Une lutte avec la vision : l’innommable ne peut apparaître que par la poésie.

Chaïm Soutine (1893-1943), Poulet mort (1923)

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« Si paradoxal que cela puisse paraître, la peinture est une lutte avec la vision. Elle cherche à arracher à la lumière les êtres intégrés dans un ensemble. Regarder est un pouvoir de décrire des courbes, de dessiner des ensembles où les éléments viennent s’intégrer, des horizons où le particulier apparaît en abdiquant. Dans la peinture contemporaine, les choses n’importent plus en tant qu’éléments d’un ordre universel que le regard se donne comme une perspective. Des fissures lézardent de tous côtés la continuité de l’univers. Le particulier ressort dans sa nudité d’être.

Dans la représentation de la matière par cette peinture, se réalise d’une manière singulièrement saisissante cette déformation – c’est-à-dire cette mise à nu – du monde. La rupture de continuité sur la surface même des choses, ses préférences pour la ligne brisée, le mépris de la perspective et des proportions « réelles » des choses, annoncent une révolte contre la continuité de la courbe. A un espace sans horizon s’arrachent et se jettent sur nous des choses comme des morceaux qui s’imposent par eux-mêmes, des blocs, des cubes, des plans, des triangles, sans qu’il y ait transmission des uns aux autres. Éléments nus, simples et absolus, boursoufflures ou abcès de l’être. Dans cette chute des choses sur nous, les objets affirment leur puissance d’objets matériels et atteignent comme au paroxysme même de leur matérialité.  Malgré la rationalité et la luminosité de ces formes prises en elles-mêmes, le tableau accomplit l’en-soi même de leur existence, l’absolu du fait même qu’il y a quelque chose qui n’est pas, à son tour, un objet, un nom ; qui est innommable et ne peut apparaître que par la poésie. Notion de matérialité qui n’a plus rien de commun avec la matière opposée à la pensée et à l’esprit dont se nourrissait le matérialisme classique, et qui, définie par les lois mécanistes qui en épuisaient l’essence et la rendaient intelligible, s’éloignait de plus en plus de la matérialité dans certaines formes de l’art moderne. Celle-ci c’est l’épais, le grossier, le massif, le misérable. Ce qui a la consistance, le poids, de l’absurde, brutale, mais impassible présence ; mais aussi de l’humilité, de la nudité, de la laideur. L’objet matériel, destiné à un usage, faisant partie d’un décor, se trouve par là même revêtu d’une forme qui nous en dissimule la nudité. La découverte de la matérialité de l’être n’est pas la découverte d’une nouvelle qualité, mais de son grouillement informe. Derrière la luminosité des formes par lesquelles les êtres se réfèrent déjà à notre dedans – la matière est le fait même de l’il y a. »

Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant (texte rédigé en captivité, entre 1940 et 1945)

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Fin de la pensée solitaire.

« Quand je suis seul, je ne suis pas là. Cela ne signifie pas un état psychologique, indiquant l’évanouissement, l’effacement de ce droit à éprouver ce que j’éprouve à partir de moi comme d’un centre. Ce qui vient à ma rencontre, ce n’est pas que je sois un peu moins moi-même, c’est ce qu’il y a derrière moi, ce que moi dissimule pour être à soi. » Maurice Blanchot, L’Espace littéraire.

« La possession par un dieu – l’enthousiasme – n’est pas l’irrationnel, mais la fin de la pensée solitaire ou intérieure, début d’une vraie expérience du nouveau – déjà Désir. » Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini.

Giuseppe Penone, Svolgere la propria pelle (Développer sa propre peau).

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Il est une forme de solitude qui n’est pas un état, c’est-à-dire non pas état où l’on stagne mais état que l’on gagne ; une solitude qui est éloignement, lointain désirable. Sa forme est ouverte, pays d’accueil, espace désigné mais irreprésentable, cheminement qui, à peine initié, engage celui qui s’y risque et ne s’interrompt plus, continue, découle. Solitude béante, illimitée : appel de l’infini.

Nul ne remplit cette solitude comme on se remplit soi-même, comme l’identité comble (étouffe) jusqu’à travers ce qui arrive, altérations, doutes, revirements. Une, vide, la solitude contraste avec la pleine consistance, avec le moi innombrable. Elle est ouverte, je suis enfermé, elle est pure extériorité, je suffoque. C’est une idée, la possibilité d’une mise à jour, d’un désencombrement : oser la distance vertigineuse, se déloger.

Comment partir ? A vol d’oiseau ? A pieds ? Au hasard. Seule l’errance mène à l’inconnu. La négation peut être localisée, elle se trouve toujours à l’opposé ; la solitude qui attire, positivement là et cependant vacante, demeure invisible. Aride odyssée dont on ne peut qu’inventer la contrepartie.

Un premier pas : certains se détachent de la société. Soudain ils prennent conscience de la place qu’elle prend, de la façon dont elle les occupe (dedans, dehors), grouillement et prolifération dont ils sont juge et partie, auxquels ils participent sans avoir à y penser, parce qu’ils n’y pensent pas. Que l’exil soit choisi ou, comme c’est malheureusement plus souvent le cas, imposé, leur situation se complique du fait qu’ils se réfèrent encore à cette totalité qui les rejette. Ils persistent à s’identifier. En marge et bien trop près : situation équivoque, légèrement prometteuse mais encore insuffisante. Ils s’épuisent, sont tentés d’imiter, s’approchent, reculent, regardent, fascinés. Faible autonomie que celle du clandestin de l’insubordination. C’est ici une solitude étriquée, quotidienne, un compromis : une petite pièce qui attend ses meubles, ses habitants et gémit de se trouver si inconfortable. Qu’elle cherche à se faire entendre : l’appartement est vide, personne n’écoute.

Autre possibilité : la nature. Impassible, elle semble attendre, accueillir. De son admirable autosuffisance, on doit pouvoir se nourrir. Apprendre, se « régénérer », la dépasser. Hélas, les lois physiques l’emportent sur l’intentionnalité humaine. Les aventuriers, les contestataires, les endeuillés, les randonneurs, ils espèrent un berceau, un réconfort, et voilà qu’ils doivent se battre, mériter, renoncer à la renaissance et se contenter de survivre, accepter que leur corps se transforme en ilot de résistance. Si différente de la ville, ils la rêvent bienveillante, généreuse, prévisible ; c’est un monde catastrophé qui ne s’offre pas, un désert, un climat hostile, la mort.

Pourtant il y a progrès. Dans la nature la mémoire se dissout, l’identité se fissure, bientôt ils renoncent au langage, cessent d’articuler les mots – la pluralité se délite. Le temps n’est plus que perception, mesure physique partagée entre deux infinis : instants sensibles qui s’anéantissent dans un continuum sans mémoire, sans espoir, et éternel retour du même, cycles inexorables qui pourraient les rendre fous. Ces vagabonds ensauvagés, hirsutes, maigres, hagards, mutiques, peut-être bien qu’ils ont perdu la raison. Mais ne fallait-il pas qu’ils s’en débarrassent, de cette raison confinée, de ce contenu étriqué ? Personne ne les voit, d’ailleurs. Que quelqu’un les regarde, les envisage comme spectacle, sa récompense sera une sombre angoisse. C’est le commencement de la solitude.

Désormais l’espace, qui ne communique plus, s’exprime à travers eux. Espace incomparable : ni celui qui sépare (les hommes, les lieux), ni celui que l’on aménage, que l’on camoufle, hauteur,distance. Espace absolu, matière illimitée, corps et esprit – être. Désormais l’univers s’exprime à travers eux, les absorbe – ce qu’ils perçoivent : entrée dans un rapport d’intimité avec la rumeur initiale. Ce n’est pas le pays où ils sont nés, c’est l’origine de leur disparition. Quel visage y a-t-il là ? Ils l’ignorent, ne s’identifient plus, peut-être même sont-ils devenus invisibles. Seule importe cette disponibilité à l’autre qui est absence à soi. Perméabilité féconde, forme ouverte, indétermination, liberté. Fin du moi, fin de l’identité : fin de la pensée solitaire.

Tsimtsoum, Ein-Sof : Contraction, Lumière sans Fin. Mythe de la brisure des vases.

Anselm Kiefer, Tsimtsoum ou Zim-Zum, huile, émulsion, schellack, craie et cendre sur toile en plomb (1990).

« Selon la tradition, les juifs ne désignent jamais Dieu par un nom explicite. Ils emploient  des circonlocutions, des termes négatifs qui signifient le rien sans limite. On peut comparer la venue au monde d’un tableau à ce que le rabbin Isaac Louria nous dit du tsimtsoum (la contraction) : un espace vide et gardé en retrait par le Ein-Sof (Lumière sans Fin) dans lequel le monde peut se déployer de manière imparfaite et figurative. Le tableau, dans son échec (et il échoue toujours), éclairera fût-ce faiblement la grandeur et la splendeur de ce qu’il ne pourra jamais atteindre. Notons au passage que dans le Zohar (l’un des livres de la Kabbale), les mystiques doivent se tenir droits sans pieds ni mains, lesquels ont été brûlés. Ainsi selon moi doivent se tenir les entités politiques appelés États, qui ne se réaliseront jamais dans leur essence mais dans ce qu’il leur sera nécessaire au mieux pour ne pas être rien : capter la lumière. »

Anselm Kiefer, Discours de réception à la Knesset pour l’obtention du prix Wolf, 20/05/90. Texte paru dans Rencontres pour mémoire, Editions du Regard, 2010.

Anselm Kiefer, Chevirat Hakelim (Le bris des vases):  Sculpture, « bibliothèque surmontée d’un demi-cercle de verre sur lequel est inscrit le nom kabbalistique de Dieu, Ain Soph (infini) ; les noms des sept sephirot sont écrits sur des bandes de plomb encadrant la bibliothèque ; de nombreux fragments de verre sont glissés entre les livres ou jonchent le sol tandis que des lanières de plomb tombent irrégulièrement depuis le demi-cercle de verre jusqu’à terre. » (D. Arasse)

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Le mythe de La brisure des vases (Chevirat hakelim) désigne, selon Isaac Louria, le second moment de la création du monde. Le retrait de Dieu ou Tsimtsoum, (premier moment) crée un vide. Il subsiste un résidu de lumière. Celle-ci infiltre dix vases (10 sefirot) et cherche à rejaillir, à se répandre sur le monde. Soumis à une tension extrême, les sefirot volent en éclats, seules les trois premières résistent ainsi que, dans une moindre mesure, la dernière sefira. Lumière et débris se séparent, se désorganisent, se retrouvent… (troisième moment). La brisure des vases parle de séparation et d’impossible unité, est déréliction source de mélancolie. Le mouvement de réparation qui incombe aux hommes – leur histoire – se nomme tikkun.

Le Tsimtsoum imprègne également la pensée de Lévinas :

« L’Infini se produit en renonçant à l’envahissement d’une totalité dans une contraction laissant une place à l’être séparé. Ainsi, se dessinent des relations qui se frayent une voie en dehors de l’être. Un infini qui ne se ferme pas circulairement sur lui-même, mais qui se retire de l’étendue ontologique pour laisser une place à un être séparé, existe divinement. Il inaugure au-dessus de la totalité une société. »

Emmanuel Lévinas, Totalité et infini.

(Plus de détails sur ce mythe et sur le travail d’Anselm Kiefer dans la Chapelle de la Salpêtrière ici).

Ci-dessous : Sephirot, sable sur photographie montée sur châssis en bois,  (1997).