On en verra le noir : Chris Marker (1921-2012)

Il me disait que c’était pour lui l’image du bonheur, et aussi qu’il avait plusieurs fois essayé de l’associer à d’autres images, mais ça n’avait jamais marché. Il m’écrivait : « Il faudra que je la mette un jour toute seule, au début d’un film, avec une longue amorce noire. Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, on en verra le noir. »

Chris Marker, Sans soleil (1982)

« La question du documentaire est une question philosophique qui interroge l’authenticité, l’évidence et la production de vérité par le document. Ce constat gagne en actualité avec les développements techniques récents, comme la prolifération de dispositifs d’enregistrement portables permettant la représentation totale du monde et les possibilités infinies de la postproduction numérique qui mettent encore plus radicalement en doute l’ « authenticité » de l’image. La vérité documentaire ne renvoie plus à la concordance entre l’image et la réalité ; se développe un documentarisme abstrait qui trouve l’une de ses illustrations dans le vidéo-reportage de guerre : des images noires avec des points lumineux représentent, apparemment, des explosions ou des bombes. Il n’y a plus de vérité de l’image dans la représentation ; seul son contexte, sa qualité d’archive, permet sa description intrinsèque. Ce travail sur l’archive marque notamment les œuvres de Chris Marker qui, par l’assemblage d’images, met l’accent non pas sur la dimension indexicale de l’image mais plutôt sur l’équivalence d’images documentaires et de fiction, et sur la construction d’un sens dans leur interaction. »

Maria Muhle, Dictionnaire de la pensée du cinéma.

 

« Face à ce qu’on nous affirme être des images, notre réaction devrait être de méfiance. On devrait toujours se poser la question des contrechamps possibles de l’image qu’on voit et du meilleur de ces contrechamps. Godard dirait : avec quelle autre image montreriez-vous celle-là afin d’avoir le début de la queue d’une idée ? Le montage, quand même, c’est autre chose que le découpage ou la programmation, le montage c’est la façon dont vous vous mesurez à cette idée d’altérité : l’autre espace (celui qu’on appelle off), l’autre champ (celui qu’on appelle « contre »), l’autre homme (celui qu’on appelle ennemi). »

Serge Daney, La guerre, le visuel, l’image, retranscription d’une conférence prononcée le 29/01/91, in Trafic : Qu’est-ce que le cinéma ? Eté 2004.

Chris Marker à la Médiathèque.

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Le désir et son corps d’imposture

 « … mais peut-être avons-nous toujours désiré que la personne aimée ait une existence de fantôme. »
Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel.

« … seuls les menteurs inspirés sont convaincants, eux seuls perçoivent le pouls de la vérité… »
Andrei Tarkovski, « De la figure cinématographique », Positif n°249, décembre 1981.

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Adolfo Bioy Casares, l’ami de Borges, raconte qu’un homme, poursuivi par les autorités de son pays, croit trouver refuge sur une île secrète et rencontre là son plus grand tourment. En effet, il tombe amoureux. L’objet de sa passion est une jeune femme classiquement belle, distante bien entendu, inaccessible. Inaccessible, car dépourvue d’accès. Tour à tour elle apparaît  comme une menace, un risque, un appel. Indifférente peut-être mais si proche que son amoureux transi s’imagine presque la frôler,  la saisir, telle une sensation qui ne saurait décevoir. Jusqu’à ce qu’il découvre ce qu’elle est : une image parmi les images.

Si l’on s’arrête à présent sur cette érotique de l’image  –  à laquelle le texte ne se résume aucunement, mais L’Invention de Morel ne manque ni d’exégèse ni de postérité – on se tient alors au seuil du sensible, à cette limite où l’image demeure image, éternité vaine, icône immatérielle, immuable. Que peut-il se passer au-delà de cette limite ? Si l’image prend vie ? Que peut devenir un désir qui se réalise ? Ni tel qu’imaginé ni tout-à-fait différent, il ne correspond plus. Une coïncidence trop exacte devrait signaler qu’il y a eu tromperie, ou trahison ; est monstrueuse toute apparition qui se donne comme le calque d’une image intime – voire inconsciente -, celle-ci devant être – et demeurer – secrète. Dès lors qu’il se réalise, s’incarne, le désir est-il encore lui-même ou, à la limite, ne peut-il être qu’une imposture ?

A partir de là, autant se replier sur le cinéma. S’insinuer dans la spirale de Vertigo sur les traces d’un fantasme, de son double en sursis et d’un homme qui ne sait ce qu’il aime. Plonger dans les méandres océaniques de Solaris, planète o combien profuse qui, fouillant les mémoires, en retire une matière propre à créer des simulacres. Dériver enfin auprès de La Sirène du Mississipi : préférer l’imposture à l’original, choisir l’exil et l’errance, horizon suffisamment vague.

L’imposture prend nom et apparence d’une morte. Comme s’il était entendu que ce fond mystérieux d’où elle vient, pour moitié seulement, imaginaire, ne devait jamais voir le jour. Ou, plus obscurément : ne devait jamais être vu. Nulle rivalité entre l’originale et son double, plutôt le jeu d’une mécanique inexorable. L’exclusivité. Peu importe de qui elle prend la place, du moment que, justement, la place lui revient à elle seule. La mort, le crime parfois, engagent la remplaçante à se considérer comme unique. Cette succession est tout autant une négation. L’amoureux part-il perdant ? C’est-à-dire, privé de la vérité de son désir ? Encore faudrait-il que le désir soit univoque.

Lorsque le voyageur de Solaris songe à son épouse défunte, il songe aussi à sa mère ; toutes deux dans son souvenir se confondent. Avec Tarkovski, il y a toujours un peu de la mère dans l’épouse et un peu de l’épouse dans la mère (dans Le Miroir les deux personnages fusionnent en une seule actrice). L’héroïne de Solaris présente quelque chose de liquide, qui rappelle visuellement son origine – océanique, amniotique – : chevelure ondoyante, vêtements vaporeux, regard grisâtre, mélancolique. Dans La Sirène du Mississipi, on pourrait croire que le désir de Louis est unanime. Après tout, il n’a jamais rencontré celle qu’il aurait dû épouser, à peine a-t-il échangé avec elle quelques lettres. Mais ce serait négliger l’importance d’une relation épistolaire heureuse, et la marque durable que laissent les mots dans une vie silencieuse. Et ce serait omettre qu’il en a aimé une autre. Du sentiment Louis ne connaît que le versant passionnel, nul doute que sa flamme encore vive n’aille au-devant de celle qui lui succède. Dans Vertigo, Scottie s’éprend d’une Madeleine déjà morte, c’est-à-dire qu’il désire l’idée de Madeleine telle que Judy l’incarne. Son vertige pourrait être la traduction bienséante d’un désir nécrophile, mêlant fascination morbide et impuissance.

A cette ironie du désir qui ne se reconnaît pas, l’image peut faire un clin d’œil en guise de commentaire. Ce pourrait être une légère mise en abyme, le film qui se regarde par la lucarne de la peinture. Mis en exergue dans Vertigo, le portrait de la suicidée conforte Scottie dans son aveuglement. La vérité de son désir (image morte) lui glisse du regard qui retombe sur Madeleine. Il perçoit bien la valeur testimoniale du portrait, mais son sens lui échappe. Des correspondances qu’il établit, non sans fierté, entre la peinture et celle qu’il prend pour Madeleine, ne résultent qu’un enfoncement dans le fantasme : fétichisme de la coiffure, du regard, du bijou. Cette objectivation perverse donnera lieu, un peu plus tard, à la saisissante transformation qu’il imposera à Judy pour qu’elle reprenne son apparence de faussaire. En revanche, dans Solaris, les tableaux longuement filmés, les photographies et les films-souvenir on un effet inverse : plutôt que des preuves, ils produisent l’évidence d’une représentation continue qui annule tout espoir de saisir le vrai. Le monde visible,  reculant jusqu’à l’indistinction, finit par sombrer et disparaître. Plus anecdotiques, quelques dessins extraits de Blanche Neige déclenchent des aveux dans La Sirène. Mais, avec Truffaut, ce sont aussi les mots qui fonctionnent comme des images. Louis décrit le visage de Marion :

« Je sais que tu n’aimes pas que je te dise que tu es belle. Tu crois toujours que j’exagère. Attends. Je vais t’expliquer. Attends. (Elle : je t’attends). Je ne vais plus parler de ta beauté. Je peux même te dire que t’es moche si tu veux. Je vais essayer de te décrire comme si tu étais une photo, ou une peinture. Tais-toi… Ton visage, ton visage est un paysage. Tu vois, je suis neutre et impartial. »

La peinture possède forme et consistance, elle ne plaide pas pour le spirituel du désir mais pour la chair compliquée dont il procède. La peinture, a fortiori filmée, laisse affleurer la pâte pigmentée et la caresse du pinceau, et c’est bien ainsi que Louis regarde Marion : en la caressant des yeux. On aurait tort de rabattre le drame du désir sur le duel éculé matière/esprit. Le désir n’est pas une icône, mais une poussée vitale, et s’il s’enracine dans un souvenir, s’il se gorge d’images, la mémoire, l’imagination même sont troubles et sensuels.

Si l’imposture est investie de ce que le désir a de plus substantiel, cette part fictive est vouée à disparaître aussi. Elle est cette fiction qui s’insinue dans la fiction pour en dénoncer la fausseté. En tant qu’autre, son importance ne cesse de croître au détriment de l’image dont elle dérive. Il suffirait qu’elle existe, qu’elle soit présente, entière ; mais elle est plus que cela : elle est amoureuse.

Du désir à l’amour, la cassure est nette, irrémédiable. Et c’est l’amoureuse qui, la première, en éprouve la violence : l’image qu’elle incarne se brise en elle,  la renvoyant à la question de sa propre identité. Dans Solaris, cette étape est traitée littéralement, face au miroir :

« Dis-moi, je lui ressemble beaucoup ? – Avant tu lui ressemblais. Maintenant c’est toi la vraie. »

L’imposture, corps transitionnel, serait précurseur d’altérité. La relation s’écrit alors comme une suite de ruptures fondatrices, celle, d’une part, de ne jamais pouvoir réduire l’autre à un désir, et, comme tel, de ne pas être en mesure de le posséder, et celle de se perdre, de se perdre comme désir. Si la valeur de l’image n’est pas d’imiter le réel, l’inverse est plus vrai encore : au réel d’excéder le désir qui l’active. La rencontre advient comme autre, toujours autre de ce qui l’a pensée, et ce n’est pas même un moyen terme entre deux mondes, c’est un ailleurs. Une planète énigmatique, un paysage blanc de neige.

Aussi, sous quelque visage que le désir devenu autre se montre, exige-t-il qu’on y consente, car il en va de cette reconnaissance comme de son identité première, comme de sa condition même de possibilité. Décevant, il répugne ; étrange, il fascine. Cette duplicité, reste à savoir ce qu’elle qualifie : l’être ou le regard ? Les points d’interrogation sont eux-mêmes tellement chargés d’antagonismes qu’il faut au moins l’énigme d’une histoire pour, faute de ne rien résoudre, en faire état. Plus tard, il sera toujours temps de se demander si la rencontre, et la relation qui s’ensuit, ont une réalité autre que celle de leur propre récit.

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Références :

« Hitchcock/Truffaut », Ramsay, 1983

« Andrei Tarkovski », Antoine de Baecque, Cahiers du cinéma, 1989

« Andrei Tarkovski », Dossier Positif-Rivages, 1988

« L’Invention de Morel », Adolfo Bioy Casares, 1940

« Vertigo », Alfred Hitchcock, 1958

« La sirène du Mississipi », François Truffaut, 1969

« Solaris », Andrei Tarkovski, 1972

Le narrateur est ce double dont le soi s’est anéanti

« L’autre est quelqu’un fait du geste d’un couple. Et l’attention est ici toujours le creux d’une attente. La scène imaginaire n’est pas une image, non plus une représentation. Elle est une parole qui s’écrit : elle est le narrateur. Et le narrateur est ce double – voyeur invisible – dont le soi s’est anéanti. Il est le double devenu autonome : il impose l’ordre de la narration et régit l’économie du vide. Le narrateur est ivre et sa mémoire est ivre de narration. »

« Le récit est peut-être fait pour ne pas mourir. C’est pourquoi la parole narrative est marquée, dans son principe, par son propre épuisement : c’est le lot de sa toute-puissance. Littéralement amnésique de soi, le narrateur ne peut souffrir ni d’absence ni de séparation puisqu’il est au centre multiple de la scène qu’il engendre et dont il ordonne le moindre détail. La subjectivité des personnages du récit dépend entièrement de la loi du narrateur. »

« Il se pourrait bien que le narrateur (qui n’est pas un personnage, puisqu’il est la parole d’un vu) échappant ainsi à toute loi psychologique de la subjectivité, soit la surface d’un corps qui s’appelle texte. Moyennant quoi, les figures corporelles de l’érotisme ne peuvent être que dérisoires : l’érotique – et non pas l’érotisme – défie toute représentation de la nudité corporelle. L’érotique se dirait seulement de l’écriture qui seule a pouvoir – par sa négativité – d’engendrer le texte. Ce qu’on appelle le corps ne saurait se représenter car le sexe est son texte. Et la jouissance ne peut avoir lieu ailleurs qu’en la parole narrative comme si elle se définissait négativement par la fascination de son propre objet qui n’est autre que le non-dit. Et il revient enfin à l’explicite d’être l’affirmation dénégative du non-dit. »

Texte extrait de L’absence, Pierre Fédida (1978)

Captures d’écran de Persona, Ingmar Bergman, avec Bibi Andersson et Liv Ullmann (1966)

Son ombre

Elle m’a dépassée trois fois ce matin contre une seule les autres jours. Un problème de lacet défait. D’abord son ombre, d’emblée identifiable – un infime flottement – la voici devant, insaisissable. Bientôt elle s’immobilise, se penche sur son lacet, je la dépasse à mon tour, puis ça s’inverse. Au bout de la troisième fois je commence à m’interroger sur la qualité de l’ombre portée par l’éclairage : est-elle artificielle comme la lumière qui l’engendre ? Il me semble que non, il y a une autonomie de l’ombre, davantage qu’une simple projection elle est l’antithèse qui ne fait jamais défaut, elle valorise l’immatériel et va jusqu’à  compromettre la preuve de son contraire. Sans doute s’agit-il d’une mise en question purement émotionnelle, mais justement, c’est ainsi que je me représente la situation, c’est moins une affaire de bon sens que de jugement et, à mes yeux, l’ombre de cette jeune femme frôlée chaque matin (une fois, trois fois, toutes les fois), manque de consistance. On verra ce que sera son ombre au printemps, à la lumière du soleil, si on continue à faire ce bout de chemin ensemble. J’écris « ensemble », le terme ne convient pas. Nous suivons la même route, elle devant moi derrière, nous ne nous connaissons pas, ne devons pas nous connaître : nous sommes parfaitement détachées. Mais, en ce qui me concerne, pas sans rapport. Ainsi ce que je sais d’elle se développe peu à peu, à l’horizontale du temps, se complète et cependant ne construit pas une théorie. Je ne parviens pas à la lire. C’est-à-dire que moi je l’observe, mais je ne suis pas certaine qu’elle fasse pareil. Quand elle me dépasse rien ne se passe, je constate une introversion, je perçois une apparence dépourvue de rayonnement, un mouvement sans corps. Il ne m’arrive que très rarement de heurter un tel obstacle. En toute circonstance, même de loin, même à une heure équivoque, je suis un champ de vision ouvert à tout ce qui vient, en face ou de derrière, avec ou sans pensées, avec ou sans conversations, en couple, en groupe ou solitaires, amants, collègues, rencontres, je les laisse me traverser, je suis à peine un filtre. Très habilement cette jeune femme m’esquive, me contourne, elle-même sans accès. Pourtant, tout porte à croire que, quelque part entre nous deux, existe un point d’intersection. Les indices abondent. Par exemple, il faut admettre qu’elle me ressemble un peu… Même silhouette (elle légèrement plus grande), même allure vive (elle légèrement plus rapide), même type de vêtements sombres et – ce qu’il y a de pire – mêmes chaussures de marche. Ce n’est pas un détail, les chaussures de marche, ça nous relie, ça dit quelque chose de nous, deux jeunes femmes qui sacrifient l’élégance à la nécessité de marcher, qui n’ont pas d’autre choix que de commettre contre elles-mêmes cette détestable faute de goût. Mais peut-être, contrairement à moi, ne considère-t-elle pas que ses chaussures la trahissent. En ce cas, et je ne saurais l’affirmer, il ne s’agit là nullement d’un point commun. Pour le reste son visage se dérobe à ma vue, tout va trop vite,  tout est trop obscur, mais, si on s’en tient  aux lignes générales, si on nous place l’une à côté de l’autre, on peut vaguement conclure que nous sommes sœurs, tout au moins parentes. Mais en réalité, comme elle est devant et moi derrière, nous ne coïncidons pas. Aussi, elle a les cheveux coupés très courts tandis que les miens sont plutôt longs, sauf que le chignon que je porte quasiment tous les jours nous ramène à égalité. D’ailleurs en y réfléchissant, j’en viens à croire qu’elle a aussi les cheveux attachés. Décidément les indices s’alignent sur des voies parallèles, ne convergent pas. Inintelligible, elle passe près de moi plus secrète, plus négative que son ombre. Quelques notes d’un parfum quelconque, une démarche sans particularité, la tête droite, pas de cigarette, pas de téléphone portable, un sac informe, aucun signe extérieur de quoi que ce soit. Une énigme et aucune clef à disposition. Où va-t-elle ? Souvent je me demande ce que font les gens qui, comme moi, travaillent dans ce quartier. Médecins, avocats, comptables ? Elle n’a pas l’air de tout cela, elle n’a l’air de rien, je me retrouve dans l’incapacité de lui attribuer la moindre profession, la moindre définition, la moindre intention. Inhospitalière, inhabitable, elle résiste à l’identification. Après dix minutes de marche décalée (elle devant, moi derrière), je la vois emprunter une rue qui l’éloigne de celle que je  dois prendre. Comme à chaque fois, je me sépare avec une violente envie de rester derrière elle, son ombre.

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Photo : Alexey Titarenko

and kiss forever in a darkness

Patrice CHEREAU, « Persécution », avec Romain Duris, Charlotte Gainsbourg, Jean-Hugues Anglade (France, 2008 – durée : 1h40)

Il y a beaucoup de trains dans les films de Chéreau, beaucoup de métros, de quais, de trottoirs. Ce sont là les zones liminaires où il va chercher la foule, prenant les individus dans la masse, c’est là qu’il rassemble, étreint, comprime – sans gommage ni mélange. L’affluence ralentissant le flux, ces lieux de circulation soudain s’engorgent, s’encombrent et se désagrègent, précipitent un retour au détail. Les « gens » n’ont pas lieu d’être avec Chéreau, il n’y a que des individus plus ou moins nombreux, plus ou moins remontés les uns contre les autres, tous différents, mais surtout hérissés, désassortis, discordants. Des êtres abrasifs, intranquilles, dont la nervosité surgit davantage de conflits intérieurs qu’elle ne s’irrite des frottements avec l’extérieur. Ainsi s’explique la séquence d’ouverture de Persécution, son agressivité paradoxalement déviante: dans un métro bondé, une femme fait la manche dans l’indifférence générale (on connaît ça : les yeux baissés, le silence) et finit par asséner une paire de gifles à la seule personne qui la regarde, qui lui sourit. Honteuse, la victime sort du métro et c’est alors que Daniel se jette sur elle, flot de paroles enfiévrées, questions, réponses, insistance maniaque, tout cela pour arracher une signification, non pas rationnelle mais morale, aux gifles qui  brûlent encore les joues de la jeune femme, évacuer le hasard, la malchance, introduire la notion de « choix ».

« Choisir » est un verbe important. Selon Daniel (Romain Duris), aimer c’est d’abord « choisir », « choisir » est ici presque synonyme du mot « élire ». Autre notion essentielle : le mérite, lequel régit les rapports sociaux, anonymes ou personnels, donner / recevoir, rien n’est gratuit, tout se paye. Cependant, si Daniel se montre dur, exigeant, sévère, c’est en premier lieu vis-à-vis de lui-même. Étranglé par son système de jugement, impérieux mais toujours défait, il analyse, retourne, interprète sans relâche, éperdu de sens et de justice, impose une explication à tout ce qui arrive, s’efforce de comprendre, de trier, d’éliminer et d’agir en conséquence. Personnage manifestement dostoïevskien (entre Raskolnikov et Ivan Karamazov), Daniel a bien sûr un double, démoniaque et haïssable, double qui veut le posséder, qui l’adore et le poursuit dans la nuit et dans la solitude. Et puis il y a Sonia (Charlotte Gainsbourg)… Sonia en apparence si douce, si fragile, incarnation de la grâce et de la rédemption. En sa présence, Daniel enfin se calme, son regard s’attendrit, on croit qu’il va se poser, enfin se reposer. Mais, différente de son homonyme de Crime et châtiment, Sonia n’est pas cette âme noble qui purifie le héros de son angoisse, c’est même plutôt l’inverse. Sonia est une femme désertée, et sa délicatesse est celle d’un voile transparent, dépourvu de forme et de contenu. Elle dit qu’elle « sent » les choses, mais pas toujours, rarement même. Pour « sentir » son amour, il faut qu’elle soit loin de lui, pour communiquer, il lui faut un téléphone, pour progresser, elle doit se déplacer, prendre des avions. Elle s’étonne – et c’est charmant – que les lieux se transforment lorsqu’elle s’y rend, le triste devient joyeux, le laid devient beau, le répugnant parvient à séduire. Dans le monde de Sonia, mou et dénué de sens, tout vacille d’un contraire à l’autre, aussi ne peut-elle se fixer nulle part ni avec personne. Entre elle et Daniel, c’est une brève épiphanie, une intersection lumineuse, enflammée, entre la rigueur et la fluidité ; l’excès de l’un vient précisément combler ce qui fait défaut à l’autre. Le retour à la normale est forcément violent, se retrouver seul, tel que l’on est, épuisé, vidé, perdu, l’amour est forcément impossible.

Magnifique à mes yeux, dans l’inachèvement des espaces (dès lors toujours ouverts) et la complexité des matières, corps incandescents et gestes précis d’une danse macabre, Persécution est pour moi l’un des plus beaux films de cette année. Et si le fait que de me « retrouver » dans certaines œuvres, certains personnages, ne m’est généralement pas nécessaire, ni cause de rejet ni cause d’appréciation, lorsque cela arrive – rarement –  comme ici, l’expérience tient du vertige. D’autant que le film se clôt sur une chanson ancienne, déjà connue, émouvante, mais réinterprétée de telle façon qu’elle me déchire le cœur, métaphore exacte d’une histoire, sans doute commune et mille fois répétée qui, parce qu’elle se greffe cette fois sur des questionnements qui  l’investissent d’une charge affective nouvelle, ou pour d’autres raisons plus mystérieuses, me bouleverse soudain comme jamais avant.

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La chanson : Antony & The Johnsons reprend « Mysteries of love », chantée par Julee Cruise dans « Blue Velvet ».

Lire aussi :  « De la maison des morts », opéra mis en scène par Patrice Chéreau inspiré de Dostoïevski.

Filmographie de Patrice Chéreau