désir de peindre et dans le désir de regarder. [suite]

et L’Esprit de la ruche :

Surtout il y a la lumière. Il n’est pas si surprenant d’apprendre, vu la rareté des dialogues, qu’à l’origine, le réalisateur désirait tourner son film en noir et blanc: le mutisme et la subjectivité de sa palette confèrent à l’image une irréalité pareille à celle induite par l’absence de couleurs. Cinéaste-peintre, Erice compose ses plans comme des tableaux, se référant aux maîtres qui lui sont chers, Vermeer et Zurbaran, car ils lui semblent au mieux traduire l’atmosphère recherchée. Scènes d’intérieur calmes et reposées, baignées d’une lumière dense, onctueuse comme le miel, agencées dans une symétrie méditative par laquelle l’immense maison devient, aux yeux du spectateur, un espace spirituel – alignement des portes, découpage des fenêtres en carreaux minuscules pareils aux alvéoles d’une ruche… Par contraste, l’extérieur est filmé au naturel, tons froids, gris, une angoisse différente. Ainsi couleurs, lumières, sons, cadrages figurent-ils autant de langages distincts et simultanés, qui s’additionnent mais ne se complètent pas forcément. Leur rôle est de traduire, chacun par ses propriétés, la complexité du réel. La forme mime l’agencement des perceptions; elle les réfractent, sans qu’aucun élément n’en domine un autre, de sorte que la surface côtoie la profondeur. Cette composition, que caractérise l’absence de hiérarchie entre réel et imaginaire, nourrit la densité mythologique du film, parce qu’elle vise le vrai.[suite]

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Fondations inversées

Egon Schiele

« Une dernière chose. J’ai dit que je ne t’avais pas tué, père, mais c’est encore un mensonge. Tu es mort. Et moi aussi. Tu te promènes et tu respires, mais je t’ai tué. J’ai pénétré à l’intérieur de ta peau, c’est là que je suis assis à présent, et tes os sont en moi comme s’ils avaient été emballés dans le mauvais paquet. Qu’est-ce que nous allons faire maintenant ? Je t’ai tué pour te démontrer que j’étais capable de prendre ta place. A qui d’autre pouvais-tu confier ta compagnie sinon à ton assassin ? J’ai gagné le droit de prendre ta place. Je peux vivre pour toi. N’importe quel père t’envierait. Je suis un fils digne de toi. Je suis le père et le fils. »

« Léo en jouant dans La compagnie des hommes », A. Desplechin, inspiré de la pièce d’E. Bond.

« Mon fils est mort. J’ai regardé à l’intérieur de moi et je me suis aperçu que je n’éprouvais pas de chagrin. La souffrance est une toile peinte. Les larmes ne me font pas mieux toucher le monde. Mon fils s’est détaché de moi, comme la feuille d’un arbre. Et je n’ai rien perdu. Joseph est désormais mon fondateur, cette perte est ma fondation. Joseph a fait de moi son fils. Et j’en éprouve une joie immense. »

« Un conte de Noël », A. Desplechin. Prologue inspiré de R. W. Emerson, Experience :

 

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« Les seigneurs de la vie, les seigneurs de la vie, –

Je les ai vus passer,

En  apparence,

Semblables et dissemblables,

Imposants et lugubres ;

Usage et Stupeur,

Surface et Rêve,

Vive Procession et Mal spectral,

Humeur privée de langue,

Et l’inventeur du jeu

Omniprésent sans nom ; –

Certains pour voir, certains pour être devinés,

Ils avançaient d’Orient en Occident :

L’enfant, l’infime,

Dans les jambes de ses hauts gardes,

Allait et venait étonné : –

La Nature le prit par la main,

Nature si chère, forte et bienveillante,

Murmura : Bien aimé cela ne fait rien !

Demain ils auront un autre visage,

Tu es le fondateur ! Voici ta descendance !

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R. W. Emerson, Experience, texte original ici.

… ou bien, ou bien…

Jean-Pierre et Luc DARDENNE, « Le fils », Belgique, 2002

Autant être prévenu, Le fils est un film inconfortable, d’une dynamique fondée sur l’inversion des procédés usuels. Non sans raison, le visionnement produit un léger vertige. Le regard tangue à hauteur de nuque, de derrière donc ; les gestes par devant, sous cet angle, sont suivis, éprouvés sans être intégralement vus. La chorégraphie entrechoque les plans ; c’est une valse  désarticulée, horizontale et verticale, glissements, fléchissements,  redressements. Toute cette activité, dans son ensemble, déborde du cadre. Si l’espace présente un précis du mouvement, la bande-son compose un précis du bruit : respirations, craquements et stridences de machine.

La spécificité d’un tel dispositif est que le décor ne se matérialise qu’à partir des personnages et non l’inverse : l’être ne se détache pas de son environnement – chambre, rue, paysage et même foule – le monde extérieur surgit contre la peau, à rebrousse-poil, nécessaire altérité, matière houleuse que chaque geste repousse. Le réel visqueux résiste. L’existence exige un engagement physique.

L’action humaine constitue le plan. Il faut le temps d’aller et venir, déchiffrer les déplacements, il faut reconstituer la scène par pans de bois et morceaux d’établis, mais surtout par le travail de ceux qui l’occupent. Là-dedans s’esquisse alors un atelier de menuiserie. Bouts de bras, dos pliés, torsions d’épaules : rien n’est évident a priori, le tableau surgit de ses composants, à partir du mouvement, à partir de la personne, à partir de la nuque de la personne. Pas de photographie, de pause, de vue d’ensemble, ni sur le décor donc ni sur l’enjeu dramatique. On se tient derrière, point de vue rivé à un corps de surcroît épais, hermétique, taciturne, introverti, peu enclin, au fond,  à être observé. Parce que lui, justement, observe.

Ce corps – cet homme – on apprend qu’il s’appelle Olivier (prénom de l’acteur, Olivier Gourmet), on comprend qu’il enseigne la menuiserie à des jeunes en réinsertion sociale… En guise de contrechamp, l’objet de son attention, un garçon malingre, cerné, presque maladif. D’abord rejeté puis accepté – attraction/répulsion. Du corps de l’homme qui observe, solide, précis, terrestre, à celui du garçon, tremblant, mal assuré, à demi-mort, la disproportion est telle qu’elle fait  immanquablement naître des fantasmes d’accident, de protection, d’étouffement, de complémentarité. Les contraires dans l’affrontement et dans la conciliation. Exactement ce que raconte le film : l’histoire d’une ambiguïté, illustration littérale et donc extrêmement sincère d’un « ou bien ou bien ».

Effet supplémentaire, l’espace saturé de mouvements génère un vide de sens : l’intrigue qui découle de cette mise en scène est dense mais lacunaire ; il lui manque un contexte, le pourquoi, le comment, les balises discursives. Cet angle mort exerce sur l’imagination du spectateur la force d’attraction d’un trou noir : l’invisible s’impose, prend la place du réel, le spectateur commence à être distrait, il s’égare…Bien sûr, cette incursion de l’imagination à l’intérieur du film fait partie de son mécanisme. Compléter l’histoire ? Invitation perfide : il ne s’agit pas d’anticiper ce qui pourrait advenir mais d’accepter ce qui n’arrive pas, c’est-à-dire d’affronter les préjugés, les lieux-communs, les images qu’on attend malgré soi, par habitude, par conditionnement, les ficelles scénaristiques auxquelles on tient, malgré tout, parce qu’en conférant une structure rationnelle à la fiction, elles nous laissent croire que le réel n’en est pas dépourvu. Les non-dits et les hors-champ semblent regorger de possibilités, de secrets, de surprises, autant d’histoires-fantôme qui se propagent dans l’inconscient, relancent la volonté de comprendre, de justifier, en dépit des significations clignotantes, instables.

La confusion est à la hauteur du réel, presque insoutenable. Les frères Dardenne, avec un film elliptique, quasi-muet (les dialogues sont généralement fonctionnels) et faussement prévisible, suscitent prédictions et projections dans le seul but de décevoir. Plus tard évidemment, à la fin ( mais est-ce vraiment la fin ?) il y a moyen de  poser des hypothèses de lecture. Là encore il s’agit de questionnement plus que d’interprétation. Allant jusqu’à déjouer toute identification, Le fils reste une œuvre ouverte, un pan de réel béant sans raison ni conclusion. Le spectateur doit tenir ses distances, assister à ce qui est donné en brut. Cet inconfort offre une expérience de cinéma totale, où le corps et la pensée sont sollicités simultanément, sans pour autant être orientés, soumis à une autorité extérieure. Ils fonctionnent ensemble pour appréhender ce qui arrive, affronter la complexité sans tenter de la résoudre – la complexité mais plus encore, le dénuement. L’être-au-monde comme seule valeur, comme seule réalité. Une expérience cathartique ?

Jean-Pierre et Luc DARDENNE, « Le fils »

Précédemment sur ce blog : Un dimanche sous la pluie, la montée du sentiment et Filmer par omission.

Discorde diluée dans la lumière

Hirokazu Kore-Eda, « Still walking », Japon, 2008 (durée : 1h50)

Trop souvent, la représentation de la discorde procède d’une thèse dont les personnages (et à travers eux : le public) sont les arguments. Une narration venant à épouser la montée de la querelle nourrit un déterminisme pathogène, comme si chacun devait porter en soi – incarner – une partie de ce grand tout qu’est la discorde, matrice formelle, génératrice de sens et d’émotions ; il s’en faut de peu qu’elle ne devienne un système totalisant, fallacieux mais convainquant, fondé sur des prémisses inexactes : ces œuvres séduisent, forcent l’adhésion en soumettant le réel à une réduction spéculative. A l’opposé de ces drames qui camouflent leur arrogance en pathos, il existe un cinéma qui, loin de formaliser sans discernement une agressivité dont la cause n’est peut-être pas dans sa cible, choisit au contraire de la neutraliser, de l’atténuer par une diffusion lente. La discorde cesse alors d’être démonstrative, elle devient latente, insaisissable, elle échappe à sa propre définition. Ainsi dans Still walking, elle est comme diluée dans la lumière, elle infiltre la matière vague, indéfinissable, l’atmosphère si l’on veut, à la place du vide, elle est, en quelque sorte,  le négatif de cette incarnation paradoxale de l’espace et du temps qu’est la famille.

Parce que Kore-Eda, documentariste de formation, travaille cette fois, non plus sur base d’un fait divers (Nobody knows), mais sur des souvenirs personnels (sa relation avec sa mère), la question du point de vue se pose en des termes très précis, posture de l’artiste qui doit nécessairement se prendre à la fois comme sujet et comme objet d’étude, quel que soit le potentiel réflexif de l’argument initial,  se dédouble, se démultiplie : toute invention comprend une part de soi et une part de non-soi, seules les proportions varient… Ici Kore-Eda renonce à l’angle du créateur omniscient ; il semble assister à sa propre mise en scène, filme des corps, des lieux, des conversations comme autant de faits autonomes qu’il se garde, avec une retenue très japonaise, d’interpréter. A partir de là, Still walking offre l’apparence d’une toile unifiée, les scènes qu’on croirait prises sur le vif, spontanées, sincères se succèdent à un rythme égal, et c’est à peine si l’on se souvient qu’il s’agit d’une fiction, tant la distance qui sépare le cinéaste de ses personnages provoque, chez le spectateur, l’effet inverse, une vertigineuse identification.

C’est donc l’été dans une petite ville côtière, une réunion familiale tout à fait conventionnelle. On arrive les bras chargés de cadeaux, les enfants se taquinent tandis que les adultes, soucieux, méfiants, discutent, dissimulent mieux qu’ils ne s’informent, on cuisine, on mange un peu trop, on somnole, encore une promenade, quelques « vraies » conversations à la dérobée avant qu’on ne se sépare avec soulagement, avec amertume… Ce canevas familier, capté dans la durée, languide par moments, frémit d’un mouvement souterrain, comme si chaque scène portait son ombre, en bas, au niveau des racines de l’arbre généalogique. Quelques secousses de tourmente, lointaines, étouffées, une gravité sans cesse atténuée par la maîtrise des apparences.

L’unité du temps et de l’espace est illusoire. La famille est un concept de mémoire collective (le sang), et celle-ci, en l’occurrence, ne cesse de refluer vers une scène originelle, événement qui, par la force des choses, sert désormais d’exutoire à l’insatisfaction de chacun. Une mère inconsolable (et, par extension, aigrie, injuste, cruelle), un père déçu, deux enfants décevants : une fille encombrante, un garçon marié, comble de malheur (et de redondance) à une veuve, le voilà, cet arbre généalogique qui lézarde le présent. En pensées, les personnages sont ailleurs, dans une autre ville, dans une autre maison, où sur une plage toute proche du cimetière… Non que l’image nous entraîne dans leur conscience nomade, il n’y a ni flash-back ni autres échappées diégétiques, Kore-Eda s’en tient aux objets, aux échanges verbaux. Le téléphone, les photos, les disques sont des indicateurs suffisamment limpides. Sur les visages des petits-enfants se reflètent les tristesses et les rancœurs des parents, s’y concentrent déjà comme un surcroît de conscience, bien que heureusement dépourvue de déterminisme. Le long de ces trois générations circule discrètement un fil de transmission, avec ses ratés, ses faux raccords et ses rejets inespérés. Ici encore, Kore-Eda effleure sans nouer, désamorce les tensions, défait les causes et les nécessités. Entre ces mailles la lumière s’engouffre généreusement, la chaleur, l’océan…

A la tombée du jour, un papillon, incarnation fugitive de la perte, du manque, de l’exaspération, entraîne la famille dans le sillage de son vol affolé, tous divisés ils se précipitent en désordre, bras en l’air, animés de sentiments inconciliables, pourtant rassemblés en ce moment de grâce. Ainsi certains espaces, certains symboles impriment dans le réel des points de fuite qui annulent les différences, les conflits. C’est ici un papillon, le cimetière, mais aussi la nourriture, contrepoint substantiel à l’atomisation de la famille. Elle possède le pouvoir surnaturel de l’élément unificateur, ultime liant terrestre des êtres à la dérive. Au centre de cette journée ensoleillée, elle offre, sinon un démenti, tout au moins une constante atténuation de l’amertume. Dans le cahier des heures elle inscrit son rythme ancestral, régénère sa communauté de travail et de partage. Ces propriétés terrestres et spirituelles peuvent en retour indisposer ceux qui y sont contraints, comme si ce ciment naturel, sacré, devait désormais être rejeté, trop impérieux, jugé néfaste : la cérémonie s’achève, les personnages  prennent conscience qu’il leur est fait douce violence, et que l’ingestion  est pesante, lourde de prières et de devoirs ; la nourriture familiale exige de leur part un consentement qu’ils ne sont peut-être plus disposés à donner.

Ces sombres courants traversent le film en profondeur, sous une surface chatoyante où nul n’élève la voix, le silence dilate les solitudes et protège ceux qui s’y réfugient … Latence de la discorde qui libère ses sujets, latence de la mise en scène qui ouvre le réel, caresse l’ombre et l’invisible, à distance, assemble des tableaux, des tablées, une famille dont l’unité ne tient plus qu’à son imaginaire. Still walking est d’une trame difficile, de rancœur, de non-dit, de ressentiment ; puisque le détail à lui seul ne détermine en rien la totalité, un fil de nerfs et une étoffe de sang  tissent ensemble une toile de lumière.

Hirokazu Kore-Eda, « Still walking »

Filmographie de Kore-Eda

Le corps ailleurs

Diego Martinez VIGNATTI, « La Marea », avec Eugenia Ramirez Miori, (Argentine, Belgique, 2007– durée 80’) – VM2324

« Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. » Michel Foucault, « Le corps utopique / Les hétérotopies », 1966, (Lignes).

L’œil ne capte d’abord que la stupeur : visages de cire derrière un pare-brise démoli, rien ne bouge. Imperceptiblement le tableau s’anime, une femme prostrée ouvre les yeux, tourne lentement la tête de droite à gauche ; à quelques pas, autour de la voiture ça crie, ça s’agite. On imagine l’accident, a posteriori, on accepte de voir très peu, on s’attend à en savoir encore moins. Inutile de chercher à reconstituer le drame, à le saisir dans sa totalité : le détail du verre brisé n’est là que pour figurer le cadre liminaire d’un basculement. Près de la jeune femme, dont on apprendra par hasard qu’elle se prénomme Azul –  mais cela n’importe guère – près d’Azul donc, dans la voiture, il y a aussi l’enfant et l’époux, morts tous deux. Comme un œil s’ouvre et se ferme, à coup de séquences quasi-photographiques – l’hôpital, les larmes, l’hébétude. Puis, les formalités accomplies, Azul s’en va, elle quitte la ville, parcourt des kilomètres pour gagner l’océan. Dès lors, on se demande, quelle est la nature du basculement qui survient ? Profond, intense mais fragmenté, salement fissuré comme le pare-brise. Contrairement à ce  que l’on pourrait croire –  gardons-nous d’assimiler l’isolement volontaire à une forme d’autisme –  l’accident produit sur Azul non pas un effet de repli, mais d’ouverture. Si La Marea repose sur un dispositif qui en détermine le contenu, c’est néanmoins sans la moindre trace de dualisme. Sa tonalité spécifique tient à ce que le film s’affranchit des conventions du deuil et de sa pesante symbolique. Loin des oppositions communes (avant / après, vie / mort, nature / civilisation), le film explore une dimension radicalement autre du vécu de la souffrance, une hétérotopie, qui s’actualise dans l’espace même qu’il déplie.

La Marea témoigne de ce que l’atonie de l’esprit endeuillé peut s’inverser en volonté d’abolir les limites et le sens. Car il y a véritablement une énergie dans la souffrance, une force dont elle se nourrit aux dépens de celui qui l’éprouve. Dès lors, la question n’est plus : pourquoi je souffre mais qu’est-ce qui souffre en moi ? Azul réussit à arracher ce nerf douloureux, à s’en dissocier, à faire jaillir la rage. Entre elle et le monde extérieur, il n’y a guère plus que la minuscule baraque en tôle qui abrite son sommeil. Elle ne parle pas. Son souffle, amplifié, extraordinairement vivant, s’accorde à la respiration de la nature, à ses bruits organiques, cris, feuillages, ressac. Le corps est malmené, poussé à bout, meurtri. Mais le rire peut jaillir sans raison – mieux, la défier. Débarrassés de toute symbolique, les éléments naturels  récupèrent leur valeur ontologique : Azul s’ouvre au monde des choses en soi. Son corps absorbé par l’espace devient sa propre utopie. Elle se défait et son environnement se défait à mesure. Folie ? Errance ? Dissolution ? En l’occurrence, ces termes formulent ici une positivité, un dépassement du nihilisme dans l’affirmation de l’être. C’est l’énergie d’une femme qui refuse la mort, la perte, qui trouve ce lieu qui n’existe que pour et par elle, où elle peut tout assimiler. Rivage quasi-désert bordé de dunes battues par le vent, plaines herbeuses arides, forêt au bois sec peuplée de bêtes sauvages, et, à l’avant-plan, l’ample océan, accueillant comme un lit de songes : le point de chute d’Azul est à la fois lieu et non-lieu. Il efface, neutralise et purifie. Indifférente aux fonctions assignées, elle investit son territoire personnel par annulation. C’est d’abord la région de son enfance dont elle récuse l’ascendance, c’est ensuite la possibilité de se reconstruire, de se régénérer, qu’elle compromet par épuisement physique et mental. C’est aussi sa féminité, qu’elle n’accepte qu’en tant que possibilité d’enfantement. Ou encore, ses émotions : prendre soin mais ne plus aimer. Ainsi ce chien blessé qu’elle découvre au terme d’un de ses longs périples quotidiens. Risquant de s’effondrer à son tour, elle le  porte dans ses bras  jusque chez le vétérinaire. Guéri, il devient son unique compagnon, muet comme elle, présence silencieuse. Il y a du reste beaucoup à dire sur l’ambivalence de toute relation avec un animal, à mi-chemin entre une intense communion et une égale solitude. Devenue étrangère à elle-même, Azul acquiert une nouvelle perméabilité à l’autre. Sa sensibilité ne s’étiole pas, simplement elle se déplace des étants à l’être (disparition des prénoms). Le passé peut revenir dans le présent, le temps se répéter, toutes les époques se confondent, les matières et les êtres vivants, la douleur et la jouissance, la pensée et la sensation se déploient désormais en désordre, dans un chaos triomphant. Au-delà du deuil, qui n’est jamais que résignation, peut-être au seuil même de sa propre mort, Azul offre le spectacle physiquement déchirant de la femme-monde qui outrepasse les limites, les énoncés, les significations. Aux extrêmes, mais sans restriction.

Diego Martinez VIGNATTI, « La Marea »

Michel Foucault, « Utopies et hétérotopies » (document audio)

Antichrist : conjurer la femme en sorcière.

A propos d' »Antichrist », Lars VON  TRIER, avec Charlotte Gainsbourg et Willem Dafoe (DVD M6, 2008 – durée 109′)

La sorcière et les trois mendiants

Une idée folle, une idée grotesque,une répulsion qui n’engage a priori que l’auteur, par la force d’un transfert sur actrice, devient un corps, une femme, devient une forme visible, sensible, réactive. A ce stade, on ne peut s’empêcher de regarder, de planter l’œil au milieu de la scène tout en maintenant une distance (critique) de sécurité.  Plus que la violence ou l’hystérie, c’est la possibilité même d’une telle extériorisation qui dérange, ce qu’elle offre pour irriguer jusqu’à l’extrême un personnage improbable, le fantasme d’un réalisateur bizarre qui, de film en film, se crucifie à la femme, ou plutôt crucifie son idée de la femme. Breaking the waves, Dancer in the dark, Dogville : les très douces, les très belles, elles n’existent que par la souffrance, le sacrifice, l’agonie,  en échange de quoi, pour qui, pour rien, juste une poignée d’hommes forcément vicieux, et quelques autres forcément lâches. Humanité cruelle et marécageuse, le Mal sans le Bien, la Femme brûlée vive et cependant brûlante – l’homme succombe et déchoit, Ève toujours se renouvelle.  Antichrist fait progresser l’obsession : on serait presque soulagé si ce n’était, au final, pire qu’avant. Voici enfin qu’elle  s’expose sous son jour véritable : la femme est une sorcière.  La pureté, la noblesse, la peau  blanche,  la grâce et la caresse sont des leurres de prédatrice. Avide de sang, souterraine,  castratrice et enfanticide, de l’homme elle fait jaillir la bête, la sorcière, amie de la nature néfaste, chair concupiscente et mortifère.  Lars Von Tier assume enfin sa terreur. Il ne prétend plus, pendant les trois quarts du film, élever un idéal pour ensuite le souiller de mille manières épuisantes, ici il vomit l’effroi et filme son héroïne dans tous ses états, nue, en transe, violente et rusée. Le problème c’est qu’il n’y arrive pas. Si le film tout entier n’était que la projection de son psychisme, sans doute serait-il (encore plus) irregardable, mais il serait beau. Quelque chose comme Les chants de Maldoror, un déchaînement de cruauté, atroce et pleinement ressenti. Au lieu de quoi, il s’administre comme antidotes des points de vue extérieurs débilitants: psychologie de midinette (véhiculée par l’homme en guise de rationalité), enluminures de pacotille, paganisme moyen-âgeux, religion freudienne, etc. Qu’a-t-il besoin de cet appui théorique, de cet habillage artificiel, ridicule qui l’affaiblit et le fait régresser à une mascarade de série B ? C’est dommage car je crois qu’il y a chez Lars Von Trier une réelle démiurgie des profondeurs, un projet sans doute insupportable plus encore pour lui-même que pour son public. Reste la fascination de la reprise opérée par Charlotte Gainsbourg. Il faut voir comme elle s’empare de son personnage…  Sa performance accuse la faiblesse du réalisateur et restitue, en partie,  ce qu’Antichrist aurait pu devenir si Lars Von Trier ne s’était pas réfugié dans la voie superficielle des pseudo-références, et qu’il avait osé livrer son imaginaire, s’imposer cette même nudité qu’il exige, à raison, de son actrice.

« Antichrist », Lars VON  TRIER

Filmographie de Lars Von Trier

L’herbe épaisse où sont les morts

Son caractère sacré ne parvient pas à éluder la réalité du deuil; la musique pourtant adoucit l’épreuve en l’éloignant un petit peu de soi. L’inspiration du Stabat Mater peut être traditionnellement religieuse, mais pour Dvorak, elle exprime à mots voilés une perte intime.

À quelques mois d’intervalle, Dvorak perd ses trois enfants. L’écriture du Stabat Mater déporte le chagrin, concentre l’esprit sur un travail. L’œuvre, dans sa texture et ses inflexions poignantes, revêt la forme de ce poème religieux du XIIIesiècle comme un habit de deuil qui, conventionnel et froid en apparence, dissimule une émotion intense, difficilement exprimable à la première personne. Par la voix de Marie pleurant son fils au pied de la croix, Dvorak donne la parole à son épouse, puis à lui-même, sans tenter la consolation.

La forme s’offre à lui comme un canevas poétique plus que spirituel. En cette fin du XIXesiècle, le compositeur tchèque nourrit son inspiration de folklore et de romantisme; la religion ne l’atteint qu’indirectement, au travers de filtres esthétiques. Des échos de Brahms, Schumann, Wagner se mêlent aux résonances slaves. Même si le texte latin demeure, le discours est bien différent de celui de Pergolèse ou Vivaldi. De la même façon, le psaume De Profundis, maintes fois repris au fil des siècles, du moyen-âge à Baudelaire ou Oscar Wilde, exprime une métaphysique de plus en plus organique. Les mots évoquent désormais une autre réalité; le sentiment profond qui les inspire subsiste mais la lecture de l’artiste diffère.

Son caractère composite n’est certainement pas étranger à la force de cette œuvre, comme si chaque élément se fondait en un autre qui, en lui faisant perdre sa spécificité, accentuait sa résilience. Il existe deux versions de ce Stabat Mater. L’une, composée en 1876, pour chœur, soliste et clavier est austère, mais déchirante; la seconde, datant de 1877, adopte une forme orchestrale, d’une nature profondément différente. C’est ici le premier enregistrement de la plus ancienne version. Son dénuement souligne l’intensité de l’alliage: une tension perceptible jusqu’au grain des voix, dans la discrète instrumentation, et ces parties pour soliste où l’émotion est portée à son comble. À cet égard, l’avant-dernier morceau mérite une écoute particulière: proche du lied, mais tellement plus puissant, il contraste avec un final, apaisé, repris par le chœur, synthèse de tout ce qui précède. Plus connue, la version orchestrée comporte trois mouvements supplémentaires, ce qui permet presque d’envisager les deux versions comme distinctes l’une de l’autre. Dirigé par Laurence Equilbey, l’ensemble Accentus est accompagné au piano par Brigitte Engerer, dont nous avions déjà apprécié L’Hymne à la Nuit. La qualité de l’interprétation se perçoit forcément dans la sobriété et la pudeur qui parviennent à faire glisser la tristesse, si ce n’est vers l’oubli, du moins vers une forme d’apaisement.

Stabat Mater, Dvorak

Titre extrait du poème de Victor Hugo « Trois ans après », dont la fille, Léopoldine, était morte noyée à dix-neuf ans:

Vous voulez que, dans la mêlée,
Je rentre ardent parmi les forts,
Les yeux à la voûte étoilée…
— Oh ! l’herbe épaisse où sont les morts !