Interrogative de part en part

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« Je poserai une question. Elle prend appui sur ce mot : folie. En général, nous nous demandons, par l’entremise de praticiens expérimentés, si tel ou tel d’entre les hommes tombe sous la sentence que porte un tel mot. A la rigueur, nous maintenons ce mot en position interrogative : Hölderlin était fou, mais l’était-il ? Ou bien nous hésitons à le spécialiser, non seulement par doute scientifique, mais pour ne pas, en le précisant, l’immobiliser dans un savoir certain : même la schizophrénie, tout en évoquant la folie des extrêmes, l’écart qui par avance nous éloigne de nous en nous séparant de tout pouvoir d’identité, en dit toujours trop ou fait semblant d’en dire trop. La folie serait ainsi un mot en perpétuelle disconvenance avec lui-même et interrogatif de part en part, tel qu’il mettrait en question sa possibilité et, par lui, la possibilité du langage qui le comporterait, donc l’interrogation, elle aussi, en tant qu’elle appartient au jeu du langage. Dire : Hölderlin est fou, c’est dire : est-il fou ? Mais à partir de là, c’est rendre la folie à ce point étrangère à toute affirmation qu’elle ne saurait trouver un langage où s’affirmer sans mettre celui-ci sous la menace de la folie : le langage comme tel, déjà devenu fou. »

Maurice Blanchot, La Folie par excellence.

La nuit étoilée, Van Gogh (détail)

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Le personnage comme palimpsteste

« Bad lieutenant. Port of call New Orleans», Werner Herzog avec Nicolas Cage (USA, 2008 – durée : 2h02)

Il y a cinq ans, la ville émergeait de l’eau boueuse dans laquelle seuls les serpents semblaient prendre plaisir à barboter ; de ses veines de vieux bois suppurait une vapeur qui, s’élevant au-dessus des toits moisis, tissait un cocon d’humidité prêt à crever, à relâcher dans l’atmosphère quelque catastrophe pire que Katrina. Aujourd’hui, à part l’eau maussadement relogée dans les bayous, rien n’est à sa place : des iguanes hébétés décorent les tables, les alligators rampent jusqu’aux autoroutes, les habitants de la ville errent, fantômes réciproques sans identité fixe. Pouls irrégulier, malaise : le poison diffuse. Eh bien qu’est-ce ? La Nouvelle-Orléans ou le cerveau d’un fou ? Une ville collectivement hallucinée ? Tout cela à la fois : un film de Werner Herzog, dont la genèse remonte à l’idée vicieuse d’un producteur malin : réécrire un personnage de fiction (le fameux Bad lieutenant d’Abel Ferrara – 1992), le remettre en mains propres (ou le transmettre comme une maladie) à des réalisateurs choisis. Pour ces faux remakes, très peu de consignes – pas même celle de s’en référer à l’œuvre originale –  mais quelques directives superficielles : s’en tenir au titre, sortir de New York… Le mauvais lieutenant devient alors un concept, un palimpseste, un corps de cinéma creux dans lequel Herzog déverse une substance épaisse et mélangée. Nicolas Cage succède à Harvey Keitel: aucun rapport entre les deux, tant mieux. N’y voir que folie furieuse et absurde irrévérence serait réduire ce personnage neuf à ses actes, alors même que, à un certain degré, il n’est que décalage, hiatus entre le geste et la conséquence, entre l’intention et la manifestation, entre l’outrage et le cynisme. Quel que soit son point de départ (le plus souvent, dans la tête du lieutenant), la focale se brise et s’effondre avec fracas. C’est une profondeur de nausée : l’image reflue. Dans une ambiance de lait tourné, les assignations vacillent, le paysage urbain discontinu, entre gratte-ciel et gratte-boue, est une projection épique de l’Amérique dans l’imaginaire d’un poète asocial. Quant aux actes scandaleux, c’est du travail d’amateur, des approximations, des improvisations parfois géniales qui cependant semblent défier en ridicule toute évaluation éthique. A elle seule, la nonchalance du lieutenant discrédite le Bien et le Mal – c’est-à-dire ce manichéisme infantile dont le cinéma d’action américain fait son fonds de commerce. Vraiment il serait vain de vouloir régler le film en une équation morale, comme il serait dommage de l’en soustraire tout à fait. Quelques glissements s’imposent  dans l’interprétation, il faut parcourir divers degrés, descendre et monter sans cesse, s’intéresser à ce faux naïf de Nicolas Cage qui, complice de Herzog, réinvente brillamment le personnage.  Avec sa démarche déboulonnée et son visage tirant vers le bas, il lui donne  des galops tordus, des ruades dérisoires, des ivresses caverneuses, un rire insensé : splendide Don Quichotte urbain, ses moulins fondent dans la poudre blanche, son héroïsme pathétique ne vise qu’à sauver —  il mue fréquemment — ses propres peaux. Bad lieutenant. Port of Call New Orleans se démarque nettement des affres religieusement kitsch de Ferrara : si ces derniers sont la tasse de thé de certains, la malice de Herzog sera, dense et perfide, une liqueur ambrée. Un liquide sombre, dans la profondeur duquel frémit l’ironie des tourments. Que dans cette ville la pourriture se livre aux orgies de la décomposition, le mauvais lieutenant reçoit tête haute dos cassé les oripeaux grandioses de la gloire faussement imméritée, car il a beau être une loque de désintégrité, il renvoie courageusement à la ville son véritable reflet, ce qui mérite bien quelque honneur de pacotille. Gorgé de références cinématographiques et littéraires, grotesque et très politiquement critique, le film provoque de grands éclats de rire, certainement pas le rire délicat qui chatouille le bout des lèvres, mais le rire perfide montant du ventre qui secoue la gorge, tapisse la langue et macule les dents, voilà : un rire qui colle, insistant, chargé d’inquiétude et d’angoisse.

Werner Herzog à la médiathèque

Bad lieutenant, Abel Ferrara

Lorsque nous vivions ensemble (2)

Confirmant que la durée se résorbe dans la répétition, ils se disputent sans fin, se séparent, se retrouvent. D’un paroxysme à son contraire, ils pourraient tenir ensemble en se désagrégeant l’un l’autre, s’épuiser jusqu’à la parodie. Si l’amour se termine toujours par des larmes / c’est certainement parce que l’amour lui-même est un réservoir de larmes – cette phrase scandée tout du long, refrain désolant, tend à devenir morose, mesquine. Ce deuxième volume de Lorsque nous vivions ensemble détermine, à rebours, le premier, lequel pose, a posteriori, les prémices d’une tragédie. La forme, qui épouse toujours très exactement le contenu, se modifie à mesure que l’évolution du couple se précise. Les cases s’élargissent et se vident, les gestes, saccadés, abrupts, réprimés ou commis à contretemps, manquent leur cible, le texte se raréfie. Dessiné de près, agrandi, simplifié jusqu’à l’épure, le visage  est bientôt détourné. Torsion du cou, cheveux défaits : disparition. Soudain, le corps malmené fait volte-face.

/ spoilers ci-dessous/

Kyôko est enceinte. C’est cela le drame, la grossesse en tant qu’interdit du concubinage, non pas naissance mais rejet, honteuse visibilité de la « faute ». On en revient au contexte, le Japon des années 70, la voie faussement dégagée d’une libération sexuelle inaboutie, laquelle stigmatise plutôt qu’elle n’émancipe. Hors du mariage, les amoureux sont voués à une déplaisante mystification sociale. Il faut mentir pour le logement, mentir pour l’emploi, mentir pour les soins – l’alternative étant : se mentir à soi-même. Tel est le cadre que dessine le premier volume, nous l’avons vu, de façon très expressive, en démultipliant les angles de vue, internes et externes, pour pister la  violence là où sans cesse elle louvoie, violence nourrie de frustrations, de désirs contradictoires, mais aussi – de reflets. Que peut faire Kyôko de cet enfant défendu ? La maternité plonge la jeune femme dans un état voisin de la folie. Voisin de la folie et non folie – la nuance est cruciale dans la mesure où le facteur social précède (induit) le trouble psychique. La violence-miroir, conjurée jusqu’ici en jeux amoureux, se concentre désormais sur Kyôko seule. Cette soi-disant folie n’est alors que l’effondrement d’un être déjà déchiré en mille morceaux. Kyôko achève de s’identifier à l’image que lui renvoie la société : concubine dépravée, coupable, indigne. La figure maternelle doit forcément se plier aux règles. Celle de Kyôko, pour cette raison, ne peut que la renier. Deux logiques s’affrontent. La mère, qui a souffert par devoir,  estime que sa fille doit également renoncer à ses propres désirs. Kyôko, encore un peu enfant, attend d’être comprise, approuvée. Dans une telle configuration, l’avortement caractérise une forme de suicide. Tuer la mère en soi. Kyôko n’a aucune force de résistance, son psychisme n’est pas aussi moderne que ses choix de vie. Sans doute se rend-elle compte assez vite qu’elle ne peut compter sur personne. Confronté à tout ce que signifie (et dénonce) son état, le personnel médical échoue dans son rôle et se fait, lui aussi, l’écho d’une morale conservatrice. Pour affronter cet état de crise, Jirô ne vaut pas mieux. Conventionnel malgré tout, il refuse la discussion, se dégage de toute responsabilité. Désormais quoi qu’elle décide, Kyôko est coupable. Et parmi les condamnations formulée à son encontre, la moindre n’est pas celle qu’elle prononce contre elle-même.

Au-delà du contexte, certes déterminant, mais pour nous révolu, Lorsque nous vivions ensemble n’en reste pas moins exemplaire d’une certaine conception de l’amour impossible. Devrait-on dire romantisme ? Qu’importent les causes, le milieu, les caractères, les circonstances : les tragédies sont là pour nous rappeler que l’amour est parfois la négation même de son essence. Il s’expose ici jusqu’à l’absurde, s’éprouve, s’arrache, se vide jusqu’au comble de la violence, mais à la fin, il demeure, entier, immense, monstrueux. Lorsque nous vivions ensemble montre cela, l’inexplicable  transcendance du sentiment. Souvent prise  dans une littéralité suffocante, cette chronique ne connaît d’autre ouverture qu’un traitement onirique, légère atténuation, faible antithèse au pessimisme sans issue. Avec grâce, les courbes d’un dessin adroit, la progression de l’intrigue en clair-obscur, les nombreuses ellipses et le laconisme des personnages créent le climat particulier d’un rêve triste. C’est dans ce ressenti détaché, suspendu, dans la vérité propre à l’irréel, dans l’abîme qu’il creuse en nous-mêmes, que l’histoire chemine, nous donnant à goûter – privilège de l’art – la jouissance de la souffrance, la beauté des larmes.

« Lorsque nous vivions ensemble », vol.2, Kazuo Kamimura

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La frontière de l’aube

La frontière de l’aube de Philippe Garrel, avec Louis Garrel, Laura Smet, Clémentine Poidatz (MK2, 2008, France).

Détaché, insulaire, l’imaginaire est une autarcie sans territoire ; toute référence, toute subordination à un soi-disant « réel » le conjure aussitôt, comme le regard impatient d’Orphée sur sa bien aimée la fait disparaître à tout jamais. Quel rêve, si prégnant, si précis dans la mémoire, ne se révèle pas  insaisissable, qui, à mesure que le discours tente de s’en emparer, se disloque, se volatilise ? Au cinéma, en littérature, l’imaginaire ne se construit pas, il apparaît, il surgit au cœur même du quotidien, du réel, double familier ou traître reflet. D’emblée on le perçoit – ou on l’ignore, qu’il nous attire ou nous repousse. Il n’y a pas d’entrée. Pas de clés, pas d’explications, pas de traduction. Les sensibilités individuelles font que les uns s’y retrouvent aussitôt – et s’y trouvent bien – et que les autres, restés dehors, se moquent ou se fâchent. Les œuvres les plus cohérentes, d’un imaginaire dense – hermétique – sont celles qui divisent le plus. On évoque Lynch, mais on peut parler de Philippe Garrel, dont La frontière de l’aube est l’objet des critiques les plus contrastées.

Par son esthétique sombre et romantique (en noir et blanc) et son climat voluptueusement décadent, La frontière de l’aube rappelle l’univers d’Edgar Allan Poe. Non pas « modernisé » ou « actualisé », c’est entendu, l’imaginaire est hors du temps, et les accessoires qui semblent parfois devoir le soumettre à une temporalité définie ne sont que les indices de la porosité des  époques. Comme chez le poète américain (mais encore, chez tous les conteurs raffinés de la fin du XIXème siècle, Théophile Gaultier, Villiers de l’Isle-Adam, Nerval…), les êtres passionnés se consument et se contaminent ; l’amour, dont témoignent des spectres parés du désir comme d’un suaire, ne se mesure qu’à l’aune de la mort. La frontière de l’aube est un récit fracturé. Premier acte : la rencontre entre François (Louis Garrel) et Carole (Laura Smet), leur passion fulgurante (quoique conventionnellement proustienne, cf. la théorie des « essuie-glaces »). Rupture : le suicide de Carole. Deuxième acte : François s’épanouit auprès d’Eve (Clémentine Poidatz), il apprend vaillamment la « vie de couple ». Dans les interstices de ses doutes, de ses peurs, Carole revient, son fantôme – en est-ce un ? – mémoire des promesses, invitation à la fuite…

La stylisation du récit, et la caméra rivée sur les visages, loin de confiner les personnages à leur rôle tragique, définit, en profondeur, le cadre d’un mystère. Il est remarquable de constater à quel point une esthétique aussi raffinée peut provoquer, à rebours, une telle approximation dans les actes, produire tant d’incertitudes, de questions. S’il y a un au-delà, plus sûrement encore il y a un en deçà : on se couche, on rampe, on vacille, on tombe. Par accident ou volontairement ? Les questions les plus simples ouvrent des brèches, des plaies par lesquelles les amants transcendent leur finitude. Ne faisant qu’une seule prise, Philippe Garrel restitue la profusion énigmatique de l’instant, régénère la matrice du réel. Comment le spectateur pourrait-il se figurer une vérité qui échappe aux personnages eux-mêmes ? A leur disposition, ils n’ont que paroles creuses et gestes maladroits. François (qui est photographe) aime les images. Carole-l’actrice ou Carole-le-fantôme. La femme, de chair et d’angoisse, excède sa nonchalance. D’ailleurs, il ne s’agit pas de l’envisager sous un angle moral, ni même d’en faire un pâle héros romantique, mais, alors que la photographie du film tend clairement à cette idéalisation, de révéler son inconsistance, de l’épuiser jusqu’à la transparence. Originellement, la tragédie qui vise à éveiller un sentiment métaphysique, ne cherche pas à affliger. La frontière de l’aube ne se réduit évidemment pas au conflit amoureux. De l’intérieur, insidieusement, l’imaginaire que le film ressuscite, fissure les apparences, faits et rêves confondus, et propage une angoisse définitivement insoluble.

La frontière de l’aube, de Philippe Garrel

A lire aussi le commentaire de Comment 7 : Ma sorcière bien aimée

Je est un autre…

D’une certaine façon, Cure est aussi un film-miroir – en réalité il n’est que miroirs. Les personnages échangent leur reflet, jouets d’une  sinistre réciprocité que la mort achève vainement. En tant que moteur narratif, l’hypnose est le lien, le nœud, le catalyseur ; elle expurge le mal endémique, plus encore elle le transmet,  le renforce. Vecteurs terrifiants d’innocence –  petite flamme affolée dans la pénombre, eau limpide qui s’écoule goutte à goutte – les phénomènes naturels deviennent objets de fascination qui incorporent au réel son répugnant refoulé. En une succession de tableaux sidérants et cendreux qui évident le temps et l’espace comme s’il n’existait nulle autre dimension que l’angoisse, Kiyoshi Kurosawa raconte très simplement l’histoire d’un jeune amnésique ne possédant qu’une seule qualité, celle de lire et d’activer l’inconscient d’autrui. Ceux qui, par hasard et par malheur, croisent sa route, finissent tous par commettre le crime désirable et défendu, qu’ils signent d’une croix. C’est aussi le cheminement intime du policier dédoublé, la dérive de son épouse vers l’amère folie, et la tentative légèrement ridicule d’un psychiatre pour arraisonner le surnaturel aux théories instruites. Enfin, ce très beau film se lit par transparence, permettant que la société s’y reflète autant que l’individu ; mais alors, à la place de son visage, le miroir risque de lui renvoyer celui d’un inconnu – lui-même.

Cure, de Kiyoshi Kurosawa, avec Koji Yakusho et Tsuyoshi Ujiki (1997)

Shock Corridor- portrait de l’artiste en fou.

Shock Corridor ne fait pas mentir l’idée que l’asile est le catalyseur de folie qui parachève l’aliénation amorcée par la société. Une règle de trois : la passion cède à la fureur, la rage inverse la personnalité, l’homme devient son antithèse. Équation relativement courante, vérifiable jusqu’au miroir. J’aimerais prétendre avoir été bouleversée, et prélever de mon ventre un vocabulaire convainquant. Mais après avoir vu – et osé revoir – Inland Empire, je ne peux plus souscrire à une représentation aussi cloisonnée de la folie. L’homme sain peut à tout moment basculer dans la déraison, c’est ce que montre Shock Corridor – dialectique dérisoire que Lynch  épuise à chaque image. Dans Inland Empire la folie est illimitée – autant dire qu’elle  n’existe pas. Sens et non-sens se confondent, le reste n’est que proportion.  Inland Empire est un pur chef d’œuvre de réalisme.

Dans son domaine, certes plus restreint, Fuller réussit un film grandiose. Par l’intermédiaire de son personnage principal, journaliste ambitieux au physique interchangeable de jeune premier américain,  il investit plusieurs niveaux de discours. C’est évidemment un film policier, même si l’intrigue à cet égard se révèle assez molle, le journaliste infiltre l’asile pour résoudre un crime. Psychologique :  il choisit l’inceste comme déviance, et s’accuse de désirs  fétichistes vis-à-vis de sa soeur, rôle tenu devant les médecins par sa maîtresse, une strip-teaseuse très chic, sorte de  Marlène Dietrich avec un coeur et un cerveau. On ne sera pas surpris de voir le fantasme l’emporter sur la femme réelle dans la tête du pauvre homme…  Sociologique (et politique) : par le biais des autres patients sont abordées diverses thématiques, telles que traumatisme de guerre, racisme, recherche scientifique, communisme, etc.  Plus insidieusement se pose la question suivante: l’ambition n’est-elle pas déjà une forme de folie ? Mythologique : des hallucinations sidérantes de beauté convoquent des figures immémoriales  et apocalyptiques. Car au-delà de tout ce que j’ai décrit jusqu’à présent, Shock Corridor est un film d’une rare magnificence. Un noir et plan contrasté, des obliques et des diagonales expressionnistes, une construction complexe mais toujours lisible  : l’esthétique confine à la perfection. Ce petit texte, sachez-le, ne présente qu’un léger murmure en regard de tout ce qui s’écrit sur ce film.  Pour ma part, l’abondance me refroidit et me fait fuir, c’est pourquoi je ne parle généralement pas des œuvres suranalysées. Au terme de ces quelques lignes, si je devais poursuivre sur une quelconque lancée que ma lenteur d’écriture démentirait aussitôt, je discuterais avec plaisir de l’auteur, Samuel Fuller, personnalité remarquable, excessive, paradoxale, chaotique, démesurée. Mais là encore, il vaut mieux ne pas en souffler mot : Shock Corridor est sans doute aussi un auto-portrait.

Shock Corridor, de Samuel Fuller (1963)

Inland Empire, de David Lynch (2007)

Zones extérieures d’enfermement

Murs, barreaux, cloisons, frontières et remparts: ces représentations évidentes de l’enfermement sont considérées comme les balises, implacables certes, mais nécessaires, au dimensionnement de l’espace, à sa cohérence. Abrasive, hostile, leur présence serait alors l’ombre indispensable  indiquant qu’au-delà, tout est libre, infini, ouvert. Si cela était, le monde, partagé en deux comme par une ligne d’horizon, serait d’une simplicité linéaire, duelle, utopique : par la mise en situation d’un enfermement à l’extérieur, trois cinéastes nous disent exactement le contraire.

Afin de se défaire de l’illusion, il faut d’abord s’y perdre. Ainsi commence la longue marche de Gerry une route, quittée pour un chemin, lui-même trahi pour un raccourci. Tout est très flou, dans ce début de film, il y a bien deux personnages – qui se nomment mutuellement Gerry -, un but, imprécis, un lieu: le désert. Les mêmes prémices vagues, purement directionnels, introduisent Stalker:  un guide accepte de conduire deux autres personnages, un écrivain et un physicien, dans la Zone, espace mystérieux, interdit. Une fois franchie la frontière du territoire défendu, les chemins s’effacent, l’itinéraire se reformule à chaque instant. La ville qui circonscrit le troisième film, Keane,  réunit les caractères du désert et de la Zone: aussi bien tabou – le vagabond désinstalle la ville, l’abaisse au niveau de la rue, lieu de passage et non de vie – que désert, c’est-à-dire l’infini, l’inhumain qui ravale l’être au néant. Pour Keane, qui recherche fiévreusement sa petite fille, la géométrie s’efface, la ville devient un brouillard incompréhensible.

Trois personnages éponymes, trois quêtes – on attend de ces films qu’ils se tendent comme des fils tangibles entre leur situation de confusion initiale et sa résolution, indifféremment positive ou négative. En vain, les fils se décousent, ne mènent à rien : il n’y a pas d’itinéraire, encore moins, peut-être de réalité objective. Qu’est-ce que la Chambre des Désirs, que convoitent tant les personnages de Stalker ? Quelqu’un l’a-t-il jamais vue ? L’objectif de Gerry, ce point mythique dans le désert, existe-t-il vraiment ? Cette petite fille que recherche Keane, dont il tient une photo prise d’un article de journal, est-elle la sienne ? Nul ne sait. Les désirs relèvent du domaine de la foi, ou de la folie. Très vite, au milieu du désert, dans la Zone ou dans la ville, les repères s’évanouissent.

Gerry se retrouve perdu dans le désert. Chaque fois que, se fiant à ses yeux et à sa mémoire, il croit déceler une piste; chaque fois que, sur foi d’une théorie inventée à l’instant, il repart, sûr de lui, gonflé d’espoir; chaque fois enfin que, tel Ulysse, il se flatte d’utiliser la ruse pour  retrouver son chemin,  il ne fait que s’égarer davantage. La caméra, d’abord tenue à bonne distance, se rapproche insidieusement de lui, jusqu’à lui coller à la peau, avaler sa respiration, boire sa sueur. Lorsqu’elle s’écarte à nouveau de lui, le paysage qu’elle embrasse est sidérant, sublime mais terrible. Ce va-et-vient de l’humain au grandiose souligne une seule et même idée: Gerry est pris au piège. Quelle que soit la direction qu’il emprunte, il s’enfonce; quelle que soit la pensée qui lui vienne à l’esprit, il devient fou. L’épuisement, la soif, la faim – la nature, sa profonde tranquillité, dont la beauté semble parler au cœur même de l’homme qui la regarde,  ne révèle qu’indifférence et dureté. Quel est ce lieu incompréhensible, métaphore paradoxale de la liberté, dont on ne peut plus s’échapper ?

Cette reconfiguration de la nature, qui change de visage lorsqu’on s’y abandonne, définit intensément la Zone. Contrairement aux deux hommes qui l’accompagnent, le Stalker la considère avec crainte, déférence, il lui voue un respect religieux fondé sur l’effroi. L’écrivain et le physicien ne l’envisagent pas ainsi: leurs peurs sont petites, mesquines, momentanées, reflets d’esprits étroits, égoïstes. Ils moquent l’attitude de leur guide, persuadés de pouvoir ignorer des obstacles qu’ils jugent imaginaires. En dehors de la Zone, la réalité est bien différente: en noir et blanc, on devine un monde industriel, sale, froid, exigu. La Zone, avec ses couleurs, sa terre grasse, son eau transparente, ses vents, ses feux, contraste par la sensualité, mais elle n’est pas moins inquiétante que la ville et la contrainte qu’elle exerce sur l’homme est peut-être d’autant plus terrible que moins identifiable, irrationnelle, inconcevable. Il arrive que des visiteurs y laissent la vie, mais rien de ce que l’on en raconte n’est jamais sûr, les causes restent toujours cachées. Peut-on vraiment la comprendre sans folie ?

Keane se confine au milieu urbain. Mais, nous l’avons dit, vécue en marge, dans l’ignorance des codes et des fonctions assignés aux éléments qui la définissent, la ville revêt un caractère sauvage, proche de la nature. Comme dans Gerry, la caméra se plaque contre la peau, suit le personnage dans chacun de ses mouvements, capte son souffle, sa fièvre, produisant une sensation de claustration aiguë. Flagrantes, errance et folie s’affirment d’emblée: Keane s’expose, frénétique, éperdu, captif de son délire. Cet état d’égarement constitue en quelque sorte le nœud crucial des films Gerry et Stalker, le moment clef où toute action, toute pensée, toute perspective bascule dans le néant, devenue soudain absurde, vaine. Le réel se désintègre sous leurs yeux. Cette folie est évidemment présente dès le départ, latente, c’est elle qui a motive leur désir de rencontrer le désert, ou la Zone. Si, dès le premier plan,  Keane affiche un comportement déréglé, la ville, chaotique, béante, prête à l’avaler sans lui offrir le moindre refuge, approfondit son mal.  Le monde dans lequel se perdent les trois personnages évoque une seule et même réalité, qui n’est que l’extériorisation de leur propre mental. Mais c’est aussi une forme de liberté qui, contre eux,  se révulse en violence.

Finalement, Keane, Gerry et le Stalker agissent tous les trois de la même façon: ils assignent arbitrairement un sens à certains indices trouvés par hasard, ils se parlent à eux-mêmes, n’ayant cesse de se rejouer une scène primitive parfois connue (l’enlèvement dans Keane), devinée (la mort du « frère spirituel » dans Stalker ),ou diluée dans l’inconscient collectif (évocations laconiques d’actualités médiatiques dans Gerry). Ce bouleversement passé, genèse de leur histoire, a déjà altéré leur esprit; la folie n’est jamais que le révélateur, tardif mais inéluctable, d’un constat désespéré sur l’état du monde. Tout se passe comme si la perte du sens entraînait inévitablement la dissolution de l’humain, et l’apparition furtive, mentale, de nouvelles limites, mouvantes, imprévisibles et cruellement  individuelles.

Filmographie :

Stalker, Andreï Tarkovski

Gerry, Gus Van Sant

Keane, Lodge Kerrigan