Avec tous les animaux sans nom (Gorge Coeur Ventre de Maud Alpi)

Une fiction construite sur une analyse politique autant que sensorielle de l’abattoir comme espace de domination et de destruction.

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Quelques éléments d’intrigue viennent éclairer une scène minimale qui, presque entièrement documentaire au départ, se vide et glisse peu à peu dans une dimension de rêverie. La nuit, sous un éclairage parcimonieux, les bêtes sont emmenées à l’abattoir. Il y a d’abord un chien qu’on prénomme Boston, présence irrésolue (excitation, affolement), personnage intermédiaire entre les espèces nobles et les espèces sacrifiées. Il accompagne Virgile, un jeune vagabond échoué là presque par hasard et disposé à fournir provisoirement un travail sans affect et sans préjugé. Armé d’un bâton (électrifié), il veille à ce que les animaux plient l’échine et avancent diligemment dans le labyrinthe de couloirs menant à la tuerie.

Devant l’opération de mise à mort qui hors-champ se déroule sans relâche, Boston et Virgile, le chien et l’homme, offrent en relai leur subjectivité énigmatique. Les vaches, les taureaux, les veaux, les cochons, les porcelets, les moutons et les agneaux qui défilent sous leur regard forment une lente procession de corps splendides et hagards cheminant vers un point de non retour dont l’horreur est seulement pressentie. Dans le cadre d’un film de fiction, ces individus mis au monde pour y transiter juste le temps nécessaire à la production de la viande figurent des personnages-limite ; leur mise à mort bien que dérobée à la vue du spectateur n’en est pas moins une réalité tangible. Faute de pouvoir les sauver, faute de pouvoir ne serait-ce que les nommer, toutefois, les secondes étant comptées, dans la nécessité absolue de les approcher malgré tout, la caméra leur accorde une attention supérieure, un regard de l’ordre de la caresse. Interdit le secours se mue en désolation.

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« L’abattoir produit quelque chose d’autre que de la viande, il produit la possibilité de dominations infinies. » Maud Alpi

Le film étant, dans son refus de porter un discours, quasi-muet, l’espace prend la forme d’un malaise qui, longtemps après, insiste. L’espace, c’est-à-dire un lieu déterminé (ici un abattoir), des êtres, des actions, ce qui les lie et ce qui les sépare. Géométriser aide à comprendre, mais c’est aussi un faux-semblant. L’espace qui se laisse traduire en quelques lignes par excès de dépouillement n’est pas simple, pas libre, Virgile le découvrira, il est en réalité saturé d’affects et lourd d’un inconscient primitif au sein duquel les odeurs et les bruits ont valeur de symboles réveillant des paniques ancestrales, des spectres, des fantasmes, des sentiments de honte et de culpabilité, tout un inconscient à la fois carnassier et coupable. Avec cette signifiante disproportion dans le nombre entre les vivants et les morts, l’abattoir répond à la définition d’un lieu sacré, un temple sans religion, devenu absurde dans la mesure où la viande n’est plus ce qui nourrit le monde mais bien au contraire ce qui l’épuise.

Du dernier plan qui éclot sur un jour post-apocalyptique (un bâtiment déserté, des couloirs vides, une meute de chiens, une averse de neige blanchissant la lumière, le temps qui visiblement s’écoule sans que rien d’autre n’arrive), les commentateurs ont à juste titre souligné les affinités avec le cinéma de Tarkovski. Une filiation d’autant plus évidente que le questionnement (philosophique davantage que moral) autour duquel s’articule le travail de la réalisatrice Maud Alpi, sans avoir a priori rien de commun avec celui auquel le cinéaste russe a consacré son art, se manifeste par un même souci de vérité sensorielle dont l’issue métaphysique découle sans qu’elle soit dite. On parle d’un cinéma qui pense par les sens, et moins que cela, qui pense par la matière même, par l’air qui circule entre les personnes et les choses filmées, qui tremble, respire avec elles. Cette qualité de regard conjuguée à la fiction d’un abattoir qui, bien qu’en exercice, semble dépeuplé, enraye la parade d’un dispositif qui  compte sur l’effet de masse, le volume et la vitesse pour désubjectiver les victimes, l’effacement de l’identité sensible facilitant l’élimination physique.

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« Dès que l’homme prend un peu trop de place dans l’histoire, on a tendance à voir la bête en contre-champ comme une métaphore. C’est une habitude du regard. On a travaillé contre ça. »  Maud Alpi

Filmer un abattoir, en mettant de côté toute intention documentaire directe mais sans non plus solliciter ouvertement la fiction, revient à scruter un mécanisme dans la conviction qu’un imaginaire va se révéler de l’attention extrême portée aux faits bruts. Quand on sait que d’un détail du quotidien peut naître une multitude d’inventions volontaires ou involontaires (principe à la base du fantastique, genre auquel Gorge Cœur Ventre n’est d’ailleurs pas étranger), que dire du potentiel fantasmatique que recèle le voisinage de la mort ? En guise de relai au travers de son film, nous l’avons dit, Maud Alpi suit un couple réel, Virgile et Boston. Virgile, un nom qui, pour nous guider dans les enfers, semble idéal. Ce nom, c’est pourtant celui de l’acteur, Virgile Hanrot, qui figure à l’image en compagnie de son propre chien. Jusque-là tout est vrai, le côté marginal désargenté du jeune homme vagabond, l’intensité de son rapport avec Boston, l’intervention de Maud Alpi s’est limitée à leur trouver une place dans un abattoir. S’il existait un scénario préalable au tournage, il a aussitôt été abandonné au profit d’un autre type de captation, à la fois plus sensible et plus risqué, consistant à laisser advenir. Risqué car immense est le désir de se faire entendre, de montrer à d’autres ce que l’on voit. Dans un contexte de société où la question animale fait débat de façon rarement apaisée, personne ne prétend que le cinéma soit un dispositif égalitaire au niveau de l’attention. Or ce film-ci ne demande qu’à être regardé comme un objet de cinéma. Les références que se donnent Maud Alpi vont toutes dans le sens d’une mise à l’épreuve par l’image d’un regard sur l’existence : La Ligne générale d’Eisenstein, The Misfits de John Huston, Au hasard Balthazar de Bresson, Salo de Pasolini, Le Quattro volte de Frammartino, Echos d’un sombre empire de Herzog, liste à laquelle il faut ajouter le travail photographique d’Anders Petersen.

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« Je suis allée à l’abattoir avec la volonté de voir quelles miettes subsisteraient de la bonté, de l’amour, entre les bêtes et aussi entre les hommes et les bêtes. Je voulais filmer cette contagion émotionnelle entre les bêtes et les hommes. C’était notre hypothèse de fiction. Ce qui m’a permis de ne pas lâcher cette hypothèse, et de rester poreuse, c’est que ce n’était pas que de la fiction. Ce que les bêtes échangent entre elles, ce que Boston a échangé avec elles, et leurs regards tournés vers nous, je l’ai reçu comme une injonction. » Maud Alpi

Ce dispositif vise donc tout autre chose qu’à faire état d’une hypothétique objectivité ou d’énoncer une vérité qui pourrait prévaloir sur le sujet litigieux des abattoirs. On est ici à égale distance de l’étude sociologique que du reportage factuel ou encore, du film militant tourné en caméra cachée. En termes techniques, Gorge Cœur Ventre a été tourné dans la zone sale, c’est-à-dire celle qui précède la viande et qui comprend le quai de déchargement, la bouverie et la tuerie (laissée hors-champ) jusqu’à l’endroit où le cadavre est dépouillé de sa peau, « dernière trace d’individualité ». La chaîne d’abattage ne figure donc pas intégralement, il y a des lacunes, voulues, réfléchies. Comme celle-ci par exemple, de montrer un espace dépeuplé, un chien, deux employés, des bêtes peu nombreuses – dépeuplement qui, d’une part, déréalise, et d’autre part réintroduit un peu de considération là où elle est de fait impossible. L’abattoir n’est pas un décor pas plus qu’il n’est un territoire neutre, c’est un espace qui impose sa propre mise en scène, conçu pour canaliser et soumettre. Convoquer un chien (avec son regard ambivalent), filmer des visages et au plus près de la peau des personnages, marcher, à pas lent, humains et non-humains côte-à-côte, sont autant de façons de s’ériger contre une machine consommatrice de beauté, de singularité, de vie et purement réglée pour détruire ; ce sont autant de façons de s’opposer par la beauté, par la singularité et par la vie à un sens commun qui admet qu’une telle œuvre de destruction soit possible et permise.

« On ne regarde pas de la même façon quelqu’un qu’on mange et quelqu’un qu’on caresse, on ne regarde pas de la même façon quelqu’un qu’on s’approprie et quelqu’un qu’on désire voir libre ». Maud Alpi

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Crédits :

Reprendre et tisser bout à bout les divers propos tenus par la réalisatrice dans les entretiens parus au moment de la sortie du film (en 2017) aurait pu constituer la seule matière d’un commentaire pertinent. Il n’y aurait eu de mon avis pas grand-chose à rajouter et on peut considérer que ce texte n’est qu’une maladroite paraphrase de ce qui a été mieux dit précédemment par la cinéaste en personne. Les citations retenues dans ce texte sont donc extraites des entretiens parus dans la revue Ballast, de l’interview réalisée par Camille Brunel pour la revue Débordements et de celle accordée à Pacôme Thiellement et publiée dans le livret du dvd (à lire en ligne sur le site de Mezzanine Films).

Crédits images : Mezzanine Films

La très belle édition dvd du film (édité chez Shellac) comprend également le moyen métrage Drakkar qui introduit en douceur la réflexion de Maud Alpi sur la marginalité mise en perspective avec la question animale.

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– Un usage de la langue où la fiction est synonyme de mensonge –

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« Et surtout je n’irai pas au zoo de Vincennes pour ne pas accréditer les thèses défendues par ceux, commerciaux, agents de communication, institutionnels, architectes et autres intervenants, qui veulent me faire croire que, « plutôt que d’opposer architecture pour les hommes et architecture pour les animaux », le projet de rénovation du zoo essaie « d’inventer un langage commun ».

C’est là que la bête en moi se rebiffe. Je refuse de me soumettre à une langue dont la fonction essentielle est de dissimuler l’envers du décor. Un zoo, quelle que soit la manière de présenter ses missions, est un théâtre, un espace de visibilité offert à des humains pour observer des comédiens-acteurs non consentants sur une scène appelée plateau, rocher ou cage. Le zoo exige, de ce fait, des angles de vue, des perspectives, toute une scénographie où la bête vaut comme œuvre d’art appartenant à une collection d’êtres vivants. Et à partir du moment où les phrases se mettent à nier ce fait brutal, évident et insistant, c’est tout l’édifice de la propagande organisée par et dans la langue qui me saute aux yeux. Car le discours métaphorique tenu par ces admirateurs zélés ou gênés du zoo de Vincennes a une conséquence terrible dont la littérature est la première victime : nous proposer un usage de la langue où la fiction est systématiquement synonyme de mensonge, ruinant du même coup le lent travail par lequel les écrivains essaient de remotiver le langage, de réactiver ses pouvoirs de suggestion et d’approche, sa puissance d’investigation, la force grâce à quoi il investit, accomplit et déroute le réel. »

Olivia Rosenthal, Je n’irai pas au zoo de Vincennes, Le Magazine littéraire, juin 2014

Le texte intégral se trouve ici.

Illustration : Mariana Ruiz Johnson

De la machine à l’individu : l’animal est-il une personne ?

« D’abord c’est un point qui oscille, un filet qui s’étend et qui se colore ; de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d’ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ; une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c’est un animal. Cet animal se meut, s’agite, crie ; j’entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit. La pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s’irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c’est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. » Diderot, « Entretien entre d’Alembert et Diderot. Le rêve de d’Alembert » (1769)

Science et empathie. Les animaux, il serait dommage de ne les envisager que sous l’angle étroit de l’exploitation. Sans aller jusqu’à prétendre qu’il s’agit d’un problème mineur dont je pourrais ne pas tenir compte au quotidien, le fait de ne considérer les animaux que dans leur rapport aux hommes revient à commettre une injustice à leur égard. Ce pourrait-il que ce point de vue partiel et partial soit lui-même un épiphénomène de l’exploitation, sa nécessaire mauvaise conscience ?

« L’homme est avide, obligé de l’être, mais il condamne l’avidité, qui n’est que la nécessité subie – et met au-dessus le don, de soi-même ou des biens possédés, qui rend seul glorieux. Faisant des plantes, des animaux, sa nourriture, il en reconnaît, cependant le caractère sacré, semblable à soi, tel qu’on ne peut les détruire et les consommer sans offense. Devant chaque élément que l’homme absorbe (à son profit) fut ressentie l’obligation d’avouer l’abus qu’il en fait. Un certain nombre d’hommes entre les autres eut la charge à son compte de reconnaître une plante, un animal devenus victimes. Ces hommes avaient avec la plante ou l’animal des relations sacrées, n’en mangeaient pas, les donnaient à manger aux hommes d’un autre groupe. S’ils en mangeaient, c’était avec une parcimonie révélatrice : ils avaient d’avance reconnu le caractère illégitime, grave et tragique, de la consommation. N’est-ce pas la tragédie même que l’homme ne puisse vivre qu’à la condition de détruire, de tuer, d’absorber ? » (Bataille, « L’expérience intérieure p. 153)

Sans doute cet équilibre persiste-t-il, même dans une société largement désacralisée. Certains refusent, d’autres abusent, la majorité « consomme ». Cet ajustement spontané, presque naturel, en marge de toute conscience morale, pourrait presque me convaincre de l’inutilité de toute communication au sujet de l’éthique animale, si mes recherches ne visaient pas, en premier lieu, à clarifier les choses vis-à-vis de moi-même. Quoi qu’il en soit, pour être cohérente, l’éthique doit se fonder sur la connaissance de son sujet. En tant qu’extension de l’éthique générale, l’éthique animale élude – paradoxalement – l’animal en soi, laissant ce domaine d’étude aux biologistes. En se réservant la question du droit  et de la régulation des rapports, elle doit néanmoins se confronter à la problématique de la définition et s’accommoder de  l’évidente contradiction que l’animal, qui ne peut s’exprimer en son nom propre, reste dès lors pour elle un objet, au mieux un sujet absent. Que l’empathie évolue en désir de connaissance ou, à l’inverse, que la connaissance génère, par l’altérité ou l’identité qu’elle révèle, du sentiment, il s’agit d’une égale considération pour un sujet que l’on ne peut simplement se contenter de connaître, ou d’aimer. Les deux sont nécessaires, complémentaires. Autant les diverses formes que revêt l’anthropomorphisme me font horreur, autant l’animal en tant que figure d’altérité me passionne. Je ne me souviens plus de ses mots exacts, mais j’avais été touchée par ce que Deleuze disait dans l’Abécédaire à propos des chats. Quelque chose comme ceci : il ne faut pas être, avec les animaux, dans un rapport humain, mais dans un rapport animal. Communiquer avec son chat – pourquoi pas ? mais cela implique une démarche active, une recherche, une rencontre sur son terrain à lui, l’observation, le décryptage de son comportement – sachant que, de son côté, il effectue le même travail vers nous.

Le livre : « L’animal est-il une personne ? », Yves Christen, Comprendre animal dans le sens d’individu (non humain). J’avais entendu l’auteur pour la première fois en avril sur France Culture, son argumentaire, fondé sur la défense d’une pratique humble et responsable (voire reconnaissante) de la vivisection, m’avait laissée sceptique. En tant que spécialiste en immunologie et immunogénétique, impliqué dans la recherche sur la maladie d’Alzheimer ainsi que, plus généralement, dans le domaine des neurosciences, son intérêt pour les animaux non humains est à la fois celui du chercheur amené à pratiquer des expérimentations à visée thérapeutique, et celui du biologiste passionné de science pure. Observateur de terrain (des léopards en Afrique notamment), et, bien sûr, de laboratoire, Yves Christen dresse le catalogue détaillé des découvertes récentes en matière d’intelligence animale. Raison, langage, conscience, émotion, culture ? Ces qualités, que l’on a longtemps crues propres à l’homme, instruisent désormais toute étude dans ce domaine. Si la proximité génétique de l’homme avec les grands singes est aujourd’hui (presque) généralement admise – au  point qu’il serait même question de rattacher les chimpanzés et les bonobos au groupe des homos – on sait moins que les autres mammifères, les oiseaux, les êtres marins et les insectes témoignent, individuellement et sous des modes variés, de facultés morales, culturelles, sociales et intellectuelles. Il importe de se défaire des préjugés – et ils sont nombreux – qui consistent à considérer les « bêtes » comme imparfaites, insuffisantes, incomplètes, en un mot : moindres. Rigoureusement darwinien, Yves Christen prend nettement parti contre l’anthropocentrisme : chaque espèce, chaque individu présente des capacités cognitives spécifiques adaptées à ses besoins.

« Leur dignité profonde ne tient pas à ce qu’ils sont presque comme nous, mais plutôt au fait qu’ils sont intégralement eux-mêmes, c’est-à-dire différents. » (p.  121)

Pris dans une ambivalence permanente entre semblance et dissemblance, le chercheur se heurte à de multiples difficultés, qui tiennent autant de sa propre subjectivité qu’au fait que l’observation modifie le sujet, en particulier en laboratoire. Comment s’abstraire du modèle humain en matière de science cognitive ? La communication est l’exemple type d’une fonction universelle (parce que indispensable à la survie) qui s’actualise de façon extrêmement variée, parfois même indécelable.  L’animal s’est développé – et perfectionné – en s’adaptant aux contraintes extérieures. A lire ce recensement détaillé de facultés cognitives, on ne pourra que s’étonner, s’émerveiller de l’évidence d’une continuité effective de l’animal le plus primitif jusqu’à l’homme. Dès lors, dans la communauté des vivants, il n’y a guère qu’une différence de complexité, si l’on tient toutefois à maintenir une hiérarchie plus subtile que celle de la force. Le fait même d’énoncer par le détail que rien de ce que nous considérons comme spécifiquement humain n’est étranger à la « bête », se révèle extrêmement problématique, en théorie – qu’en est-il du concept d’humanité ? – comme en pratique – qu’en est-il de nos rapports avec l’animal non humain ? Yves Christen ne fait pas l’impasse sur ses propres contradictions. On en revient au paradoxe du chercheur. La proximité biologique entre l’homme et l’animal justifie l’expérimentation et la rend de fait, difficilement défendable :

« Cela dit, par ma position, je ne cherche pas à délégitimer la recherche. Bien au contraire : je considère qu’existe un devoir éthique de connaître et notamment de connaître l’Autre. Il me semble seulement qu’une telle démarche consiste précisément à ne pas refuser l’ambiguïté, à ne pas se complaire dans un confort intellectuel facile, en se contentant de dire que l’animal n’est qu’un animal. » (p. 371)

J’ajouterai pour ma part que, si je ne souscris pas entièrement au point de vue d’Yves Christen, (notamment parce qu’il ne tient pas compte du fait que l’expérimentation embrasse un champ beaucoup plus vaste que celui de la recherche thérapeutique), son positionnement éclairé me semble moins critiquable  que celui des défenseurs acharnés de la vivisection , lesquels persistent à objectiver ces « auxiliaires de recherche » et nient toute problématique morale en se domaine (puisque seul compte l’homme). Pour autant, là n’est pas le propos du livre, comme je le disais, il s’agit d’un traité sur l’animal en tant que personne, une étude positive riche en informations et en perspectives. Il n’empêche, on se réjouit quand les avancées de la science bousculent les mentalités et contredisent les jugements dépréciatifs. Yves Christen ne manque pas, tout au long du livre, de confronter les données scientifiques aux discours des philosophes, Descartes, Malebranche (les animaux-machines), Kant,ou, plus récemment Luc Ferry. D’autres penseurs au contraire –  Lévi-Strauss, les Pythagoriciens, les utilitaristes anglais, aujourd’hui Peter Singer et Florence Burgat –  sont cités pour leur intuition, avec ou sans l’appui du savoir scientifique. La démultiplication des points de vue est un élément appréciable,  pour une approche instruite, méditée et très attractive. Les diverses manifestations de l’intelligence dans la nature sont réellement fascinantes, et les stratagèmes que les savants imaginent pour les mettre à jour, c’est-à-dire « tester » les animaux, ne le sont pas moins. Yves Christen alterne ainsi les différents registres de discours : anecdotes, récits, exposés théoriques, interprétations, prospections, etc. Au fil de la lecture, le regard sur l’animal se met à évoluer, devient curieux, plus attentif, plus réceptif. Je laisse à l’auteur le mot de la fin, pour l’énoncé de ce concept essentiel qu’est la « théorie de l’esprit »:

« C’est pourquoi je voudrais proposer ici un autre regard, une façon de voir d’autant plus nécessaire à mes yeux que je me veux à la fois du côté de la science et de celui de la bête. Et qui repose pour l’essentiel sur ce que nous apporte la connaissance de la théorie de l’esprit, laquelle m’apparaît comme l’une des plus grandes avancées de la démarche cognitive animale et humaine. L’évolution des espèces nous a tous, animaux humains et non humains, bâtis de telle sorte que nous nous préoccupons de savoir ce qui habite la tête d’autrui. Pas toujours et pas autant qu’il le faudrait. Mais nous ne saurions vivre sans cela, au risque de nous retrouver autistes, et donc privés d’autonomie. C’est cette théorie de l’esprit qui fait découvrir l’altérité, qui amène à voir, en compétition avec le nécessaire (et biologiquement déterminé) égoïsme, que cet Autre qui nous paraissait simple objet de notre désir de possession a, comme nous, un univers mental qui le rend non seulement sensible à la souffrance, mais qui lui fait nécessairement habiter un univers chargé de sens. De ce point de vue, l’Autre est comme nous. » (p. 411)

« L’animal est-il une personne ? », Yves Christen,(Flammarion, 2009)

Un texte de Florence Burgat

Voici une note rédigée par Florence Burgat (philosophe chargée de recherche à l’INRA- voir aussi son intervention sur France Culture le 03/04/09),  à l’occasion  de la journée mondiale des animaux, le 04 octobre. Ces  journées mondiales qui saturent les média  sont, par accumulation et surenchère, la négation même de ce qu’elles prétendent promouvoir, aussi n’est-ce là vraiment pas l’objet de ce billet. Il m’est toujours difficile de trouver les mots justes en matière d’éthique animale. Ce texte, sensiblement clair et direct,  expose la situation des animaux comme de voudrais le faire. Aussi ne puis-je que me mettre dans les pas de Florence Burgat… (en surlignant certains passages).

***

« Une journée par an. Non pas pour nous souvenir de la manière dont l’humanité a, durant des siècles, traité les animaux, et se demander comment cela a pu être possible. Mais une journée par an pour parler de ce qu’ils subissent tous les jours, sans répit, partout dans le monde et depuis toujours. Quand les choses vont-elles enfin changer ?

« Deux choses ont changé dans l’histoire sombre des animaux.

« La première chose, c’est qu’on n’a jamais autant tué d’animaux qu’aujourd’hui, on n’en a jamais autant exploités. Jamais la condition des animaux n’a été aussi dure. Ce sont par milliards qu’ils sont enfermés dans les bâtiments d’élevage, abattus à la chaîne, tués par balle, par poison ou par piège à la chasse, pêchés, capturés pour leur fourrure ou leur « exotisme », utilisés dans les laboratoires, dressés et mutilés dans les cirques, abrutis de solitude dans les zoos…

« L’urgence grandit. Car nous avons désormais les moyens scientifiques et techniques d’obtenir d’eux toujours plus : plus de viande, plus de lait, plus de connaissances scientifiques, plus de tout… Le monde animal est exténué. L’homme est en passe d’éradiquer les derniers animaux libres, au profit d’un stock à gérer apte à répondre à tous nos besoins, y compris les plus futiles. Le fait est là.

« La seconde chose, c’est qu’un mouvement mondial de protection et de défense des droits des animaux s’est levé, structuré, amplifié. Il veille, informe, dépense toute l’énergie possible pour dissiper l’indifférence ou l’inconscience de gens qui, pour la plupart, n’ont aucune idée de ce à quoi ils participent par des achats qui semblent bien anodins : du jambon, un yaourt, une paire de chaussures, un rouge à lèvres.

« Quand les choses vont-elles enfin changer ? Souvent, nous déplorons notre impuissance en apprenant que se passent dans le monde des tortures d’humains, des crimes, des enfermements…

« S’agissant des souffrances endurées par les animaux, il ne tient qu’à nous d’y mettre fin : en nous informant et en nous abstenant d’acheter les produits issus de l’exploitation animale. Nous avons pratiquement chaque fois le choix. L’alternative nous est quasiment toujours offerte. Cessons de marcher tête baissée, aveugles et sourds à ce qui – il est vrai – est caché, afin que nul ne voie ni n’entende. »

Florence Burgat (source Evana)

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Florence Burgat, auteure de nombreux ouvrages sur la question animale, est en outre coresponsable de la toute nouvelle Revue semestrielle de droit animalier (à consulter intégralement en pdf) dans le cadre de la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Limoges. Dans ce premier numéro (1/2009), elle signe un excellent article de réflexion sur l’expérimentation animale, dont je vous recommande la lecture (pp. 193-202).

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer sur France Culture

La présence de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer ce lundi sur France Culture, dans l’émission Continent Sciences, présente l’opportunité, pour ceux qui ne sont pas familiers du sujet – ou s’en méfient – de prendre connaissance des bases philosophiques de l’éthique animale. Pendant quarante minutes, le philosophe français résume la première partie de son  livre Ethique Animale, qui retrace la genèse de cette discipline dans l’histoire de la philosophie. Il rappelle à cette occasion que, depuis l’Antiquité (notamment via les Épicuriens), ce questionnement relatif au statut moral des animaux donne lieu à une multiplicité de points de vue, qui sont les angles d’analyse d’une discipline ouverte et plurielle. Il s’agit donc d’une démarche rationnelle et critique, aspects trop souvent ignorée par ceux qui tentent de semer le discrédit en faisant l’amalgame avec une forme de fondamentalisme. Comme tout autre domaine de la philosophie morale, l’éthique animale tend à formuler un questionnement et à produire des éléments de réflexion. Il importe que les idées circulent et se rencontrent. La seule unité de l’éthique animale, si tant est qu’elle existe, est de s’opposer à une norme qui banalise l’exploitation des animaux (êtres sensibles) en les assimilant à des objets, à des « biens de consommation courante».

Avec la même clarté que celle dont il fait preuve dans son livre, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (qui est également professeur de philosophie dans une école de vétérinaires au Canada) expose les grandes lignes de ce questionnement qui, depuis deux siècles, se développe surtout dans les pays anglo-saxons (sous l’impulsion de l’utilitarisme de Bentham, Mill et actuellement Peter Singer). Que vous soyez ou non végétariens – le fait de consommer de la viande n’est pas incompatible avec une réflexion morale – je vous conseille vivement cette émission, laquelle met accessoirement en évidence à quelles manipulations et confusions peut recourir, pour se protéger, une pensée dominante. Il va de soi que les préoccupations de cet ordre s’intègrent dans une éthique plus générale, qui prend évidemment en compte toute la société. L’éthique animale présuppose une éthique du vivant, et n’exclut en rien (préjugé courant) le souci des hommes.

Enfin, c’est l’occasion de vous présenter le tout nouveau blog d’une jeune philosophe française, Pour une éthique animale, qui se propose, à cet égard, d’approfondir et de clarifier sa propre démarche morale.

Continent Sciences : La question de l’éthique animale

(émission diffusée le lundi 13 juillet 09)

Autres billets sur Jean-Baptiste Jeangène Vilmer.

« Nouvelle » législation européenne sur l’abattage

Lorsque la Commission européenne s’intéresse au bien-être animal, c’est en général dans le sens d’un conservatisme qui fait douter de son utilité. Il y a quelques mois, il s’agissait pour elle d’entériner les pratiques abusives et indéfendables de l’expérimentation animale. A présent, elle s’intéresse de plus près à l’abattage, c’est-à-dire que, sous-couvert de quelques légères modifications cosmétiques, elle s’assure que rien ne change.

Rapide survol des différents points de la loi :

–  l’abattage rituel continue à faire l’objet d’une exception, intolérable quand on sait le surcroît de souffrance qu’il représente pour l’animal : pas d’étourdissement préalable obligatoire et emploi du box de rotation (le bœuf est placé dans une machine qui le retourne complètement, en pleine conscience, avant égorgement – voir les images dans Earthlings). De plus, la viande obtenue de cette façon n’est pas exclusivement destinée au marché religieux. Sa provenance ne doit pas être mentionnée sur l’emballage.

–  Alors même qu’il fait l’objet d’un rapport critique de la part des scientifiques de la Commission, le système d’abattage des poules sera maintenu jusqu’en 2017 (elles sont suspendues vivantes par les pattes à des crochets métalliques, la tête en bas, elles passent dans un bain d’eau électrifiée censé les étourdir avant d’être égorgées mécaniquement).

– Également mises en cause par les scientifiques, les méthodes d’abattage des poissons ne seront pas discutées avant 2018. (Faut-il le rappeler ? Contrairement à ce que l’on croit, les poissons sont extrêmement sensibles à la douleur. Leur aspect primitif  tend erronément à faire croire qu’ils ne ressentent rien.)

– Pour la fourrure, il est admis que renards et chinchillas soient tués par électrocution anale.

–  Reste la grande nouveauté (à partir de 2013!) : la présence obligatoire d’un inspecteur pour le bien-être animal dans les grands abattoirs. Les petits abattoirs sont exemptés.

Source : Gaïa

Notes : – la filière bio garantit peut-être un meilleur traitement lors de la durée (courte) de vie, mais tous les animaux sont abattus à la même enseigne.

– même si le prélèvement du lait et des oeufs n’induit pas directement la mort de l’animal, en réalité il constitue une forme d’exploitation violente, entièrement intégrée au circuit de la viande (quand un animal n’est plus suffisamment productif, il est directement conduit à l’abattoir.)

Je ne vois pas comment je pourrais digérer de l’agonie. Marguerite Yourcenar

Ethique et art contemporain

Un sujet que j’aurais préféré ne pas évoquer ici, pour ne pas jouer le jeu du scandale, et parce que cela m’attriste, que cela m’écœure. En parler revient à nourrir des discours vains sur la cruauté et  à gloser sur des comportements  somme toute exceptionnels, hors norme – et par conséquent d’une seule voix condamnés. L’article du Monde qui m’a révélé cette histoire choquante m’a mise en colère pour une autre raison : le journaliste s’y montre à ce point naïf et mal informé, qu’il finit par faire de grossiers amalgames, mélangeant critiques et idéologies, valeur artistique et valeur marchande, traumatisme personnel et sadisme (je sais, cette énumération est incohérente mais elle reflète très exactement le contenu de l’article). Enfin je veux pas en dire plus, c’était dans le Monde, c’était inepte. Aujourd’hui, en ouvrant le blog de Libération 24 heures philo, je découvre, par hasard sur le même sujet, un billet de François Noudelmann (qui anime également Les vendredis de la philosophie sur France Culture, émission hautement recommandable). Et vraiment je suis éblouie. En quelques paragraphes d’une clarté irréprochable, le philosophe parvient à démonter toute l’entreprise, et plus loin cette tendance  qui consiste  à confondre art et provocation, engagement authentique et autopromotion. C’est-à-dire à croire sans discernement tout ce qu’une personne médiatique peut proférer  pour attirer l’attention .

Les faits. Adel Abdessemed, artiste français apparemment bien vu / bien coté, monte une exposition de vidéos où on peut le voir mettre à mort une série d’animaux (chien, cheval, chèvre, faon..) à coups de masse. Comme il se doit, les associations de protection des animaux portent plainte, en vain : le sacrifice s’est fait dans le bon droit, en toute légalité, au Mexique, pays où cette pratique est apparemment autorisée. Le scandale mousse comme il se doit et les salles d’exposition se remplissent. Ah oui, j’oubliais  :  par son carnage,  Adel Abdessemed veut dénoncer l’hypocrisie des mangeurs de viande qui ne veulent pas mettre le nez dans les abattoirs. Pour autant, l’artiste n’est ni un défenseur des animaux (on s’en réjouit) ni même végétarien. Trop facile. Quant à sa démarche, c’est un mélange assez régressif entre tartuferie et loi du talion. Surtout : les victimes le sont doublement.

Passons à ce qui m’intéresse vraiment : l’éthique. Voici quelques extraits du papier de François Noudelmann, dont je vous conseille vivement la lecture complète.

« L’histoire de l’art est faite de provocations fécondes. Mais la provocation « morale » est un genre moins esthétique que social et ses ressorts ne se limitent pas à la transgression des codes. Très souvent l’immoral n’est que l’envers de la morale : la défense de meilleures valeurs s’y cache sous couvert d’anticonformisme. La provocation morale en art recèle trop souvent la moraline. Et surtout elle se contente du premier degré de la réaction, recherchant la « bonne mauvaise conscience » des choqués.

« Si l’artiste avait eu un peu de courage, il serait allé dans les abattoirs, il aurait forcé les lieux interdits au public et aux caméras. Mais non, prudent, il est allé au Mexique où la loi autorise l’abattage à demeure, ce qui permet au filmeur d’échapper à tout procès. Un artiste, à ce compte-là, pourra exhiber dans les musées européens l’excision d’une petite fille en Afrique de l’Ouest, pour le plaisir et l’effroi du spectateur occidental. Certes l’art contemporain, après des décennies d’abstraction et d’intellectualité, a réinvesti le pathos. Mais l’affect a des complexités, des subtilités qu’ignore ce rapport immédiat à la chose. »

(…)

« Le spectacle de la peine de mort donnait autrefois de telles émotions. Le généreux Camus croyait favoriser son abolition en obligeant les défenseurs de la guillotine à assister à cette abomination. Le moraliste ignorait qu’elle attire les foules et il fallait un psychanalyste tel que Lacan pour observer qu’un meurtre commis par un individu lève un interdit et appelle une répétition. Il expliquait ainsi que le crime des sœurs Papin, accompagné de cruautés, avait suscité une forte émotion collective moins par son horreur que par le déclenchement d’un désir de mort partagé par tous et incarné par l’institution judiciaire. »

L’art au marteau : un coup de massue pour les animaux, François Noudelman.

Ni voir ni savoir

Le titre de ce billet, ni voir ni savoir, c’est à moi-même que je l’adresse en premier lieu. Impossible de regarder, difficile d’entendre les bruits, le texte, enfin j’avoue que je vais essayer de décrire un documentaire que j’ai subi, en grande partie, les yeux détournés de l’écran. Pourquoi regarder cela, ces choses lues et relues jour après jour, pourquoi me les mettre en tête,  les graver dans ma mémoire visuelle jusqu’à la nausée ? Une idée simple, sans doute fausse, mais obstinée, que, pour être en droit d’en parler, d’attirer l’attention, je dois passer par là. Cela se résume à une alternative : être une végétarienne discrète et tranquille, ne pas faire de vagues, se taire voire s’excuser quand on dérange l’ordonnance des repas, ou bien prendre conscience que le fait de ne pas consommer de viande est encore très loin du compte, à la limite,  inutile, qu’il faut encore s’informer, pousser plus loin les questions et l’investissement personnel. Aussi perturbant qu’il soit, le documentaire Earthlings me pose directement une question : qu’est-ce que tu peux faire, toi, à ta petite échelle insignifiante, pour réagir contre ça ?

D’abord l’explicitation du titre : earthlings signifie terriens. Une brève introduction trace les grandes lignes du spécisme (déjà évoquées ici) : « Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier. En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines. » (définition empruntée aux Cahiers Antispécistes). Ici, le documentaire , sur base d’une célèbre citation d’Isaac Bashevis Singer, dresse un parallèle, (voir aussi Un éternel Treblinka, de Charles Patterson), entre élevage industriel et camps de concentration ; autant dire que même au sein des groupes de D.A., cette vision extrême (et surtout très politiquement incorrecte) ne fait pas l’unanimité. Sans rentrer dans le débat, je note néanmoins que l’analogie se fonde sur la parole même des survivants, pour la plupart devenus végétariens après la Shoah, et d’autre part qu’elle a le mérite d’évacuer une fois pour toutes cette abominable rumeur sur le soi-disant végétarisme d’Hitler, pur produit de la propagande nazie,  d’une inexplicable longévité. Ceci dit, il vrai que l’un et l’autre ne sont pas comparables, à la fois qualitativement et quantitativement, dans la mesure où tuer un animal reste « moralement » acceptable (comprendre ici morale comme justification d’un état de faits), et que le chiffre des animaux tués-torturés se mesure en… milliard de milliards… La colère soulevée par cette comparaison met en évidence un point sensible dans la critique de l’antispécisme : reconnaître des droits moraux aux animaux reviendrait à remettre en question la primauté morale de l’humanité (thèse de Luc Ferry et co.). Pourquoi l’humanité devrait-elle se définir par un droit de vie et de mort sur les autres êtres vivants ? La puissance ne vient-elle pas avec un surcroît de responsabilité ? En d’autre termes, l’être humain n’a-t-il pas avant tout le devoir de protéger les animaux qu’il domine, plutôt que de les utiliser, de les objectiver ?

En ce qui concerne le noyau central d’Earthlings, je serai aussi brève que possible : le documentaire peut être visionné librement sur internet, et, pour ma part, je ne désire pas me lancer dans une cruelle énumération de scènes violentes. La démonstration se divise en cinq chapitres : 1/ animaux de compagnie (comment ils sont fabriqués, commercialisés, consommés, surproduits, abandonnés, euthanasiés ou gazés, lorsque leur nombre excède la capacité d’accueil des refuges) : 2/ élevage et abattage (comment ils sont produits, marqués, mutilés, médicamentés, entreposés, transportés et abattus dans une chaîne de souffrance banalisée et légale), pêche (c’est à tort que l’on pense que les poissons souffrent moins que les mammifères : en réalité, leur système nerveux est encore plus sensible que ceux des autres espèces); 3/ vêtements (où l’on apprend que le cuir bon marché provient de vaches exportées d’Inde – où leur exploitation est interdite – dans des conditions inimaginables. Oui toutes ces chaussures, ceintures et vestes vendues à bas prix ne sont même pas un sous-produit de notre industrie carnée!), fourrures (aucune loi pour réguler l’abattage de ces animaux-là. Résultat : des méthodes bon-marché excessivement barbares); 4/ divertissement (rodéos, corridas, cirques et chasse); 5/ science (où comment la croyance aberrante que le corps des animaux va réagir à la maladie et aux traitements comme un corps humain  justifie des séances de torture inimaginables, sans anesthésie, parfois même complètement futiles, voire immorales comme tout ce qui relève de l’expérimentation militaire). Tout ceci est loin d’être exhaustif… De nombreuses séquences ont été filmées en caméra cachée, méthode discutable et, à voir le résultat, nécessaire. On ne peut pas continuer à cacher cette face-là du monde, et à rendre l’humanité entière complice de crimes qu’elle désapprouverait sans aucun doute si elle les avait sous les yeux. Il faut trouver le courage de voir cela, que l’on soit d’accord ou non avec la position antispéciste qu’il sous-tend.

D’un point de vue critique, ai-je quelque chose à dire contre ce documentaire? On peut facilement mettre en doute mon objectivité, autant que celle des auteurs du travail. Tous des végétariens! Texte lu par Joachim Phoenix, musique de Moby… le gratin vegan américain ! Sur internet, un spectateur dégoûté prétend que ce travail ne convaincra personne, à cause de sa trop grande violence et du fait qu’il ne s’équilibre pas d’un discours sur « tout ce que l’homme fait de bien pour les animaux ». Sur la violence, je ne me prononce pas : c’est certainement une façon monstrueuse de prendre connaissance de l’exploitation animale, mais n’est-elle pas la seule efficace ? Qui va lire les livres, les articles, les rapports ? Ça prend du temps, c’est fastidieux… Voilà comment on communique aujourd’hui, on montre, on envoie le sang, les preuves matérielles et visuelles! Concernant le deuxième reproche, eh bien s’il fallait montrer « ces choses positives » (la D.A.), on verrait une petite minorité d’activistes tenter de contrer la grosse majorité de personnes qui, sous prétexte de s’occuper avant tout du bien être de l’humanité, veille en premier lieu à ses intérêts économiques. Pour un animal sauvé, combien finissent saignés, battus, mutilés, éviscérés, gazés ? Non, mon reproche vis-à-vis de Earthlings vise le manque d’informations sur les alternatives. Je sais que beaucoup croient encore que tout cela est nécessaire, pour la science, la santé,… Plus du tout!  Si l’homme, il y a bien longtemps, a eu besoin de chasser pour se nourrir, aujourd’hui on s’alimente mieux en ne consommant pas de viande. Pour la science aussi, les alternatives existent et méritent qu’on leur consacre l’énergie qui se perd, actuellement, à produire des animaux de laboratoire. Ce sont les tests dits « cliniques », rendus obligatoires en Europe pour la production de cosmétiques. Ironiquement, l’exploitation massive des animaux se retourne bel et bien contre l’homme : maladies, pollution, épidémies…  Par contre, j’apprécie que le documentaire ne fasse pas de distinction entre cruauté extrême, inacceptable (chasse à la baleine, dauphins, corridas, fourrure) et cruauté ordinaire, banale, acceptée (viande et vêtements). Car ce n’est pas l’une ou l’autre défaillance particulière qu’il faut dénoncer, mais un système d’exploitation. N’y a-t-il pas une disproportion monstrueuse entre le plaisir et le confort que nous procure l’exploitation des animaux, et l’ampleur de leur souffrance ? Ni voir ni savoir, c’est déjà  inconsciemment refuser cette barbarie.

A voir sur internet : Earthlings, Shaun Monson (2005)

Merci à Belitapol d’avoir attiré mon attention sur ce film.

Une vérité qui dérange… encore plus…

D’un côté : la viande ; de l’autre : l’animal. Entre les deux : un vide. Croire qu’un abattage dit « humain » est, sinon effectif, du moins possible, normalise la consommation de la viande. Souscrire à une viande sans souffrance.

Lire le rapport de One Voice sur l’abattage des animaux (lien), résultat d’une enquête menée pendant un an, dans des abattoirs conformes à la législation.

Je sais d’avance que vous n’allez pas même cliquer sur le lien. Pourquoi ? Pour laisser ce vide sanitaire entre l’animal et la viande, ce vide salutaire. Moi aussi j’ai la main qui tremble quand je découvre ces informations. S’il est difficile, pour moi, de lire certaines vérités, refuser de savoir m’est encore plus insupportable.

Constater que bien souvent, les protéines végétales coûtent plus cher que la viande. Dix euros le kilo pour le tofu contre quelques six euros pour la viande. Pourquoi ? Les subventions. Qui entretiennent une industrie polluante, une aberration économique, écologique et nutritionnelle. Des exploitations, qui, pour être rentables, doivent fonctionner à plein régime. Un abattage à la chaîne matériellement incompatible avec un abattage « humain ». Surtout ne pas s’imaginer que les hommes et les femmes qui travaillent dans ces abattoirs ne soient pas profondément affectés par leur tâche. Ne pas croire qu’il existe des abattoirs particuliers pour la  filière biologique : à la fin, tous les animaux se retrouvent. Et souffrent. S’ils n’ont pas notre « intelligence », leur système nerveux est souvent bien plus développé que le nôtre.

Extrait:

« En septembre 2008, la Commission Européenne a annoncé que les méthodes d’étourdissement dont les inconvénients pour les animaux sont reconnus et / ou que les scientifiques considèrent comme pénibles pour les animaux continueront d’être utilisées en raison de l’absence d’alternatives pratiques dans les conditions commerciales. »

Derrière les portes des abattoirs de France…

A voir : Notre pain quotidien, de Nikolaus Geyrhalter

et We feed the world, de Erwin Wagenhofer

Ethique et cinéma

Il est assez stupéfiant de constater que, au nom de l' »Art » ou, plus spécifiquement, pour les besoins du cinéma, certains réalisateurs se permettent une cruauté que rien, sinon leurs propres penchants,  ne justifie. Une douteuse théorie, esthétique ou philosophique, devient prétexte à l’épanchement de ce que je ne qualifierais pas autrement que pur sadisme. Les exemples sont nombreux, célèbres : Kubrick pousse à bout Shelley Duvall, dans Shining, pour obtenir d’elle l’effroi qu’il souhaite ; Hitchcock fait de même avec ses actrices féminines (Tippi Heddren, Les Oiseaux), tout comme Lars Von Trier (exemple célèbre de Björk dans Dancer in the Dark) ; dans un autre registre, Francis Ford Coppola met le feu à une forêt birmane pour Apocalypse Now, Antonioni en fait repeindre une autre en gris pour Désert Rouge ; et, enfin,  chose plus courante qu’on ne le croit, quelques cinéastes (Lars Von Trier, Haneke, Zaïmeche, Coppola…) n’hésitent pas à maltraiter des animaux,  sur le tournage, à les mettre à mort.

L’indispensable législation, qui nous vaut cette phrase rassurante, dans le générique de fin, Aucun mal n’a été fait aux animaux… n’est pas du tout universelle ;  elle relève du droit national. Dès lors, en regardant un film européen ou sud-américain, on a toutes les raisons de soupçonner que les séquences violentes que l’on nous soumet, ont réellement eu lieu.

Un artiste a-t-il tous les droits?  Que tel ou tel écrivain, peintre, cinéaste… soit une ordure, peut ne pas influer sur le jugement que l’on porte sur son œuvre – enfin c’est un autre débat. Mais je voudrais insister sur un point : lorsque l’acte problématique intervient dans le processus même de création, le spectateur en  devient lui-même otage. La responsabilité morale de chacun est engagée dans tout ce qu’il consomme et apprécie.  C’est valable pour le cinéma. Peut-on abstraire la valeur d’un film de la façon dont il a été conçu ? Non, c’est impossible.

Amoral, l’Art ? Certes – mais, une fois de plus, il faut distinguer l’œuvre et sa conception. En particulier pour le cinéma, qui joue concrètement avec le réel. Au fait, n’est-il pas, avant tout, l’art de la suggestion ? A-t-on jamais tué un homme pour les besoins d’un film policier ? Évidemment, les animaux, c’est autre chose, on les mange bien, non ? Eh bien justement, la consommation de viande n’a rien à voir avec la représentation non simulée de la souffrance animale sur écran : inutile, gratuite, facile à contourner. De la part des réalisateurs qui s’y adonnent, je ne vois donc que complaisance et cruauté malsaine.

Je n’ai pas envie de dresser la liste exhaustive, façon liste noire, des réalisateurs que j’incrimine. Je tiens seulement à signaler que ces réflexions m’ont été inspirées par des recherches sur Carlos Reygadas, auteur entre autre de Japon, où l’on peut se régaler de l’étouffement d’un oiseau, entendre l’égorgement d’un cochon, assister à une joyeuse et conviviale séance de torture sur un chiot, et contempler le cadavre d’une biche, exposant ses viscères. Ce réalisateur mexicain, diplomé en droit (et droit international des conflits) est un lecteur de Kant, de La Critique de la Raison Pure ; il n’empêche, filmer crûment ces maltraitances  sur les animaux ne lui pose aucun problème moral. Ailleurs, il déclare  ne vouloir montrer que « les visions de son imaginaire » mais, un peu plus loin, se prétend cinéaste « réaliste », ajoutant « la plupart des gens que vous croisez dans la rue sont moches. » Belle ironie, cette réputation de cinéaste mystique , due probablement à la profondeur de l’ennui que l’on éprouve en regardant ses films, surtout le dernier, Lumière Silencieuse, qui cite Dreyer, sans naturellement y comprendre quoi que ce soit.