S’interroger, s’intéresser (La Vie autrement de Loredana Bianconi)

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A cette envie de voir qu’est l’éveil d’un intérêt pour un être, un objet ou pour une idée, Loredana Bianconi donne, en usant du langage documentaire, une réponse admirable. Et c’est, avec lucidité, avec rigueur, d’élever l’envie de voir en attention. La pratique du documentaire qui est pour elle une exigence affective, l’est d’autant plus qu’elle s’oppose à toute manipulation de cet ordre. Concrètement, s’il y a bien un rapport intime entre elle et les quatre femmes à l’initiale de La Vie autrement, parce que comme elle,  elles sont issues de l’émigration, et, plus particulièrement, parce qu’elles ont dû poser des choix de vie dont elles savaient qu’ils achèveraient en esprit ce que le mouvement d’exil familial avait initié dans l’espace, ce rapport se veut aussi nécessaire qu’implicite. Car entre son propre vécu familial et son inscription dans la vague migratoire des Italiens en Belgique, Loredana Bianconi sent un tel écart, un tel vide de paroles que, renonçant à combler ce silence (que les historiens, les sociologues ne rempliraient qu’en partie), elle décide de s’en extraire, s’intéressant dès lors à des destins parallèles, analogues au sien sans doute, mais inassimilables. Ainsi, ce que d’elle-même elle ne comprendra jamais, ce qu’elle ne pourra jamais posséder, c’est la vision d’ensemble de sa situation,  son extériorité , cette idée d’elle-même comme étant part d’un événement dit, par défaut, historique. Ce qu’elle sent, c’est sa propre tache aveugle, cette légère dépression intérieure qui, en nous, est paradoxalement constitutive. Puisqu’il en est ainsi, elle en prend son parti, et décide de faire glisser son point de vue, allant de l’une à l’autre – femmes de préférence -, mais individus approchés à partir de leurs différences. Elle ne vise pas à se fabriquer une image du réel manquant, mais au contraire à placer ce manque même au centre de l’image.

La Vie autrement, c’est donc l’impossibilité d’une saisie transmuée en intérêt, Loredana Bianconi ayant en souci de ne pas englober les différents termes de son propre questionnement dans un schéma universalisant, ou narcissique. Pour se maintenir dans cette exigence, son geste s’attache à déployer l’ampleur nécessaire à son propre effacement. La Vie autrement c’est cela : une œuvre de discrétion. Ne reste qu’une trace, fondamentale : le cadre. Mince, fragile, cette bordure est tout : une éthique, la condition de l’attention. Le documentaire s’offre comme une forme de lucidité, c’est-à-dire une transparence aménagée, organisée, très différente des captations mensongères qui prétendent livrer l’immédiat du réel et n’en exposent que les apparences grossières, moins criantes qu’horriblement criardes.

Le dispositif ne déçoit pas. Voici donc quatre femmes filmées séparément, de face ou légèrement de côté, assises – on dira, pour être exact, que le cadre, unique et fixe, s’arrête à la taille et met en évidence leurs mains, leurs épaules, leur visage, leur chevelure. On apprend qu’elles se prénomment Amina, Farida, Hayat et Madiha. Le reste, ce sont elles qui vont nous le dire. Un montage alterné d’une égale sobriété nous donne à entendre, pendant un peu moins d’une heure, ce qu’elles ont à dire de leurs origines, de leur éducation, de leurs choix personnels, d’elles-mêmes. Et c’est tout. Qu’elles soient artistes, marocaines, mariées, célibataires, pauvres ou fortunées, célèbres ou non : peu importe. Elles ne sont ni exemplaires ni représentatives d’autre chose que de cette énigme que tout être est fondamentalement  pour autrui, pour soi.

La caméra ne leur construit pas une identité de cinéma, de celles qui, à l’aide de plans rapprochés, de zooms et autres procédés identificatoires, finissent par s’imposer comme images se substituant au visage. Nous pouvons les voir, les écouter, exercer sur elles la force magnifique de notre attention. Mais nous ne pouvons pas croire que nous allons mieux les connaître, en les comparant, en faisant intrusion dans leur intimité, non, il s’agit de prendre conscience du regard qu’on pose sur elles et de laisser ce regard rebondir vers soi comme un point d’interrogation.

C’est alors par son caractère éminemment restrictif que La Vie autrement porte la pleine affirmation de sa valeur. En préservant la singularité de chacune, Loredana Bianconi met en œuvre ce qui, à la réflexion, pourrait bien leur être parole commune, parole qui revêt presque la forme d’une cause, devient moteur d’action. Telle est la formidable polarité découlant de l’inappartenance : s’interroger, s’intéresser.

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Loredana Bianconi, « La Vie autrement », Belgique, 2005 (durée : 48′)

Plusieurs films de Loredana Bianconi seront  diffusés lors d’un colloque du FER-Ulg (Femme Enseignement Recherche) qui se tiendra à  l’Université de Liège à partir du 18 novembre (suivre ce lien).

Voir aussi Do you remember revolution ? de Loredana Bianconi.

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Distances arrangées

Choisir d’aimer, Rachid Hami, avec Leïla Bekhti, Louis Garrel, Rachid Hami… (2008)

Plus souvent qu’on ne le croit il arrive que, dans un film d’amour, l’amour soit ce qui nous touche le moins. L’empathie se nourrit de la confusion des sentiments. De fait, l’amour à l’écran prend forme dans ce qui le contrarie. Pour tolérer les limites qu’impose la mise en récit, il doit pouvoir se nier. Comment raconter un état qui n’a ni consistance ni raison sinon en lui affectant la présence d’éléments qui lui sont accessoires : le temps, le lieu,  la circonstance. L’histoire ressemble à une incarnation, elle n’est que contingences. Mais en retournant les choses, de ces contingences peut naître, sans trop d’effort, l’illusion d’un amour.

Dans « Choisir d’aimer », les contingences font la matière du film, l’amour le dramatise. Le procédé consiste à présenter en parallèle les difficultés rencontrées par un couple mixte en France (Sara l’Algérienne et Pascal le Français) et un couple d’Algériens au pays (Yacine et Manale). Le rapprochement génère des distorsions. Entre traditions, entre générations, entre nations. L’amour promet une réorganisation, un réagencement social que la structure familiale, forte de son système de valeurs, met en faillite. Devant la caméra, les corps ne viennent à exister qu’individuellement : Sara dans le train qui la ramène en banlieue, Yacine et Manale, chastes, vivant leur amour comme la négociation de l’avenir en commun. Plus encore ils existent dans les conflits : Sara contre ses parents, soucieux de la préserver intacte pour un mariage dans sa religion, et Yacine, que sa famille voudrait voir épouser une Algérienne de France, c’est-à-dire, bien entendu, Sara. Mais Rachid Hami  rejette les rapports de force : il ne filme que les solitudes. Ses personnages sont ses « héros ». Pour lui, chacun l’est, à sa façon et, avec un soupçon de dolorisme, plus particulièrement celui qui souffre en silence. Résignation ? Au contraire. Il faut remonter à son enfance à Alger, pendant la guerre civile, pour comprendre les sentiments compassionnels qui l’animent et motivent son désir de cinéma. Rachid Hami nous montre qu’une situation inacceptable (immorale) n’est pas tant la faute des individus que d’un système. Point de vue contestable, mais profondément humaniste. Il ne juge pas ses personnages, pose sur eux un regard toujours bienveillant. Les beaux visages meurtris ou prématurément vieillis, sont pour lui une accusation forte, une révolte sans violence.

Tout cela finit un peu trop tôt, malheureusement, en raison du format court (48’). Sans être une ébauche, « Choisir d’aimer » est une hypothèse de film. C’est dire qu’on voudrait en savoir plus, en particulier sur les personnages.  Pourquoi le frère de Sara est-il si tendre, si protecteur vis-à-vis d’elle ? Qui est ce père d’apparence inflexible, pourtant sensible et attentif ? Quel secret dissimule la mère ? etc, etc. Chaque visage conserve une densité non révélée, ouverture vers la fiction. A peine plus âgé que Xavier Dolan (il a vingt-deux ans), Rachid Hami a eu la chance qu’il mérite, celle d’un émigré cinéphile qui se voit offrir un rôle par Abdellatif Kechiche (dans « l’Esquive »), puis par Arnaud Desplechin (« Rois et Reine ») et profite de ces expériences pour nouer des amitiés utiles. « Choisir d’aimer » bénéficie de la présence de Louis Garrel et, au scénario, de la collaboration d’Arnaud Desplechin. Contrairement à ses modèles, le jeune réalisateur adopte une réserve formelle très classique, soucieux de ne pas trahir ni ternir son sujet. Sa délicatesse est ici sa limite, mais, entre la France et l’Algérie, la distance est infinie et propice aux mirages.

Filmographie de Louis Garrel

Filmographie de Leïla Bekhti

Dégradation (Les Promesses de l’Ombre)

Polar, tragédie, conte d’amours impossibles : sémantique du sang qui irrigue, qui ravine corps et familles, circule d’Est en Ouest, de la mort à la vie. Métaphorique et trivial, l’avenir est une promesse, un éclat indéfinissable des profondeurs sordides.

Les mots de David Cronenberg semblent appartenir au langage commun, mais leur sens s’affranchit du dictionnaire ; ses films, bien que respectueux des genres, en trahissent de tous côtés les codes. N’est-il pas le réalisateur de Faux Semblants ? Pour lui, chaque histoire se double d’une autre, qui la dément. Ses personnages sont d’une nature ambivalente, partagés entre deux mondes, dont l’un, inavouable, doit demeurer secret. Sa seule simplicité s’exprime alors par la narration. Ici, une histoire banale de rivalités mafieuses, les Russes et les Tchétchènes déportent leur guerre dans les bas-fonds londoniens, une jeune femme trop curieuse, un mystérieux journal intime – boîte de Pandore – un enfant qu’il faut protéger de la fange dont il est issu. Et si ce récit se déroule dans une linéarité qui n’exclut pas un certain suspense, de plus près déjà il se trouble, comme un mirage, et laisse entrevoir sous sa trame imprécise, fuyante, des zones sombres d’une texture bien différente.

L’impact physique et cérébral produit par Eastern Promises réclamerait un délai avant analyse, si justement l’état premier, entre malaise et éblouissement, n’en donnait pas une compréhension plus adéquate. Intellectuellement, les pistes se contredisent. La mafia russe à Londres, d’un réalisme limpide, la rivalité attendue, cette histoire de filiation, de vengeance, d’amour – génèrent autant d’interprétations en interne, dans l’œuvre du cinéaste, qu’en externe, vers la société et l’état du monde. Chaque fil narratif, chaque plan, chaque geste, suscite questions et associations d’idées. C’est la voix officielle de Cronenberg, son langage commun, qu’il prolonge volontiers dans ses interviews, lorsqu’il explicite tel ou tel élément de son œuvre. Le choix de Viggo Mortensen, acteur chez lui pour la seconde fois, qu’il présente volontiers comme un alter ego. Ou celui de Jerzy Skolimowski (l’oncle russe) cinéaste polonais qui, après une longue pause cinématographique, présente à Cannes son nouveau film, Quatre nuits avec Anna. Les détails pittoresques sur le mode de fonctionnement des Vory v zakone (littéralement les « voleurs dans la loi »), mafia russe immigrée, sa loi, sa hiérarchie, ses rituels – dont le tatouage n’est pas le moins intrigant.

Pourtant, si le film se limitait à ce que Cronenberg en dit, ce ne serait qu’un polar ordinaire, aussitôt oublié. Dès l’ouverture l’image bascule dans l’horreur. C’est bref, sec, et sans appel. Après, quel qu’en soit le déroulement, l’histoire se reverse sur autre chose, une autre compréhension, ni anecdotique ni conceptuelle. Une compréhension organique. Le réalisateur lui-même explique : « A cause de mon orientation philosophique, existentialiste, cela me rend très conscient du corps. Le premier acte de l’existence humaine, c’est le corps humain, je ne crois pas en l’au-delà. Pour moi, la réalité, c’est le corps. » (Positif, novembre 2007). Cette insistance sur l’existentialisme est a priori étonnante, rapportée à un film multipliant les références bibliques : une femme met au monde un enfant sans acte sexuel, deux frères se disputent les faveurs du père, un roi en remplace un autre, l’amour ne peut être que spirituel… Comme chez Dante, Baudelaire, Dostoïevski, Blake, la religion est omniprésente. Par la dégradation. La foi, même évacuée ou reniée, débarrassée de toute transcendance, persiste structurellement, transposée, par effroi, dans la société, comme une inévitable régression aux mythes fondateurs, à une violence originelle. Dans l’Ancien Testament, Dieu est cruel, jaloux, impitoyable, et ses fils ne valent pas mieux. La vie se manifeste par le sang, aussi riche, aussi dispensable. Sacrifices, combats, le film fait souffrir la chair, exacerbe sa fragilité, son absurdité et, par là, sa beauté. Affirmer, en d’autres termes, qu’il n’y a rien de plus, dans la vie, que cette chair, c’est lui restituer une intense, une difficile primauté. Les tatouages consacrent la valorisation du corps, mais représentent aussi une tentation de transcendance. Offrir sa peau au marquage, c’est à la fois renoncer en partie à son intégrité physique, mais plus encore réinscrire son corps dans une perspective métaphysique, ici celle d’une fraternité idéale, une famille d’élection, où le sang prend une signification nouvelle, mortifère, à la fois monnaie d’échange et gage de fidélité. Les hiérarchies se mettent en place par la violence et le mensonge. Une base aussi instable les rend vulnérables, forcément exposées à une surenchère dans la violence.

Cette sombre traversée n’a rien de cathartique ; elle est simplement inévitable. Est-ce ainsi que Cronenberg se représente la genèse ? Le titre, les promesses de l’Est, pourrait nous orienter vers cette interprétation, et conclure l’histoire – le dernier plan idyllique – sur une vision de paix profondément mélancolique.

Eastern Promises, David Cronenberg (2007), avec Viggo Mortensen, Naomi Watts et Vincent Cassel