Au gré du temps


Il ne faut pas plus d’une heure pour assister à la naissance et à la mort de trois œuvres de Bob Verschueren. En vrai, il faudrait un peu plus longtemps, quelques jours, une semaine peut-être, guère davantage. Car il s’agit d’un art de l’éphémère prenant chair et souffle dans un temps et un lieu déterminés. Au gré du temps, ainsi s’intitule un documentaire de Dominique Loreau qui suit l’artiste dans son travail : déblaiement d’un terrain vague, installation de roseaux sur une plage, pommes crues étalées sur le sol d’un préau.

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L’artiste se profile tour à tour en jardinier, en maçon, en éducateur, en saltimbanque… L’homme qui endosse ces rôles est une présence anonyme que ses interventions effacent, un pantin, une anomalie du paysage. Quoique ses initiatives ne dénotent pas de l’ordinaire et soient fort bien exécutées, elles heurtent l’évidence du seul fait qu’elles ne rencontrent aucun but, aucune nécessité. Les lieux investis de cette façon, comme réticents, comme malgré eux, paraissent faux tout à coup. Introvertis, subtilement dérangeants. On ne peut guère que vouloir les fuir, comme s’ils étaient le décor d’un drame injoué, et se demander ce que l’on regarde exactement, ce qui ne va pas. Que faire d’une scène dont on ne détient pas la clé ? A quoi bon s’obstiner ? Un montage alterné renforce l’ impression que ce qui vient s’ajouter à l’ordinaire, au réel si l’on veut, ne fait qu’en accroître les défauts, comme un jeu de secousses ne ferait qu’aggraver la fissuration. La caméra semble héler le spectateur, le tirer par le bas du manteau vers les bords du cadre et l’inviter à en sortir…

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Un regard vierge, une oreille flottante, tous deux propices à l’étonnement, et renvoyant à une forme idéale de l’attention, on les retrouve tout au long du film, portés par une succession de badauds, hommes, femmes, enfants, animaux, passant là par hasard et saisis dans le vif de leur curiosité. Ainsi l’absence de commentaire oral se complète-t-elle nécessairement, lorsqu’elle suscite une interrogation, d’une profusion de commentaires optiques et sonores. Car le surgissement de l’inexplicable dans la vision ne peut se satisfaire de la première réponse venue, fût-ce d’une personne avertie. A charge du film, non pas d’expliquer, mais de s’en faire l’écho. Les tableaux se succèdent sans commentaires. Et peut-être vaut-il mieux ne rien savoir, n’avoir aucune idée des intentions, du chemin à suivre, du panorama, du sens de ce qu’on nous montre, pour que le temps accomplisse sa mue.

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Bob Verschueren et Dominique Loreau, le plasticien de l’éphémère et la cinéaste, ont en commun de ne pas concevoir, à proprement parler, d’objets. Ils se bornent donc à méditer sur le temps. Pourriture, envol, traces, vent, écoulement : autant de figures qui se déclinent dans les choses et dans les images, sensuellement et dans l’esprit.
Mobilisant ce qui se trouve sur le terrain, débris en tous genres, pierres, ferraille, végétations diverses, carcasses, les installations de Bob Verschueren connaissent la dégradation accélérée de leurs fragiles composants. Si grande est leur vulnérabilité qu’on finirait par ne plus les considérer que sous l’angle de la finitude, n’était leur lente élaboration qui, en vérité, permet de redéfinir leur existence.
Le cinéma s’écoule et conserve, consume et retient, tandis que le montage assume le rapport essentiel que la durée noue avec l’éphémère. Les longs plans séquences qui, d’un lieu à l’autre et par fragmentation des œuvres, composent le film, portent au mieux leur message. Un siècle peut se loger dans une seule minute, l’heure habite la seconde : l’éternité migre à l’intérieur de l’éphémère comme si chaque œuvre, dans le laps de temps qui lui était imparti, en détenait une part.
Leur inscription dans l’ordinaire et leur vie brève naturalisent ces rêveries. Mais l’inverse est aussi vrai. Amalgamées à la vie du paysage, elles « réenchantent » le réel, pour employer un terme à la mode, constituent de possibles hétérotopies. Celles-ci nous semblent hélas d’une tristesse inhabitable.

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Au gré du temps, Dominique Loreau, Belgique, 2006

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Les Belovy

« Comme par enchantement et par ma bonne volonté, petite pomme de terre arrache-toi toute seule. »

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Un morceau de terre, sauvage dans le sens désolé, une rivière, de la neige parfois, un désordre d’herbes et d’arbres maigres, l’affolement d’un chien pour un hérisson, quelques vaches bien douces, une ferme et ses habitants, les Belovy, couple formé d’un frère et d’une sœur. En Amérique on penserait à Faulkner, en Russie vient le nom de Dostoïevski. Avec ce qu’il faut de biblique, très exactement tombé du cadre. Chez les Belovy, les rôles se répartissent très nettement. Anna est celle qui travaille, soigne, nourrit ; elle s’acquitte de ses nombreuses tâches avec cœur, la vie sous toutes ses formes l’enchante. Mikhaïl lui s’agrippe à sa chaise et à son litre de vodka. Enflammé par l’alcool, le ressentiment dresse par sa bouche des tableaux effrayants de la société moderne.

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D’un long mouvement de caméra, Kossakovski laisse la rivière emporter les coordonnées du lieu et celles de ses deux naufragés. À ce bras sans fond, indifférent, qui s’ouvre comme pour s’en défaire, le frère et la sœur s’accrochent, plantés sur leur bout de terrain, minuscules points d’exclamation dressés contre l’infini.

Kossakovki doit se réjouir d’avoir trouvé là son trésor. Quoi de plus naturel qu’il veuille le faire briller ? Seulement son trait, d’un noir et blanc luxueux, plutôt que de cautériser les blessures, en accentue la solitude. N’est-ce pas, à l’endroit d’un sujet humble, faire preuve d’inconsidération ? De démesure ? La vigueur des Belovy chasse tout soupçon de cette sorte. Sans doute l’idéalisme, la nostalgie, l’inactualité qu’ils mettent en évidence sont-ils le fait d’un divorce avec leur époque que Kossakovki ne peut que soutenir. Pour cela, l’élégie n’a pas à trahir le documentaire.

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La stylisation revoie donc à une vision partagée. Ainsi par exemple, la bande-sonore accueille l’image, l’appuie de tout son être. Le cri des bêtes et de l’humain, les fracas, les ronrons et ronflements, les clapotis, les silences et les soupirs : c’est là une vie le plus souvent ignorée, maudite (le crissement des insectes) qui résiste. Triés, débarrassés de leur crasse, polis comme des diamants, les sons pèsent davantage que les notes sur du papier à musique, davantage même que les mots dans une phrase. À côté de cela, les chants populaires peuvent surprendre par leur exotisme pris ailleurs, en Inde, en Amérique. Bien plus que d’apporter quelques touches supplémentaires de couleur locale, ils ont charge d’entrelacer les folklores pour les étendre à un sentiment… être au monde plutôt qu’être ici. Kossakovski n’est pas ethnographe mais intuitif, convaincu que le sensible parle un langage de vérité. La manifestation la plus juste est pour lui la plus vive. Portés à l’incandescence, les Belovy répondent avec ferveur au désir qu’ils font naître. Un montage sans repos débarrassé des temps morts et de passages à vide précise leur caractère autant qu’il en aiguise les contradictions, la violence. Chaque scène se voit ainsi reconduite aux limites du naturel et du théâtral. Anna et Mikhaïl sont les acteurs consentants au service de leur propre vérité.

Au bout du compte, Anna, coiffée d’un casque, écoute l’enregistrement d’une dispute, épisode courant du quotidien avec son frère. Dans cette scène, plusieurs réalités se chevauchent, plusieurs temps sonores, visuels, glissent et se chassent mutuellement. Les émotions suivent le même trajet compliqué, augmentent la drôlerie du tableau et sa profonde étrangeté. Anna confrontée à elle-même, en joie, en larmes, est comme prise entre deux miroirs, à la fois démultipliée et anéantie, corps qui rebondit à l’infini entre deux reflets.

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Victor Kossakovski, Belovy (1993)

ТИШЕ !

Tishe 9(Nicéphore Niépce, Vue de la fenêtre)

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Vers 1826, lorsque Niépce invente la photographie, sa première prise dure huit heures. Il décide, pour l’occasion, de prendre appui sur le rebord d’une fenêtre. Maturée d’ombre et d’attente, l’image se donne comme une impression, une vague empreinte du paysage. Aujourd’hui, une aussi longue prise vient plus naturellement se loger dans un film. Le sujet n’en est pas moins altéré. Pour preuve, cent ans plus tard, c’est encore le geste de Niépce que Victor Kossakovski cite au début de chacun de ses films. Son aspect tremblé mais tellement expressif réconcilie et expose les injonctions contradictoires inhérentes à tout enregistrement.

Tishe !, Kossakovski insiste, est un condensé de hasards. Le voici enfermé chez lui, à Saint-Pétersbourg, désireux de se trouver au calme. Du moins c’est ce qu’il croit. Sans cause précise – pas de révolution, pas d’épidémie, pas de catastrophe -, il sent la rue monter vers lui, envahir l’appartement. Par salves sonores, éclairs de couleurs, brusques changements de température, elle l’appelle, l’invite à écouter, à regarder, à imaginer. Alors, se souvenant du geste de Niépce, à son tour Kossakovski pose sa caméra sur le rebord de la fenêtre. Cette poussée de curiosité, comme une fièvre, le reprend par épisodes tout au long de l’année ; au bout du compte, il en a pour dix heures d’enregistrement.

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C’est donc une rue ordinaire. Un film en décor naturel, une suite de faits authentiques. Le manège quotidien du balayeur. L’incurvation des feuilles soulevées par le vent. Un trou dans la chaussée, les engins de terrassement. L’affût secret des oiseaux. Un dessin abstrait sur une surface humide. Des éclats de voix, une rixe, une glissade, des amoureux qui s’étreignent. Le va-et-vient des chiens, des chats, des gens. Qui, au passage, déplacent des couleurs, des attitudes, des impressions. Idée aussi simple qu’enchanteresse : couver la rue du regard. L’ambition reste modeste. C’est l’aventure des petits détails, ni cosmique ni spécialement méditative. Avant chaque séquence, on entendrait presque : action !  Sur le qui-vive, tout fait événement.

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Il y la fascination qu’exerce le réel dès qu’on l’observe avec attention. La fenêtre qui fait corps avec la caméra, donne le maximum de transparence qu’un cinéaste peut espérer. C’est-à-dire, un cadre dans lequel le monde s’engouffre sans forcer, sans tricher. Mais ce n’est pas tout. Fin stratège, Kossakovski tire les ficelles. S’il n’est pas posté à la fenêtre, il compense à la table de montage. Raccourcir, accélérer, ajouter des musiques, amplifier certains sons, recadrer, agrandir, varier la mise au point – est-ce trahir l’engagement documentaire ? Ce soin esthétique porté aux images provoque des ambiances, des esquisses de genres cinématographiques : musical, burlesque, épouvante, mélodrame… mais comme aux actualités : sans transition. Est-ce mentir, ou bien la véritable tromperie ne serait-elle pas de présenter le monde comme exempt de fictions ? Nos sélections intimes, nos désirs, nos angoisses, nos distorsions inconscientes, sont ce que nous voyons, ce que nous sentons, ce que nous vivons. Le travail de Kossakovski consiste à lancer des pistes, à en suggérer de nouvelles sans aller jusqu’à nous raconter des histoires. L’écheveau du réel reste défait. Alors, la question du regard se résout dans celle du voisinage ; alors les deux se fondent en un halo visuel, aussi suggestif que l’ombre sur la photographie de Niépce.

Tishe ! Silence ! Ce titre, ce cri à qui s’adresse-t-il ? À la rue ? À un chien ? à nous ?  Marmonnant dans le vague la baboushka  énonce la petite morale du film. Laissons les choses ruminer leurs propres fictions.

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Victor KOSSAKOVSKI, « Tishe ! » (« ТИШЕ ! »), Russie, 2003

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Scènes de chasse au sanglier/Claudio Pazienza

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En autodidacte confirmé, Claudio Pazienza n’hésite pas à infléchir le documentaire vers la performance. Érigée en protocole expérimental, son obsession est de confronter diverses approches du réel tout en laissant celui-ci dans la marge. Aussi bien, du réel comme d’un père, comme de l’origine ultime de toutes choses garant de leur sens, il s’agit de faire son deuil. À l’écran, le verbe et l’image, langages ordinairement complémentaires, se donnent la réplique. De facto, ils se compromettent, déçoivent, non sans produire des étincelles, quelques fulgurances poétiques – fruits délicats d’une sensibilité qui tâtonne. Les déplacements convulsifs, promenades, allers-retours entre la Belgique (terre d’adoption) et l’Italie (terre natale) n’y peuvent rien ; en variant les instruments d’optique et les points de contact, Pazienza ne progresse pas plus qu’un cœur qui bat, qui balbutie, bégaie. Une habile obstruction du « je » permet l’anaphore d’un « tu » pluriel et réfléchissant. Poinçonné de « Tu dis », le film en tous sens se vaporise : « Tu dis, tu dis touche. Tu dis non. Tu perds le fil. Tu dis approche-toi, réellement. ». Perdue, l’origine de la langue et des images définit la plénitude jamais atteinte. C’est un arbre, mais un arbre nommé, photographié, intériorisé. C’est l’idée d’un arbre, la métaphore d’un arbre jaillissant d’une poitrine. Ou le dessin d’un sanglier. Traqué, abattu, saigné, dépecé, consommé, empaillé, porté sur les épaules comme une croix. Se livrant à une sorte de psychanalyse, régressant des noms aux choses, de leur saisie aux outils de capture, de la connaissance à la sensation pure, du figuré au figural, l’auteur rumine la mort de son père. Que reste-t-il, qu’est-ce qui disparaît ? Un corps sans vie, de la vaisselle à briser, une maison à vider, des souvenirs personnels. Des signes seulement, des signes. À ce rythme, l’anamnèse devient une chasse aux formules, une posologie du questionnement. Pazienza est un contempteur mélancolique mais persuasif. Par sa voix murmurante et ses visions très arrangées, c’est lui, en définitive, qui occupe la totalité du champ. Serait-ce que son intention lui échappe et se fasse plus grande que lui ? Cette jouissance simple qu’il semble appeler de ses vœux (idiotie dirait Clément Rosset, les choses collées à elles-mêmes), sa poétique ne la rend pas davantage possible. Reste donc, remède au deuil, un geste cinématographique et quelques éclats aussitôt convertis en signes.

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Claudio Pazienza, coffret dvd Fragments d’une œuvre 1997-2011, docnet.

Site de Claudio Pazienza

On en verra le noir : Chris Marker (1921-2012)

Il me disait que c’était pour lui l’image du bonheur, et aussi qu’il avait plusieurs fois essayé de l’associer à d’autres images, mais ça n’avait jamais marché. Il m’écrivait : « Il faudra que je la mette un jour toute seule, au début d’un film, avec une longue amorce noire. Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, on en verra le noir. »

Chris Marker, Sans soleil (1982)

« La question du documentaire est une question philosophique qui interroge l’authenticité, l’évidence et la production de vérité par le document. Ce constat gagne en actualité avec les développements techniques récents, comme la prolifération de dispositifs d’enregistrement portables permettant la représentation totale du monde et les possibilités infinies de la postproduction numérique qui mettent encore plus radicalement en doute l’ « authenticité » de l’image. La vérité documentaire ne renvoie plus à la concordance entre l’image et la réalité ; se développe un documentarisme abstrait qui trouve l’une de ses illustrations dans le vidéo-reportage de guerre : des images noires avec des points lumineux représentent, apparemment, des explosions ou des bombes. Il n’y a plus de vérité de l’image dans la représentation ; seul son contexte, sa qualité d’archive, permet sa description intrinsèque. Ce travail sur l’archive marque notamment les œuvres de Chris Marker qui, par l’assemblage d’images, met l’accent non pas sur la dimension indexicale de l’image mais plutôt sur l’équivalence d’images documentaires et de fiction, et sur la construction d’un sens dans leur interaction. »

Maria Muhle, Dictionnaire de la pensée du cinéma.

 

« Face à ce qu’on nous affirme être des images, notre réaction devrait être de méfiance. On devrait toujours se poser la question des contrechamps possibles de l’image qu’on voit et du meilleur de ces contrechamps. Godard dirait : avec quelle autre image montreriez-vous celle-là afin d’avoir le début de la queue d’une idée ? Le montage, quand même, c’est autre chose que le découpage ou la programmation, le montage c’est la façon dont vous vous mesurez à cette idée d’altérité : l’autre espace (celui qu’on appelle off), l’autre champ (celui qu’on appelle « contre »), l’autre homme (celui qu’on appelle ennemi). »

Serge Daney, La guerre, le visuel, l’image, retranscription d’une conférence prononcée le 29/01/91, in Trafic : Qu’est-ce que le cinéma ? Eté 2004.

Chris Marker à la Médiathèque.

The War

Elle arrive inévitablement trop tard, mais, dans l’intervalle entre réel et souvenir, entre vécu et histoire, la photographie occupe un espace privilégié. Ce champ hétérogène sur lequel les faits glissent doucement vers la subjectivité constitue la matière des documentaires de Ken Burns.  Traitée comme un sujet vivant, la photographie  sert de base au récit de la Deuxième Guerre Mondiale,  à mi-chemin entre rigueur et sensibilité. En mêlant les genres, cinéma, documentaire, photographie, reportage, guidé par une solide intégrité, il semble presque atteindre l’inaccessible étoile de tout historien : la vérité.
Transitivité humaine

« … le plus grand cataclysme de l’histoire commença avec des émotions simples et ordinaires : la colère, l’arrogance, le goût du pouvoir, le fanatisme et le sectarisme. Et il prit fin parce que d’autres émotions entrèrent en jeu : le courage, la foi, la soif de liberté… » Cette vision de la Deuxième Guerre Mondiale, à la fois trop simple et humainement juste, est celle d’un cinéaste que l’Europe découvre à peine, (The War a été primé à Cannes en 2007), auteur d’une œuvre certes ancrée dans le fonds historique américain, mais qui, dès la première image, dès le premier mot, se positionne au-delà de son sujet et tout à la fois, sans contradiction, en plein cœur. D’une poésie sociale proche d’un Jean Vigo ou d’un Louis  Malle, son travail puise autant aux sources du documentaire qu’à celles d’une cinéphilie nourrie de films épiques (John Ford, Henry King) et de maîtrise formelle  (Hitchcock). Son oeuvre rassemble deux qualités rarement réunies : souplesse et maîtrise. Au départ, nulle préméditation. Une vocation de cinéaste l’oriente modestement vers des écoles de province. Son attention  mûrit au hasard des rencontres, au contact de professeurs, qui, maîtres spirituels, lui révèlent la beauté, la richesse dramatique du réel, et le détournent peu à peu de la fiction. Une noble initiation : un homme, que sa sensibilité dispose naturellement à la rêverie, revient au monde par le même chemin, par cette même qualité, cette fois-ci les yeux ouverts. Pour autant, il ne renonce ni au récit ni à la poésie. Aujourd’hui, à cinquante-cinq ans, Ken Burns signe une quinzaine de documentaires aux sujets variés :  sport,  jazz, politique ; un splendide opus sur la Guerre de Sécession, un autre sur le base-ball. The War est sa première édition européenne. Au-delà de cette apparente diversité, Ken Burns n’hésite pas à déclarer qu’il fait toujours le même film. On le comprend. Outre l’unité de la forme, c’est le fil d’une seule pensée qu’il déroule de film en film, affine et approfondit. Lui, il reste dans l’ombre, ne s’impose ni à l’image ni au sujet. On pourrait le caractériser comme l’exact contraire de son compatriote Michael Moore. L’un se tient devant la caméra pour envahir l’espace ; l’autre s’efface et se met à l’écoute, disponible et attentif. Par conséquent, la parole militante n’a pas lieu d’être : le film parle de lui-même. Les photographies, les témoins, les archives : nul besoin de forcer, d’en rajouter. L’engagement de Ken Burns se manifeste dans le choix de ceux qui prennent la parole, celui  des photos, dans le montage –  une façon personnelle, intime, d’aborder l’histoire. « (…) mon travail (…) est celui d’un mécanicien qui cherche à comprendre comment fonctionne la machine de son pays,  déclare-t-il, avec un goût prononcé pour la litote, puis il rajoute – et c’est l’essentiel – en abordant souvent le problème racial. » Il y a The civil war, Unforgivable blackness, Jazz… Autant de titres qui abordent frontalement  ce thème. Mais The War n’est pas en reste. La parole donnée aux diverses communautés ethniques et les incessants va-et-vient entre le front et l’arrière du combat, dénoncent une des plus graves contradictions des Etats-Unis à ce moment décisif de l’Histoire : un pays raciste combat un autre pays raciste. Non mixité raciale des bataillons, émeutes et lynchages dans les usines où, état d’urgence oblige, les Noirs sont promus au rang de manœuvres, ségrégation omniprésente – auxquels il faut rajouter, après Pearl Harbor, la mise en quarantaine des citoyens américains d’origine japonaise. Sans monopoliser l’avant plan du documentaire, le rapport conflictuel des Américains avec leur population noire circule continûment dans l’œuvre de Ken Burns, leitmotiv lancinant, révélateur de l’esprit général dans lequel il travaille. Ni juge ni historien ni pamphlétaire, mais intègre, sensible et humaniste. Pour convaincre, le témoignage s’avère plus prégnant que toute autre forme de démonstration.

L’Histoire est un récit intemporel

L’idée d’un documentaire fleuve sur  la Deuxième Guerre Mondiale a déjà donné lieu, en France, à une captivante série télévisée, entre 1989 et 2001, Histoire Parallèle. Si le principe de l’émission de l’historien Marc Ferro consistait à confronter les actualités d’époques des différents pays en jeu pour en débattre ensuite avec des spécialistes, le propos de Ken Burns se situe ailleurs, même s’il insiste souvent sur la disparité entre la (dés)information et la réalité du terrain. The War ne cherche pas à comparer les points de vue. Il est vrai que le documentaire se déploie à partir de quatre petites villes américaines : Mobile, Waterbury, Sacramento et Luverne. Là-bas, comme partout ailleurs, des jeunes Américains se sont portés volontaires. Certains ont survécu, d’autres sont morts. Ses hommes et leur famille, leurs proches, incarnent autant de fils qui relient le temps présent à la guerre. Ils n’ont pas d’autre rôle que celui d’être ou d’avoir été, ils n’ont pas de position à défendre, de camp à représenter. Ils sont à la fois fortuits et uniques, leur présence est un hasard qui fait sens, humainement. Ils apparaissent, au fil des épisodes, de plus en plus familiers, de plus en plus proches. L’emploi de la musique accentue le processus de familiarisation. Tout au long du documentaire, les mêmes airs (jazz, classique, vif, triste) sont utilisés comme des leitmotive associés à certaines scènes, endroits, personnages. Les quatre villes ont été choisies pour leur neutralité mémorielle. La durée du documentaire, quatorze épisodes, douze heures, restitue une dimension essentielle de la guerre : sa longueur. Comment se figurer l’ampleur de ces années dans le cours d’une vie ? En suivant, jour après jour, ces hommes et ces femmes. L’esprit commence peu à peu à se représenter leur quotidien ; les visages se précisent et, construite par l’alternance entre photos d’époque et témoignages actuels, une personne réelle se matérialise peu à peu, plus qu’un instantané étranger, trop vite oublié, un être dans la durée. Les souvenirs racontés côtoient une narration à la troisième personne, les archives sont augmentées de plans actuels, et cette juxtaposition des deux époques provoque un phénomène étrange : l’annulation du temps. On sent la durée de la guerre, mais il devient difficile d’imaginer qu’elle appartient au passé. Si touchants sont les témoins que leur récit envahit le présent, comme s’ils nous entraînaient au centre de leur mémoire. The War, malgré une solide documentation, ne prétend pas à l’approche épistémologique d’Histoire Parallèle, pas plus, finalement, qu’il ne nous donne sur la guerre un point de vue spécifiquement américain, les Etats-Unis faisant tout au plus office de point de départ. Aussi, les critiques soulevéespar tel ou tel groupe d’influence, la colère de la communauté latino-américaine de ne pas avoir été représentée, les lacunes évidentes du récit (nulle mention de l’action de la Résistance…) sont-elles infondées. Le sens de ce documentaire, s’il faut comparer, se rapproche davantage du magnifique Thin Red Line, de Terrence Malick ou du diptyque de Clint Eastwood : Flags of our father / Letters from Iwo Jima. Ces trois films ont en commun  la guerre du Pacifique (les batailles de Guadalcanal et d’Iwo Jima). Le langage cinématographique donne a priori une liberté plus grande dans le traitement thématique, que celui du documentaire. Terrence Malick plonge les soldats américains dans un chaos où végétal, minéral et animal se répondent ; la destruction se propage comme un écho qui engouffre un monde incompréhensible et exsangue. Clint Eastwood tourne deux films différents, pour illustrer tour à tour le point de vue américain puis celui des Japonais, mais au final filme encore autre chose. C’est aussi l’esprit du splendide film russe Requiem pour un massacre qui approfondit également un épisode de cette guerre tentaculaire. Dans The War, et dans chacun de ces films, la guerre parle avant tout de l’homme. La mise en situation contextuelle, n’est pas un dispositif de rigueur historique mais au contraire un resserrement sur l’individu. Déjà dans Guerre et Paix, Tolstoï utilisait ce procédé, un aller-retour continuel du particulier au général, des micro-récits imbriqués dans l’Histoire, sans hiérarchisation. La guerre figure cet état extrême de l’humanité où tout est exacerbé ; elle met en évidence tout ce qu’un quotidien rassurant, routinier, peut facilement occulter. Folie ? Absurdité ? Non. Un quotidien révulsé, sans faux-semblants, ses grandeurs, ses misères, ses injustices, ses joies inespérées.

Transmission photographique

La matière première de Ken Burns est la photographie. En tant que documentariste, il a mis au point une approche originale qui porte désormais son nom : le Ken Burns effect . Ce procédé consiste à filmer les photographies comme des scènes vivantes, réelles – plan éloigné / plan moyen / plan rapproché. Le résultat ne manque pas de surprendre. Il résout deux problèmes majeurs dans l’utilisation des photographies. Premièrement, la question morale inhérente au sentiment esthétique qu’elles suscitent (voir aussi, à ce propos, mon article sur Le Ghetto de Varsovie). Peut-on admirer une image pour sa beauté lorsqu’elle capte un moment de souffrance ? Comment se défaire de cette attirance, de cette fascination ? La caméra qui plonge au cœur de la photographie et la révèle progressivement à l’œil, lui restitue une dimension morale. La beauté est préservée voire sublimée, mais le mouvement lui donne la parole ; la photographie parle, raconte, elle vit. Non plus contemplation muette et coupable de l’horreur mais participation, écoute. Le second problème qui, contrairement à celui que je viens d’évoquer, préoccupe aussi les producteurs de  Ken Burns, découle de l’ennui présumé d’un documentaire-diaporama. Une séance photos n’a qu’un intérêt limité ; une heure, peut-être, mais douze heures ! Le Ken Burns effect, en exagérant  à peine, transforme l’exposé en thriller. Sans s’attarder sur la profonde parenté de ce procédé avec l’invention de Chris Marker dans La Jetée,  c’est ici que l’on décèle l’influence de Hitchcock sur le style de Ken Burns. Il agit comme un second révélateur. La photographie devient un tableau rempli de mystère, une scène inquiétante dont la signification réelle n’apparaît qu’au dernier plan. La caméra part d’un gros plan sur un visage creusé, les yeux exorbités levés vers le ciel. Doucement, elle descend, part un peu à droite, c’est une plage, le sable, plus loin les flots, des hommes, assis par terre, accablés, la caméra descend encore, et c’est le dernier plan : dans les bras de l’homme, un corps, ensanglanté, mort. Un suspense essentiel, qui anime les documents. Les hommes agonisent en temps réels, ils pleurent encore et toujours, ils sont sales, exténués, mais aussi fiers, courageux, aimants. On sent la force de la camaraderie, le meilleur et le pire de la nature humaine. Il est essentiel qu’un documentaire puisse, aujourd’hui plus que jamais, sans rien ajouter, à partir de documents historiques, raviver aussi intensément notre mémoire. La caméra-œil, dans la lenteur de sa trajectoire, accuse l’insuffisance du regard. Le détail peut contredire la scène, un morceau de photographie dire le contraire de sa totalité. Manipuler sans retoucher : un débat très récent autour d’une photo de CNN, montrant une empoignade entre Tibétains et armée chinoise, cachant tout un pan de la photo, à l’avant-plan, qui expose les Tibétains, cette fois-ci comme les agresseurs.

La guerre, arme de destruction massive

The War, c’est douze heures de violence. Un documentaire éprouvant dans la longueur, comme dans chaque détail. Malgré l’abondance des éclats de lumière, la musique, souvent entraînante, les nombreux sourires (tous ces soldats qui posent devant l’objectif sont radieux…), malgré l’absence de pathos, de catastrophisme – parcourir la mémoire de cette guerre reste une expérience difficile. Certaines images, alors que l’écran est encore noir, sont devancées par des bruits de tirs, d’explosion. Pendant quelques seconde on se prépare, on imagine la scène. Mais la grande force de Ken Burns, c’est de toujours surprendre le spectateur. Ces archives, peut-être ont-elles déjà été diffusées mille fois. Il nous les dévoile autrement – ou bien, pour être exact, il les montre vraiment. L’avant dernier épisode expose la découverte des camps de concentration. Scènes terribles, images insoutenables, doublées du visage d’un témoin qui, aujourd’hui encore, baisse la tête et cache ses larmes en évoquant ce souvenir. Ensuite, il ajoute, de façon inattendue, que c’est à cet instant seulement qu’il a compris que le combat avait été juste. La justification ! On  songe à tous ces soldats envoyés en Irak. A ce qui nous est caché – les cadavres – ce qu’ils voient, eux, au quotidien. Ce qu’ils pensent. Quelle justification ? Pourront-ils s’en sortir avec leur mémoire ? Leurs souvenirs ? Le documentaire n’élude pas la question de la bombe atomique. Les témoins interrogés, en soulignant la part de soulagement personnel de leur réponse,  ne peuvent que l’approuver. D’un côté l’Allemagne vaincue, de l’autre la pérennisation du combat contre les Japonais, prêts à résister jusqu’au dernier homme. Le contrepoint est avancé par un combattant juif-américain, incrédule devant la mort de tant de civils. Son trouble referme le documentaire sur un sentiment d’impuissance, une amertume devant l’irréparable. On en restera là, face à cette juxtaposition de foyers destructeurs : le front, les camps de la mort, Hiroshima et Nagasaki. Le miracle opéré par le travail de Ken Burns est d’intensifier l’attention du spectateur et, paradoxalement, à partir d’instantanés, indiquer que rien ne finit jamais.

The War, Ken Burns