Le rêveur s’il faut le définir

« Le rêveur, s’il faut le définir en détail, n’est pas un homme, c’est une espèce de créature du genre neutre. Il gîte la plupart du temps quelque part dans un coin inaccessible, comme s’il s’y cachait même de la lumière du jour, et, une fois retiré chez lui, il est collé à son coin comme l’escargot, ou du moins il ressemble beaucoup, à cet égard, à ce curieux animal qui est à la fois animal et maison et qui s’appelle la tortue. »

« Je vous comparais tous les deux. Pourquoi n’est-il pas vous ? Pourquoi n’est-il pas comme vous ? Il ne vous vaut pas, et pourtant je l’aime plus que vous. »

Nuits blanches, Dostoïevski.

Ils sont jeunes, la vingtaine pas plus, tous deux très pauvres et très beaux – scandaleuse élégance de la simplicité. Elle, son ravissant visage nimbé de boucles blondes – ou brunes, peu importe –, le regard forcément pensif, les yeux forcément grands, très sombres ou très clairs, l’excès ramenant les contraires à la seule expression de l’intensité. Lui, la prestance aux larges épaules, on devine l’honnête homme au poids du fardeau, la mélancolie à l’ombre de la paupière, le cœur généreux, accueillant, toujours épris jamais pris. Ces deux-là on les connaît, ils nous précèdent et nous succèdent, traversent les époques, les villes, les romans, le cinéma, la vie. Leur histoire leur ressemble, elle ne surprend pas mais ne lasse pas non plus. Une rencontre au hasard, il tombe amoureux, elle en aime un autre, absent, elle finit par céder, l’autre revient et la voilà qui s’en va le rejoindre.

Ce n’est certainement pas ainsi, avec ces personnages impeccables et cette histoire éventée – celle, immuable, de l’amour impossible – que l’on saisit la teinte particulière de ces Nuits blanches, et de la façon dont elle varie, contamine et nuance des univers différents. Dès lors que les personnages constituent la toile de fond d’une intrigue devenue également secondaire, les perspectives s’inversent. La ville est projetée à l’avant-plan ; elle détermine l’agencement, la forme, la progression du récit – en un mot, elle participe de son identité. Les amoureux en dérivent comme elle découle d’eux, le sens et l’expression passent l’un dans l’autre. Elle les fait se rencontrer au gré d’un plan large et les sépare au même endroit. Le réseau de rues plus ou moins étroites s’augmente  de canaux et de ponts, les hauts bâtiments aménagent des zones de repli, au sol les pavés font claquer les semelles : c’est un paysage presque mental, un espace figuré fait de liens et de rappels que la neige et la nuit unifient et atténuent. Saint-Pétersbourg, Livourne, le XIXe ou le XXe siècle : lieux et temps fusionnent dans l’irréel.

La nouvelle de Dostoïevki est une narration à la première personne. Sous-titrée Souvenirs d’un rêveur, il s’agit, dans sa totalité brève, d’un rapport sec, mais, dans sa faconde, d’un poème formidablement expressif. Ceux qui n’ont jamais lu l’écrivain russe et qui, de ce fait, considèrent son œuvre avec effroi, persuadés que tant de pages ne peuvent désigner qu’un monstre, ceux-là n’ont pas tort, mais pour les mauvaises raisons. Monstre, oui, de confusion et de complexité, volumineux certes, mais la longueur est un concept subjectif (d’ailleurs, certains récits comme Le sous-sol ou, justement, Les nuits blanches, font à peine une centaine de pages) ; quant au style, il est d’une imparable fluidité. Tout n’est que dialogues, monologues, langage parlé, langage trivial, avec ce que cela suppose de fautes, contradictions, embrouilles, mauvaise foi, exagérations… Autant de données brutes, informes et tumultueuses qui vrombissent et se laissent difficilement dompter par la raison. Lecture facile quoique fébrile, vacarme de l’oral, énergie du verbe. Les amoureux des Nuits blanches se volent la parole l’un à l’autre, se dévorent de mots. Ils se comprennent, ils sont jumeaux en âme, et c’est l’impasse des correspondances : ne les captivent en l’autre que ce qui fait miroir. Ils s’ « entendent » séparément, sans réciprocité. Si leur relation peut sembler fusionnelle, c’est qu’eux-mêmes échouent à s’individualiser. Amalgamés mais solitaires, coupés du monde, ils sont bien des créatures de la ville, vaines émanations souffrantes et insatisfaites.

En acclimatant les Nuits blanches à un Livourne de Cinecittà, Visconti traduit avec intelligence la Russie fantasmée de Dostoïevski. Ville de théâtre, ville intellectuelle, on s’y sent bien comme dans un rêve. L’extérieur donne l’impression d’être à intérieur, c’est-à-dire à l’abri, et comme tout est pensé, rien n’est ressenti. L’idée remplace la sensation : l’idée du froid, l’idée de la tristesse, l’idée de la solitude. A cet égard, nul autre n’a mieux créé une ville de la sorte que Pessoa : son Livre de l’Intranquillité traduit Lisbonne (…la rue des Douradores) en pure intériorité. C’est une construction opérante : débarrassées de tout ce qui, réel ou réaliste, fait diversion, Saint-Pétersbourg et Livourne deviennent des serres chaudes. Les désirs croissent et s’hybrident dans un huis-clos favorable à leur éclosion, favorable à leur déclin.

Il faut noter que, par rapport à la nouvelle de Dostoïevski, Visconti opère une curieuse inversion des caractères. A Livourne, le beau Marcello Mastroianni incarne le beau Mario… Un jeune homme accidentellement solitaire : il voyage beaucoup, n’a pas le temps de lier des relations durables. Rien à voir avec le rêveur russe, sans autre nom qu’un je dénué de valeur sociale, à la fois enraciné et exilé dans la ville. Celui-ci observe le monde, le comprend, le connaît. Anormale, inhumaine sans doute, cette attention excessive l’isole. Il ne fréquente personne, n’a même jamais connu de femme. Sa maladresse et les airs qu’il se donne en public le desservent ; par contraste, Mario n’est qu’élégance et séduction. Un vrai gentleman, un personnage avenant dont l’unique défaut, pour paraphraser une célèbre réplique, est de ne pas en avoir. En vis-à-vis, Natalia ne diffère pas tant de Nastenka : le rose aux joues (qui transparaît dans le noir et blanc, telle est la puissance suggestive du cinéma), timide mais volontaire, femme-enfant naïve et passionnée. Du coup, dans sa version italienne, la tragédie cède à la romance : la solitude de Mario est délimitée, elle a une cause et une issue, n’a donc rien d’universel ni de fondamental. Infiniment plus profonde, celle du rêveur russe n’est même pas suspendue pendant les nuits blanches. Pire, elle en est augmentée. Nastenka reste rivée à son premier amour et confirme par sa déférence affectueuse, que le rêveur n’a pas sa place auprès des hommes.Tout au plus lui offre-t-elle, l’espace de quelques nuits, ce petit supplément de réalité que le rêveur, avide et bricoleur, démultiplie à la folie.

Ainsi l’amour, par le manque qu’il creuse dans la chair, n’est bien souvent que conscience accrue de la solitude.

Ce que Visconti atténue, en édulcorant à l’italienne le propos de Dostoïevski, de nos jours un réalisateur le restitue avec force. Il s’agit de James Gray et de son magnifique Two lovers. Adaptation très contemporaine et cependant fidèle en désespoir à ses origines russes, ce film-là se déroule à Brighton beach, enclave slave de Brooklyn. Un peu plus que rêveur, Leonard est un homme superflu, voûté, amer, éperdu – déplacé. En modifiant avec mesure l’intrigue et les circonstances de la rencontre, James Gray perpétue la figure tragique d’un être qui, parce qu’il ne peut pas vivre l’amour qu’il conçoit, incarne et maintient son idéal nécessaire.

Sur le toit, Two lovers

Textes complémentaires) :

–          L’homme superflu

–          Two lovers

–          Le visage-miroir de l’Idiot (adaptation d’un autre roman de Dostoïevski par Pierre Léon)

Luchino VISCONTI, « Nuits blanches », avec Maria Schell et Marcello Mastroianni, Italie, 1957 (durée : 97’)

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and kiss forever in a darkness

Patrice CHEREAU, « Persécution », avec Romain Duris, Charlotte Gainsbourg, Jean-Hugues Anglade (France, 2008 – durée : 1h40)

Il y a beaucoup de trains dans les films de Chéreau, beaucoup de métros, de quais, de trottoirs. Ce sont là les zones liminaires où il va chercher la foule, prenant les individus dans la masse, c’est là qu’il rassemble, étreint, comprime – sans gommage ni mélange. L’affluence ralentissant le flux, ces lieux de circulation soudain s’engorgent, s’encombrent et se désagrègent, précipitent un retour au détail. Les « gens » n’ont pas lieu d’être avec Chéreau, il n’y a que des individus plus ou moins nombreux, plus ou moins remontés les uns contre les autres, tous différents, mais surtout hérissés, désassortis, discordants. Des êtres abrasifs, intranquilles, dont la nervosité surgit davantage de conflits intérieurs qu’elle ne s’irrite des frottements avec l’extérieur. Ainsi s’explique la séquence d’ouverture de Persécution, son agressivité paradoxalement déviante: dans un métro bondé, une femme fait la manche dans l’indifférence générale (on connaît ça : les yeux baissés, le silence) et finit par asséner une paire de gifles à la seule personne qui la regarde, qui lui sourit. Honteuse, la victime sort du métro et c’est alors que Daniel se jette sur elle, flot de paroles enfiévrées, questions, réponses, insistance maniaque, tout cela pour arracher une signification, non pas rationnelle mais morale, aux gifles qui  brûlent encore les joues de la jeune femme, évacuer le hasard, la malchance, introduire la notion de « choix ».

« Choisir » est un verbe important. Selon Daniel (Romain Duris), aimer c’est d’abord « choisir », « choisir » est ici presque synonyme du mot « élire ». Autre notion essentielle : le mérite, lequel régit les rapports sociaux, anonymes ou personnels, donner / recevoir, rien n’est gratuit, tout se paye. Cependant, si Daniel se montre dur, exigeant, sévère, c’est en premier lieu vis-à-vis de lui-même. Étranglé par son système de jugement, impérieux mais toujours défait, il analyse, retourne, interprète sans relâche, éperdu de sens et de justice, impose une explication à tout ce qui arrive, s’efforce de comprendre, de trier, d’éliminer et d’agir en conséquence. Personnage manifestement dostoïevskien (entre Raskolnikov et Ivan Karamazov), Daniel a bien sûr un double, démoniaque et haïssable, double qui veut le posséder, qui l’adore et le poursuit dans la nuit et dans la solitude. Et puis il y a Sonia (Charlotte Gainsbourg)… Sonia en apparence si douce, si fragile, incarnation de la grâce et de la rédemption. En sa présence, Daniel enfin se calme, son regard s’attendrit, on croit qu’il va se poser, enfin se reposer. Mais, différente de son homonyme de Crime et châtiment, Sonia n’est pas cette âme noble qui purifie le héros de son angoisse, c’est même plutôt l’inverse. Sonia est une femme désertée, et sa délicatesse est celle d’un voile transparent, dépourvu de forme et de contenu. Elle dit qu’elle « sent » les choses, mais pas toujours, rarement même. Pour « sentir » son amour, il faut qu’elle soit loin de lui, pour communiquer, il lui faut un téléphone, pour progresser, elle doit se déplacer, prendre des avions. Elle s’étonne – et c’est charmant – que les lieux se transforment lorsqu’elle s’y rend, le triste devient joyeux, le laid devient beau, le répugnant parvient à séduire. Dans le monde de Sonia, mou et dénué de sens, tout vacille d’un contraire à l’autre, aussi ne peut-elle se fixer nulle part ni avec personne. Entre elle et Daniel, c’est une brève épiphanie, une intersection lumineuse, enflammée, entre la rigueur et la fluidité ; l’excès de l’un vient précisément combler ce qui fait défaut à l’autre. Le retour à la normale est forcément violent, se retrouver seul, tel que l’on est, épuisé, vidé, perdu, l’amour est forcément impossible.

Magnifique à mes yeux, dans l’inachèvement des espaces (dès lors toujours ouverts) et la complexité des matières, corps incandescents et gestes précis d’une danse macabre, Persécution est pour moi l’un des plus beaux films de cette année. Et si le fait que de me « retrouver » dans certaines œuvres, certains personnages, ne m’est généralement pas nécessaire, ni cause de rejet ni cause d’appréciation, lorsque cela arrive – rarement –  comme ici, l’expérience tient du vertige. D’autant que le film se clôt sur une chanson ancienne, déjà connue, émouvante, mais réinterprétée de telle façon qu’elle me déchire le cœur, métaphore exacte d’une histoire, sans doute commune et mille fois répétée qui, parce qu’elle se greffe cette fois sur des questionnements qui  l’investissent d’une charge affective nouvelle, ou pour d’autres raisons plus mystérieuses, me bouleverse soudain comme jamais avant.

***

La chanson : Antony & The Johnsons reprend « Mysteries of love », chantée par Julee Cruise dans « Blue Velvet ».

Lire aussi :  « De la maison des morts », opéra mis en scène par Patrice Chéreau inspiré de Dostoïevski.

Filmographie de Patrice Chéreau

Le Bannissement

« Il est vrai que dans la funeste besogne accomplie pour la destruction de notre amour, [nul ne joue] un rôle égal à deux personnes qui ont pour habitude, l’une par excès de bonté et l’autre de méchanceté, de tout défaire au moment où tout allait s’arranger. Mais ces deux personnes-là nous ne leur en voulons pas (…) car la dernière c’est la personne que nous aimons et la première, c’est nous-même. » Proust

Le temps d’une vie n’est pas chronologique. La nécessité selon laquelle la succession des instants doit systématiquement s’imprimer dans l’esprit, lorsqu’il s’agit de la mémoire, ne fonctionne pas. C’est pourquoi, d’une certaine façon, les biographies mentent toujours, de la même manière que l’on se ment à soi-même. Les boucles et omissions qui font que, tandis que certains événements semblent se répéter d’autres tombent dans l’oubli, les éclats de souvenirs qui disparaissent aussitôt qu’on tente de les saisir, le trouble et la métamorphose inconsciente que l’on fait sans cesse subir à notre vécu rendent celui-ci totalement insaisissable dans sa masse, mais aussi, actuel, disponible, prêt à ressurgir quand on s’y attend le moins. Cette conception du temps détermine implicitement la structure du second film de Zviaguintsev qui, s’il bouleverse en apparence la logique de la narration, obéit en réalité à l’ordre irrationnel de la mémoire. D’une facture classique, le film n’en est pas moins une lecture intime de la réalité, celle d’un personnage et de lui seul, Alex. Ce qui est montré n’est qu’une interprétation – et non une narration objective, contrairement à ce que la rassurante géométrie des plans et la solide ordonnance des lieux pourraient nous le faire accroire. Car, malgré l’orientation métaphysique du récit, Zviaguintsev se place à hauteur humaine (trop humaine). L’homme est point de départ et aboutissement, hélas, pareil à cette route qui, tout au long du film, entaille l’espace, reliant ville et campagne dans une circularité désespérante.

Alex. A l’intérieur de l’homme renfermé. L’image semble-t-elle froide? L’intrigue semble-t-elle atrophiée, elliptique? Il serait vain d’attendre de cette subjectivité une vision explicite des choses. Nous sommes dans un esprit qui n’analyse pas, qui ressent, souffre – et juge. Son histoire, il la fait commencer ainsi: un retour, celui de son frère, blessé, à la ville; un départ, le sien, avec sa famille, à la campagne. Là-bas, il rouvre l’ancienne maison paternelle, sans âge, poussiéreuse et sombre au-dedans, majestueuse au-dehors, solitaire et fièrement dressée dans une vallée verdoyante. Le soir même, son épouse, Vera, lui annonce qu’elle attend un enfant. Puis elle ajoute Ce n’est pas le tien. Ils ne se regardent pas, ne se fâchent pas, ne discutent pas: Alex s’encourt sans un mot, vers son frère – que lui dira celui-ci? Tue, ce sera bien; pardonne, ce sera bien. Tout est égal. A partir de là, les heures se succèdent presque dans l’hébétude, entre le paraître et la violence réprimée, les visiteurs, les promenades, les jeux des enfants, la vie quotidienne dévalorisée, la nature cruellement resplendissante et la résolution d’en finir, d’éliminer l’enfant, pour tout effacer, tout recommencer… Plus tard, trop tard, Alex comprendra son erreur. L’intuition puis la preuve, à son retour en ville, dans un face-à-face vertigineux, presque schizophrénique, avec lui-même.

La lenteur et l’aridité de la mise en scène donnent au film un ton détaché. C’est ainsi qu’Alex perçoit les choses, les êtres qui pourtant lui sont proches. Vera, incandescente et sensuelle, il ne la voit pas. Il ne tente même pas de l’atteindre, considérant que cette vie étrangère dans son ventre se répand en elle tout entière comme une maladie. C’est un homme asséché – étranger à lui-même. Cet idéal, qu’il avait peut-être dans le passé, lorsqu’il a rencontré Vera (ce prénom désigne aussi la foi en russe), ne subsiste qu’en tant que traces, linéaments invisibles: la beauté du monde qui s’offre sans cesse à lui, sa famille qu’il prive d’amour, et, de façon plus explicite, des paroles extraites de la Bible et les fragments d’un puzzle représentant l’Annonciation… Mais la prise de conscience d’Alex passe nécessairement par un acte de violence, qui correspond à une rupture dans le sens même du film. Il s’agit moins d’un châtiment que la conséquence implacable et logique d’un comportement d’évitement. L’esprit de la tragédie grecque. Aussi, le souci d’inexpressivité qui caractérise le jeu de Konstantin Lavronenko (Alex) mime le masque du théâtre antique. Par delà le bien et le mal: le questionnement qui se pose ici dépasse la morale, laquelle n’est encore qu’un stade purement humain vers une compréhension du monde qui, à mesure qu’elle progresse, épuise les concepts, excède la pensée. A priori, un visage dissimulé, sans émotions visibles, renforce le texte. Mais si le texte lui-même disparaît, que se passe-t-il ? Quelque chose se produit, chez le spectateur, qui dépasse de loin la catharsis (cette façon un peu hystérique de concevoir le spectacle) et relève de l’expérience métaphysique.

Œuvre profondément référencée, Le Bannissement figure parmi ces créations dont la sensibilité dérive d’une perception intellectuelle de la vie, chaque représentation émanant d’une esthétique préalable qui constitue une étape dans la formation de l’idée. Pour autant, ce regard sur les choses en est-il moins vrai qu’un autre, théoriquement dégagé de toute influence culturelle? Je ne crois pas. Car les références sont aussi multiples que d’autres affects, dont on est moins conscient, mais qui conditionnent eux aussi notre façon de voir. Aussi l’art, loin de pervertir notre sensibilité, de la fausser, l’affine et la développe. Esthétiquement, le cinéma aime la peinture. Outre l’exposition manifeste du tableau de Léonard de Vinci, l’Annonciation à demi défaite traversée par un chaton – innocence sur innocence – l’image tout entière du Bannissement relève de l’art pictural. La photographie de Zviaguintsev transpose deux peintres très différents: sa palette s’inspire de Masaccio et de la Renaissance italienne, et les décors reprennent les architectures peintes par l’Américain Wyeth. Encore ne s’agit-il là que de sources conscientes et avouées, car en réalité, il n’est pas un seul plan qui ne rappelle vaguement l’une ou l’autre toile. Cette vision plastique est chez le réalisateur à ce point intériorisée qu’elle en devient une exigence, une condition initiale de beauté – et non un aboutissement. L’image ne doit-elle pas sublimer le mutisme, la réserve des personnages? Pour cela, elle ne peut se contenter d’être belle, encore faut-il qu’elle soit signifiante. Mais, semblable aux dialogues, l’image ne dévoile littéralement rien, elle suggère. Ainsi, les éléments qui nourrissent le récit sont, pour la plupart, invisibles; ils portent la densité sans la lourdeur. Un exemple: le frère d’Alex, Mark, homme trouble lié à la pègre, consulté au sujet de la grossesse importune, finit par dire Tout est égal. Cette expression renvoie aux raisonnements subtils d’Ivan Karamazov, dans le roman de Dostoïevski: Dieu est mort, tout est permis – par conséquent tout est égal. Sans fondement divin, la morale est-elle encore possible? Ce questionnement reste implicite. L’influence de Dostoïevski, on la retrouve encore dans le personnage de Vera, proche de l’héroïne de La Douce. Somme toute, la paternité de l’écrivain russe n’a rien d’extraordinaire, comme celle de Flaubert ou de Proust peut sembler une évidence du côté des artistes français. Dans la mentalité russe, les personnages littéraires deviennent rapidement des archétypes, peut-être parce qu’ils sont conçus comme tels: ceux de Pouchkine, tragiques, shakespeariens (et ce n’est pas un amalgame incongru de ma part que d’assimiler les uns aux autres), ceux de Gogol, comiques, grotesques (comme les créations de Molière), et ceux de Dostoïevski, conflictuels, inépuisables, sans équivalent. Hormis les archétypes, Le Bannissement use abondamment de symboles. Certains sont lisibles: un vol d’oiseaux noirs dans un ciel clair, la pomme, le verger, le ruisseau asséché… Plus discrets, plus subtils, d’autres symboles renvoient à l’intimité des personnages, et semblent ne devoir être compris que d’eux-mêmes. C’est le cas de la chevelure de Vera, blonde, soyeuse, sensuellement défaite quand elle est seule, sévèrement nouée en présence d’Alex. Par la soudaineté et la stridence de la sonnerie, et par l’usage aléatoire dont il fait l’objet, le téléphone annonce un message qui ne vient jamais. La multiplicité des signes, lisibles ou illisibles, indique autant de pistes, d’interprétations – qui s’annulent aussitôt. Les personnages, tous en échec (sauf, peut-être, les enfants) sont l’illustration évidente du caractère foncièrement trompeur des certitudes. Le film n’est pas une allégorie. C’est un tableau qui, comme chez Tarkovski, tend à montrer sans expliquer – sans épuiser le réel. Le visible, en fin de compte, désigne l’invisible. Le trait accuse le vide. La musique, voilée, secondaire par rapport à la bande-son qui, plus d’une fois, la «mange», souligne par son caractère bourdonnant, l’insondable profondeur du réel. Le choix d’Arvo Pärt, déjà sollicité par Gus Van Sant ou Reygadas, en particulier le morceau Für Alina, fait entrer en résonance l’univers spirituel du musicien avec celui du film: vide / silence, boucles temporelles, traces d’une vie qui s’actualise ailleurs.

Ne serait-ce que pour l’intrigue, Le Bannissement rappelle de nombreux films qui envisagent la problématique du couple sous l’angle restrictif (ou terre-à-terre) de la société, qui, confortés par l’observation et l’analyse, en dressent un constat pessimiste, oubliant que la source de ce découragement s’inscrit dans ses prémisses. En tant que «figure sociale», le couple correspond à une structure prédéfinie qui condamne d’emblée son épanouissement: c’est la disparition de l’intimité, l’anéantissement des individus dans leur représentation. Ainsi de Revolutionnary Road, de Sam Mendes. Mais, pour une histoire similaire, le traitement diffère en tout point. Justement, Zviaguintsev efface la société, ayant à cœur d’enlever toute indication matérielle qui permettrait d’établir un contexte. Certes, le film de Zviaguintsev s’intéresse aux liens du mariage, au fonctionnement du couple, mais son point de vue est double: intérieur (le regard d’Alex), et extérieur, distant, métaphysique. Ici, (et c’est une approche très levinassienne) le couple définit un double rapport d’altérité, dont il incarne, évidemment, l’échec. Néanmoins, l’attitude de Vera formule un contrepoint, une tentative de restaurer l’idéal, qu’Alex met en faillite et condamne par égoïsme, bien sûr, mais aussi malgré lui, comme s’il était simultanément objet et sujet de sa propre histoire. L’espace du film (ville / campagne / route) est à la fois effectif et mental. Il définit des «zones» qui sont autant projections mentales que moteurs d’action – n’est-ce pas le principe de la folie ? de l’aliénation? de la foi? Ouverture salutaire qui inscrit Zviaguintsev dans la lignée de Tarkovski, et plus loin, de tous ces cinéastes dont les films mettent en récit un questionnement métaphysique (lire à ce sujet Zones extérieures d’enfermement). Ce découpage en zones renvoie finalement au premier texte de la Bible, et c’est une nouvelle Genèse que Zviaguintsev propose, débarrassée des lectures appauvrissantes accumulées par des siècles de catéchisme, qui reprend les éléments fondamentaux du texte et les actualise. En vain. Le Paradis, quitté depuis longtemps, n’est même plus regretté. En cela, le bannissement est absolu, radical: c’est la foi elle-même qui meurt.

Le Bannissement, Andreï Zvianguintsev, avec Konstantin Lavronenko et Maria Bonnevie (2008)

Le Retour, d’Andreï Zviaguintsev

De la Maison des Morts

À partir de l’infime, d’une terre presque inexistante, une société se reconstitue; les lambeaux d’humanité sont des braises qui, ensemble, s’enflamment encore et brûlent de revivre. De la Maison des Morts surgissent des portraits extrêmes, d’une âpreté musicale sans concession, creuset en négatif d’une intense vision mentale, politique et spirituelle de l’humanité.


UNE CRÉATION PLURIELLE

La trame complexe de la Maison des morts est tissée de plusieurs voix – celles des bagnards – doublées en amont par celles de ses auteurs successifs. Pareille collaboration est, bien sûr, le principe de toute œuvre scénique ou cinématographique, construction collective, parfois simultanée, plus souvent évolutive, qui laisse la part belle aux rencontres et aux imprévus. En ce sens, l’historique de cet enregistrement ne s’en démarque pas, n’étaient-ce les personnalités exceptionnelles qui s’y expriment. Aborder l’œuvre par les étapes de sa conception permet non seulement de la situer dans son contexte – historique autant qu’individuel -, mais surtout de dessiner la mosaïque de lectures qui la singularise.

Tout commence en 1847, par une erreur de jeunesse. Dostoïevski n’est alors qu’un écrivain débutant, timide, mal assuré. Il veut écrire, c’est sa vocation; lui manquent encore le quoi et le comment. Écrivain et révolutionnaire: sa génération ne sépare pas les deux. Du réalisme, du concret – ou risquer de déplaire aux critiques influents. Cela semble convenir au caractère du jeune homme qui, en dépit de ses origines aristocratiques, se sent confusément attiré par le peuple en souffrance. Il se met à fréquenter le cercle de l’utopiste-socialiste Petrachevski, toujours en retrait, mais suffisamment engagé pour justifier une arrestation, deux ans plus tard. 1849: le bagne. Étrange expérience, métamorphose profonde dont résultent (pour résumer) deux choses: un revirement philosophique total et un livre-testament. Au terme de ces six ans, Dostoïevski renie toutes ses aspirations révolutionnaires et se consacre désormais à l’étude approfondie de la nature humaine. Ce questionnement est à l’origine des grands romans: Les Frères Karamazov, Les Démons, Crime et Châtiment… De ses années de captivité demeurent quelques traces écrites, témoignages de la vie carcérale autant que des changements intérieurs.

Ce livre, Souvenirs de la Maison des Morts, occupe une place particulière dans l’œuvre de l’écrivain russe, car il est généralement lu par ceux qui n’apprécient pas ses romans. Tel n’est pourtant pas le cas de Janacek, amateur passionné de littérature russe. À soixante-treize ans, le compositeur tchèque expérimente depuis peu, sous l’influence d’Alban Berg dont il admire l’opéra Wozzeck, une écriture plus directe, rugueuse, qui épouse les inflexions de la langue tchèque. Dostoïevski fait écho à l’empathie qu’il éprouve pour les proscrits, les maudits, les désespérés. Le texte de La Maison des Morts abonde en portraits réalistes: prisonnier politique parmi les prisonniers de droit commun, Dostoïevski est d’abord choqué par l’évidence d’une cruauté naturelle, différente de la folie, a priori revers exact de l’idée qu’il se fait de l’humanité. Constat plus que jugement: que connaît-il de lui-même? Chez Dostoïevski, nulle compassion, mais le désagréable sentiment d’être semblable, peut-être, à ces hommes déchus, ni pire ni meilleur. Janacek s’y reconnaît aussi, annotant le texte jusqu’à sa mort, bouleversé dans son sang.

Parmi ce foisonnement de personnages, il en choisit quelques-uns et resserre l’intrigue sur leurs souvenirs personnels. Comme chez Dostoïevski, les monologues sont moteurs narratifs. Il y a donc un plan d’ensemble relativement statique, celui d’une prison où le temps stagne, toile de fond neutre sur laquelle se développent des micro-récits, fiévreux, excessifs, exsudant l’alcool et le sang. Le travail rapide et volontairement grossier, «à vif», de Janacek dans la matière littéraire donne à l’architecture de son opéra quelque chose de chaotique, une désagréable impression d’éclatement entre des éléments trop disparates. Sans doute est-ce là, en partie, la raison de son insuccès en 1930. La mise en scène de Patrice Chéreau reprend l’œuvre par ses défauts de construction. Il réussit à inverser le déséquilibre, à l’utiliser comme ressort dramatique. Il reconstruit la narration, dispose les personnages d’emblée selon leur rôle, anticipe, souligne, fait rimer les actes entre eux, tout en restant fidèle à la musique de Janacek, construite selon ces mêmes principes. L’expérience de Chéreau dans les domaines du théâtre et de l’opéra se révèle précieuse: son travail de quatre ans à Bayreuth (1976-1980) sur la Tétralogie de Wagner, suivi de commandes moins médiatiques mais également remarquables, lui donne une connaissance intime des exigences de la scène. La Maison des Morts épouse ses préoccupations, ses obsessions d’artiste. Toujours engagé, radicalement de gauche, il a débuté sa carrière par un théâtre très politisé. Aussi ce tableau d’un groupe de réprouvés suppose deux types de rapports, deux niveaux de lecture, qui le concernent intimement. Un degré sociétal – l’évidente dialectique entre foule et individu, sachant que la prison efface et réécrit les hiérarchies; un degré sexuel – promiscuité et frustrations d’une collectivité exclusivement masculine, attirances, pulsions, travestissement… Thématique que Chéreau développe également dans son cinéma.

Dernière pièce majeure de cette construction, la direction musicale de Pierre Boulez qui emporte la partition de Janacek aux limites de l’expressivité. Il y introduit, avec Chéreau, ce liant nécessaire à l’œuvre brute et parvient à en faire ressortir les remarquables qualités d’écriture. Dès les premières notes, très slaves, flamboyantes, la Maison des Morts ne désigne que la vie, d’autant plus puissante qu’elle n’élude pour s’affirmer, ni sa dureté ni ses laideurs.

IVRESSE ET DÉLIRE

Des corps massifs, lourds, qui se tordent, qui se heurtent: La Maison des Morts chorégraphie la chair autant que la voix. Dans l’urgence de la création, Janacek ne prend pas toujours la peine de traduire les mots russes en tchèque, se contentant de les retranscrire dans son alphabet. Ce détail renvoie à l’atmosphère générale de l’œuvre, sauvage et crue. L’énergie se diffuse par vagues successives, tantôt nauséeuse, tantôt lumineuse. Même visualisée sur un écran, la scénographie garde une force inouïe. L’opéra, art de la scène par excellence, carrefour de disciplines, déverrouille tous ses composants. Le texte, en premier lieu, est libéré par le chant; le chant s’évade dans la musique; la musique dans le jeu de scène; le jeu dans la chorégraphie; l’énumération prise à rebours étant aussi vraie. Pour autant, certaines composantes du spectacle font littéralement office de garde-fou. Ici, en l’occurrence, les décors. Imaginé par Richard Peduzzi, il se compose de parois mouvantes, gigantesques murs resserrés autour des forçats. Gris, austères, à la limite de l’abstraction. Malgré leur mobilité relative, ils s’opposent lourdement à la frénésie ambiante, à moins qu’ils n’en soient directement la cause. Facteur de stabilité ou incitation à la folie? Il ne s’agit pas d’oublier qui sont ces prisonniers, ni d’éluder la gravité de leurs actes, mais au contraire de recréer une nef des fous, un huis clos, reflet délirant de la société. À partir du deuxième acte, la ligne narrative à peine esquissée semble déjà dévier de sa trajectoire. Les prisonniers montent en effet une pièce de théâtre. À leur tour, ils deviennent acteurs, c’est-à-dire qu’ils se réapproprient, par le biais de la fiction, la vie qu’on leur dénie. Le simulacre a tôt fait de rejoindre la triste réalité: la représentation théâtrale ne reflète que les tensions entre prisonniers, leurs brutales rancœurs, leurs frustrations – c’est l’échec du jeu: la fiction doit capituler devant une nature humaine trop puissante, incapable de s’oublier, de se mettre entre parenthèses. Cette mise en abîme, quelque pessimiste que soit sa conclusion, n’en nourrit pas moins, de façon détournée, le tableau d’ensemble de cette société certes exacerbée, et cependant miroir de toute société. La neutralité du décor efface toute détermination temporelle ou géographique. La Sibérie s’ouvre sur le monde, la prison parle de la cité. Hors du monde, mais en plein dans la matrice humaine.

En définitive, on se retrouve face à un spectacle déroutant. Réaliste mais abstrait, sombre et cependant fulgurant de vie, foisonnant d’anecdotes mais figé dans le temps. Sur une musique légère, les voix déraillent, souvent ce sont des cris, un langage inarticulé, très peu chanté finalement, notes gutturales, ricanements, pleurs… « Ses sensations sont peut-être celles d’un homme qui se penche du haut d’une tour sur l’abîme béant à ses pieds, et qui serait heureux de s’y jeter la tête la première, pour en finir plus vite. » (Dostoïevski, extrait du texte original des Souvenirs de la Maison des Morts). Les contradictions se résorbent, en une seule: l’expérience de l’abîme, l’imbrication de la mort subjective dans une vie fantasmée, avec ce désir confus d’en finir. Ainsi s’achève l’œuvre: sur une libération, une résurrection.

LEOŠ JANACEK, De la Maison des Morts, Patrice CHEREAU / Pierre BOULEZ

DÉTOURS ET RETOURS

Le Goulag

L’œuvre enregistrée de DOSTOÏEVSKI

Films de PATRICE CHEREAU

Œuvre de PIERRE BOULEZ

Œuvre de JANACEK