« C’est une terre damnée imprégnée de sel où les dépouilles se momifient et les objets se figent. L’air, transparent, léger, nous permet de lire dans ce grand livre ouvert de la mémoire page après page. »
Patricio Guzmán, Nostalgie de la lumière.
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La lumière, on croit la connaître et soudain, elle nous éblouit, et c’est comme si on ne l’avait jamais regardée. Elle nous éblouit et ce n’est pas elle qu’on regarde, c’est un brun tacheté de bleu, un rouge qui se met à saigner, c’est un éclat qui fend l’œil, un frisson, un baume : nous éprouvons la sensation de la lumière. Étrange moment de lucidité qui nous évanouit, qui est oubli de l’ombre en laquelle nous sommes plus que jamais enfoncés, qui est éclosion du temps en d’autres temps, éveil de la mémoire.
Le monde si plein, si grouillant, est à la merci de la lumière. Peut-être supplante-t-elle la consistance. Nous sentons le sable ruisseler entre nos doigts, le caillou petit poids dans la paume. Nous pouvons encore affronter du plat de la main le torse du rocher, mais l’immense, c’est à la lumière seule qu’il se mesure. Nous ne touchons pas, ne voyons pas l’étoile, c’est elle qui, inversant son temps de vie, revient à nous, reflue, lumière encore. La consistance de la mémoire est chemin de sensations, chemin de lumière.
Telle est la voie sur laquelle nous entraîne Patricio Guzmán, la plus sincère, la plus universelle, celle de la réminiscence. Exilé du Chili depuis quarante ans, il ne peut que l’agréger à celle, infinie, d’un peuple au deuil confisqué. Cette chance qu’il a eue, lui, cadeau d’une seconde vie, nombreux sont les Chiliens qui en ont été privé. Arrêté par les forces du général Pinochet lors du coup d’état de 1973, il subit l’épreuve de la condamnation et de la grâce. Il quitte son pays. Après quelques errances, c’est de Paris qu’il donne suite à sa critique contre le régime : Chili, la mémoire obstinée (1997), Le cas Pinochet (2001), Salvador Allende (2004) et son grand œuvre, en trois parties : La bataille du Chili (1975-1979), modèle de cinéma direct et engagé.
Deuil confisqué : un pays où les victimes et les parents des victimes peuvent croiser leurs bourreaux dans la rue, faute de jugement, signe son devenir traumatique. Qu’il s’agisse des massacres des Mapuches au XIXème siècle, ou des camps de concentration sous Pinochet, le Chili garde le silence sur un passé qui l’accuse. Ne reste que la mémoire, passé qui se négocie en privé. Parfois à mains nues, comme ses femmes, courageuses et presque hallucinées, admirables folles qui fouillent le désert d’Atacama. Désert de la mémoire sans sépulture, repos de personne : avant d’évacuer les camps, les militaires se sont débarrassés de leurs morts pour les cacher on se sait où, semant au passage des morceaux de cadavres, sinistres trésors que les vents secs et salés se chargent d’embaumer. Le sol ingrat recrache parfois des bouts d’os, fragments de mauvaise conscience, cristaux d’un passé irrémissible .
Ce ressassement de la mémoire dans le miroir aride du désert, Patricio Guzmán le voit se reproduire à l’identique dans cette autre surface réfléchissante qu’est le ciel. Ciel et terre se confondent dans la matière unanime : ici pas de séparation, ni des êtres ni des temps ni des états. Le vivant dialogue avec la mort, l’animal avec le minéral, le lointain avec le proche. Convoqués à tour de rôle, l’astronome et l’archéologue témoignent de ce que leurs recherches coïncident et convergent vers des origines communes.
Dans ces correspondances intimes qui se jouent entre matière et mémoire, les lieux aussi se feuillettent. Ainsi du camp de Chacabuco, construit sur les ruines d’un ancien centre minier, que les militaires n’ont eu qu’à cercler de barbelés. La mémoire des lieux n’est pas seulement un désert à creuser, c’est aussi une architecture à déconstruire. Exemple avec Miguel. Interné à Chacabuco, il met à profit ses déambulations quotidiennes pour prendre, à pas calculés, les mesures exactes du camp, qu’il consigne au secret de la nuit. Le lendemain, par précaution, les plans doivent être détruits, mais ils sont désormais gravés dans le cerveau de l’architecte qui, aussitôt libéré, peut sans peine en reproduire le tracé précis. Témoignage précieux de ce survivant dont l’épouse souffre aujourd’hui d’un Alzheimer. Le trop-plein de mémoire de l’un compense l’oubli de l’autre : figure tragique du Chili.
Cette façon très personnelle de déployer la mémoire en un texte qui doit tant à l’interrogation philosophique qu’à la poésie des images fait songer à la démarche d’Harun Farocki, en particulier à son remarquable Images du monde et inscription de la guerre, qui met en œuvre une sémiotique également fondée sur des associations visuelles. Et ceci même n’est pas sans affinité avec le dernier film de Terrence Malick, Tree of life, dont le propos pourrait être de dévider la trame cosmique d’une mémoire marquée par la perte – et par là, touchée par la grâce.
Mais La nostalgie de la lumière est un voyage en textures qui ne s’aventure pas à formuler quelque théorie de la mémoire. Le texte s’offre aux questions, les images sont des hypothèses, les sens circulent, réfléchissent, les langages se regardent. Rien ne s’impose. Le rythme, lancinant, épouse celui du ressouvenir, et lui-même n’en finit pas d’infiltrer ce qui résiste, le passé, la dureté du présent. Diffuse, influente, la mémoire se fond dans la lumière. Le monde, si plein, si grouillant, est à sa merci.
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Sous toutes les coutures : Harun Farocki, Images du monde et inscription de la guerre.
Patricio GUZMAN, « Nostalgie de la lumière »
Autres documentaires de Patricio Guzmán
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Deux autres films se rapprochent encore de cette Nostalgie de la lumière : Le songe de la lumière, de Victor Erice –
Du sujet à l’image, le déchirement est le même qu’entre le désir et sa réalisation. Au milieu, le peintre est traversé, transgressé, jamais assez transparent, jamais assez présent. Cette position fantôme est celle qu’occupe à son tour, sans le savoir, celui qui contemple le tableau. Dans quel sens s’effectue l’incorporation? Qui absorbe ou qui est absorbé ? Cette indétermination nous livre à la jouissance de l’art et nous délivre de nous-mêmes, nous nous sentons envahis, le songe de la lumière n’est ni le geste ni la toile achevée, mais séjourne dans le désir de peindre et dans le désir de regarder. [suite]
et L’Esprit de la ruche :
Surtout il y a la lumière. Il n’est pas si surprenant d’apprendre, vu la rareté des dialogues, qu’à l’origine, le réalisateur désirait tourner son film en noir et blanc: le mutisme et la subjectivité de sa palette confèrent à l’image une irréalité pareille à celle induite par l’absence de couleurs. Cinéaste-peintre, Erice compose ses plans comme des tableaux, se référant aux maîtres qui lui sont chers, Vermeer et Zurbaran, car ils lui semblent au mieux traduire l’atmosphère recherchée. Scènes d’intérieur calmes et reposées, baignées d’une lumière dense, onctueuse comme le miel, agencées dans une symétrie méditative par laquelle l’immense maison devient, aux yeux du spectateur, un espace spirituel – alignement des portes, découpage des fenêtres en carreaux minuscules pareils aux alvéoles d’une ruche… Par contraste, l’extérieur est filmé au naturel, tons froids, gris, une angoisse différente. Ainsi couleurs, lumières, sons, cadrages figurent-ils autant de langages distincts et simultanés, qui s’additionnent mais ne se complètent pas forcément. Leur rôle est de traduire, chacun par ses propriétés, la complexité du réel. La forme mime l’agencement des perceptions; elle les réfractent, sans qu’aucun élément n’en domine un autre, de sorte que la surface côtoie la profondeur. Cette composition, que caractérise l’absence de hiérarchie entre réel et imaginaire, nourrit la densité mythologique du film, parce qu’elle vise le vrai.[suite]