– Ma forêt –

Ma forêt

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Je marche

Bien aimée je marche

Dans l’illusion de tes chemins

Laissant à ton effet

De hauteur de surface

Le soin de me porter

Et celui de m’apprendre

Par-delà le dire des cartes

Les motifs insinuants

Les conscientes bifurcations

Ce tracé de sens

Qui secoue la canopée

Comme une grande chevelure

Dense inquiétude

Rivée à ce ciel secondaire

Foisonnant de rêves

Je marche

Dans ma propre absence

Devêtue d’un monde

Si peu nécessaire

Qu’aussitôt j’oublie

Tout ce qui me limite

Et cependant je m’élance

Foulée vive tu me ressens

Deux abîmes

Entre nous j’en vois davantage

Je ne sais te traversant

Qui est traversée

Des râles des soupirs quand

De mille lèvres contradictoires

Advient ce que tu me confies

J’écoute et soudain tu te tais

Veux-tu à ce point

Que s’invente

Le dehors de tes replis

Corps de terre

Corps d’argile je

Me conduis

Selon ton désir

C’est par la pensée que

Bien aimée je marche

En toi non en ce que tu es

Résonne

L’innombrable de l’esprit

Tu m’étreins sans

M’ouvrir aucun accès

Pourtant je te connais

Ivresse élémentaire seule démesure

À hauteur de ce qui ailleurs

Se dit excès

Titubant je marche

Entre tes dents j’ai de la fièvre

Bien aimée avale-moi

Ta chevelure fumante rousse et verte m’intoxique

De visions hors desquelles la fadeur domine

Et me désespère

Bien aimée je marche ne me laisse pas

Parenthèse te refermer

À la vérité c’est l’inverse

Captive de ce que

Tu défais

Je marche bien aimée

Je m’enfonce

Dans tes ornières dans

Tes ombrages tes terriers

À cet endroit certaine enfin

De ne pas me retrouver

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Je vous écris d’un pays lointain

Le côté cartésien de la Sibérie, c’est que le voyageur

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allant droit devant lui

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est toujours sûr de se perdre

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dans une forêt.

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Le proverbe sibérien dit

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que la Forêt vient du Diable

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Le Diable fait bien les choses.

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Captures et citations : Chris Marker, Lettre de Sibérie (1957)

Le titre, « Je vous écris d’un pays lointain », filé en anaphore « Je vous écris du bout du monde », « Je vous écris du pays de l’enfance », « Je vous écris du pays de l’obscurité »  fait référence au poème de Henri Michaux, Lointain intérieur.

Scènes de chasse au sanglier/Claudio Pazienza

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En autodidacte confirmé, Claudio Pazienza n’hésite pas à infléchir le documentaire vers la performance. Érigée en protocole expérimental, son obsession est de confronter diverses approches du réel tout en laissant celui-ci dans la marge. Aussi bien, du réel comme d’un père, comme de l’origine ultime de toutes choses garant de leur sens, il s’agit de faire son deuil. À l’écran, le verbe et l’image, langages ordinairement complémentaires, se donnent la réplique. De facto, ils se compromettent, déçoivent, non sans produire des étincelles, quelques fulgurances poétiques – fruits délicats d’une sensibilité qui tâtonne. Les déplacements convulsifs, promenades, allers-retours entre la Belgique (terre d’adoption) et l’Italie (terre natale) n’y peuvent rien ; en variant les instruments d’optique et les points de contact, Pazienza ne progresse pas plus qu’un cœur qui bat, qui balbutie, bégaie. Une habile obstruction du « je » permet l’anaphore d’un « tu » pluriel et réfléchissant. Poinçonné de « Tu dis », le film en tous sens se vaporise : « Tu dis, tu dis touche. Tu dis non. Tu perds le fil. Tu dis approche-toi, réellement. ». Perdue, l’origine de la langue et des images définit la plénitude jamais atteinte. C’est un arbre, mais un arbre nommé, photographié, intériorisé. C’est l’idée d’un arbre, la métaphore d’un arbre jaillissant d’une poitrine. Ou le dessin d’un sanglier. Traqué, abattu, saigné, dépecé, consommé, empaillé, porté sur les épaules comme une croix. Se livrant à une sorte de psychanalyse, régressant des noms aux choses, de leur saisie aux outils de capture, de la connaissance à la sensation pure, du figuré au figural, l’auteur rumine la mort de son père. Que reste-t-il, qu’est-ce qui disparaît ? Un corps sans vie, de la vaisselle à briser, une maison à vider, des souvenirs personnels. Des signes seulement, des signes. À ce rythme, l’anamnèse devient une chasse aux formules, une posologie du questionnement. Pazienza est un contempteur mélancolique mais persuasif. Par sa voix murmurante et ses visions très arrangées, c’est lui, en définitive, qui occupe la totalité du champ. Serait-ce que son intention lui échappe et se fasse plus grande que lui ? Cette jouissance simple qu’il semble appeler de ses vœux (idiotie dirait Clément Rosset, les choses collées à elles-mêmes), sa poétique ne la rend pas davantage possible. Reste donc, remède au deuil, un geste cinématographique et quelques éclats aussitôt convertis en signes.

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Pazienza

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Claudio Pazienza, coffret dvd Fragments d’une œuvre 1997-2011, docnet.

Site de Claudio Pazienza

L’Été de Giacomo / Alessandro Comodin

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Être sourd ne signifie pas être affecté d’un défaut. C’est la possibilité, la chance peut-être, de percevoir le monde autrement. Avec l’été et l’adolescence, la surdité permet une légère dérive utopique. La première séquence donne le ton : présenté de dos, implants bien en vue, Giacomo joue de la batterie. En tant que surface d’opposition, ce dos montré frontalement pourrait faire de la surdité le lot du commun : nous sommes tous sourds. Conciliante, cette image en entraîne une autre, qui la bloque. Giacomo c’est un diable. D’un côté il brouille les limites, annule les différences, de l’autre il génère du désordre, hérisse la généralité qui menace. Pure dépense, bruits. Il bondit des espaces auxquels il semble par nature assigné. La forêt, par exemple, lui va à merveille – n’est-il pas sauvage ? Il se récrie. Sa peau trop fine, trop délicate, refuse l’état de nature. La volupté est de son âge. À peine s’y enfonce-t-il un peu (image de la boue) qu’il fait trois pas en arrière : dégoût, enfantillages. De fait, la jeune fille qui l’accompagne, est un souffre douleur, voire quelque chose comme une sœur, une amie d’enfance… Le corps, la chair juvénile, la vigueur et la santé, s’effondrent en manies et embarras d’hygiène. Contradictions sur confirmations, Giacomo est tout sauf le modèle d’un roman d’apprentissage, d’une fable. Il n’est pas même le héros de sa propre histoire. Quelle histoire ? Que sait-on de lui ? Peau, salive, boue, eau, feuillage, épines, à travers lui l’été est en constante mutation. Le naturel disparaît comme un référent dès lors que frappé de surdité, il ne désigne plus guère qu’un amas complexe, bruyant, réfractaire. L’authenticité, c’est l’ultime assignation qui tombe. Alors, qui est ce Giacomo qui ne répond à aucun programme, qui ne remplit aucune condition, pas même celle de son âge ? De qui, de quoi est-il le sujet ? Pour le savoir, il faut se tourner vers le réalisateur, Alessandro Comodin. C’est-à-dire, s’écarter du film (rompre le contrat de croyance). Sans surprise, on apprend que le personnage est un personnage. C’est-à-dire une fiction. Mélange de souvenirs personnels, d’idées toute faites, de littérature, bref, rien d’autre que du cinéma. Serait-on tenté de jeter l’être avec l’illusion, de se désintéresser de Giacomo sous prétexte qu’il ne colle pas à ce qu’on imagine devoir lui revenir – le réel ? Peut-être. Mais ne ne dit-on pas aussi que toute fiction est un documentaire sur son acteur ? Réversibles à l’infini, les rapports entre un auteur et son sujet, entre le réel et sa représentation, renvoient au pari du cinéma dit de vérité : l’auteur assume son point de vue, assume le fait qu’il se trouve mêlé à qu’il filme, qu’il lui donne chair. En Giacomo, différents bouts de réalité et de subjectivité sont appelés à se rejoindre, faisant de lui un personnage plus vrai que nature.

L’Été de Giacomo, Alessandro Comodin (2011)

– avec Giacomo Zulian et Stefania Comodin –

De l’ambiguïté – Tomboy de Céline Sciamma

L’ambiguïté en annexant les contraires embarrasse les limites, et finit par les ronger. Son pouvoir de fascination tient à qu’elle complique les rapports simples. Si accueillante qu’elle paraisse, elle n’est jamais neutre mais délusoire, riche, entière, mais sans prise, ne s’ouvrant pas tant elle-même que résumant sa complexité en une surface miroitante. N’ayant ni forme ni état ni genre définis, ni même tout cela à la fois, l’ambiguïté divise, dérange, tend à faire le vide en elle et autour. Comble de confusion, en ce tout à la fois qu’elle désavoue aussi, il n’y a pas plus d’harmonie que de projet, c’est désespoir de son propre devenir. Souvent réduite aux crispations qu’elle génère, résistance passive décrite et décriée de l’extérieur, il faut presque en faire l’expérience pour entendre ce qu’elle a à dire. Ou plutôt : en prendre conscience, l’adopter comme regard sur soi. Partant, c’est ce que nous propose Céline Sciamma avec Tomboy, second film après Naissance des pieuvres. L’entrée en matière est une apparition, celle de Laure, âgée d’une dizaine d’années, qui, cheveux coupés court, chemisette, bermuda, gaillarde et d’une désinvolture très étudiée passe sans peine pour un garçon. Apparition n’est pas un vain mot : tant d’antagonismes réunis en un seul être produisent un effet saisissant. Dans cette chronique estivale qui a le bon goût de rester anodine (surtout pas exemplaire), l’ambiguïté circule et se diffuse, difficile de savoir si Laure la cristallise ou la propage. Peu importe, elle se présente sous son meilleur jour, pleine et sans drame sinon, nécessairement, celui de son devenir forcé. Face à un personnage aussi trouble, le spectateur connivent n’en est pas moins dubitatif : Laure est un de ces êtres secrets sur lesquels les interrogations s’irritent et les désirs s’exacerbent. Mais la présenter comme une transparence sur laquelle le monde viendrait se cogner pour voler en éclats reviendrait déjà à prendre parti, ce que Céline Sciamma évite judicieusement. C’est un réel où tout s’intervertit, dévie légèrement, semble vouloir donner raison à Laure. D’une certaine façon, elle est bien ancrée, elle correspond. Son naturel forcerait presque le réel à se contredire, c’est-à-dire à révéler son ambiguïté foncière.  Laure, rompue à l’analyse et intuitive, a le génie des situations. Ce n’est pas une asociale, une fille mal dans sa peau, un de ces personnages qu’un mûrissement précoce voile déjà d’aigreur. Au contraire. Tant qu’elle se donne comme elle le sent, vivacité, courage, intelligence, elle s’intègre merveilleusement. Il n’y a pas jusqu’à la forêt qui ne participe de cet état de grâce où chaque coup d’audace semble devoir être récompensé selon son mérite. Par la forêt, l’ambiguïté dit le vrai de la nature, mais à cette évidence s’en ajoute une autre, précieux raccourci : la forêt importe un imaginaire consacré, celui d’un lieu mouvant, terrain de jeu et jeu du terrain : matières qui s’absorbent et se rejettent, qui s’échangent et se différencient. Oui, la forêt donne accès à l’immédiat du conte, mais que l’on se rassure : Tomboy y puise bien davantage pour ne garder, du merveilleux enfantin, qu’un frémissement de mémoire.

Céline Sciamma a-t-elle délibérément rejeté l’équivalent français du mot tomboy pour titrer son film ? Il est certain que l’emploi de l’expression garçon manqué n’aurait pu qu’offusquer son propos. S’il s’agit par là de qualifier l’être d’une fille qui, par hasard – le hasard a ici toute son importance car il évacue d’emblée tout soupçon de posture, de revendication -, par hasard donc se fait passer pour un garçon, le manque, en l’occurrence, n’est pas en elle. On pourrait mettre ceci en parallèle avec la tradition japonaise, selon laquelle l’enfant, en deçà d’un certain âge, est comme un petit dieu. Il y a bien quelque chose de surnaturel chez Laure, d’irréductible à la science des hommes. Et c’est un excès. Son ambiguïté se traduit par un trop-plein. Elle est indépendante mais sociable, fille mais garçon, robuste mais frêle, crâneuse mais attentive, etc. Raison pour laquelle elle n’a pas plus de prise sur le monde qu’il n’en a sur elle. Sans doute est-ce à cet endroit que ça fait mal : Laure doit trouver le moyen d’exister pour autrui. Le manque est donc la conséquence de ce trop-plein, besoin de reconnaissance, de sortir de chez soi. Or le monde lui répond en lui demandant moins que ce qu’elle peut donner. Il n’y a que dans sa relation avec sa petite sœur que les choses sont plus ou moins équilibrées, parce qu’elles reposent sur des conventions entendues. Par ailleurs la complémentarité n’est pas souhaitable pour celle qui se complète trop bien, elle n’est pas découpée et calibrée comme ces pièces du puzzle que la petite sœur emboîte d’un air distrait. Elle, elle veut s’éprouver, se dépenser. Donner tout ce qu’elle a, tout ce qui bouillonne. Mais le don de soi réclame une forme. Il ne lui suffit pas d’être pour exister dans le regard des autres, il faut qu’elle se compose une identité. Qu’elle se réduise. Cela commence avec les parents, il faut mentir un peu. Franchi le seuil de la cellule familiale, il faut mentir un peu plus. Et avec l’amoureuse, mentir tout-à-fait. Ainsi Laure ne décide-t-elle pas de se faire passer pour un garçon, elle répond à l’interpellation d’une autre fille qui, l’apercevant pour la première fois, éblouie, lui attribue un genre selon son désir. Pour exister dans le regard d’autrui, Laure doit apprendre à répondre aux attentes, à les anticiper. Mais à cet âge, dans ce film, ce n’est pas si grave. Illustration par la petite sœur, laquelle saisit immédiatement l’opportunité que Laure devienne un grand frère, à admirer et à faire admirer. Ainsi, elle fait plus que s’accommoder d’une projection a priori fausse, en tout cas réductrice, elle y arrime ses propres fantasmes. Laure ment par omission, et cette mise en forme convient à tous, tant que le caché reste caché. Si, pour répondre au monde, Laure n’a pas d’autre choix que de se manquer à elle-même, c’est que l’ambiguïté, infiniment riche de sens, le permet. La réponse de Laure n’est pas seulement partielle, elle n’est qu’un semblant. Une robe accrochée à de hautes branches, un sourire énigmatique sont signes qu’elle ne s’y résout pas.

Céline SCIAMMA, « Tomboy », avec Zoé Héran, Jeanne Disson, Malonn Lévana, Sophie Cattani, Mathieu Demy. France, 2011 (durée : 84’)

Sorrow is just wore out joy

La première séquence d’Old joy illustre un été idéalement accessible, assez fade malgré la bonne réputation de l’été en général, rien qu’une langueur bien proportionnée, une aquarelle, l’ennui dans un joli cadre. Vus de près, tout à leur tâche singulière les insectes chavirent les fleurs, l’humidité allaite les végétaux, les oiseaux se replient sur un coin de toit : toutes ces petites vies obstinées se fondent dans l’illimité de l’infime. Autant d’occurrences qui échappent, pour l’essentiel, à l’attention du promeneur. Non qu’il soit inattentif, ou indifférent. Simplement la forêt subjugue ses hôtes, les absorbe sans se laisser posséder. Cela est vrai aussi pour la ville, le désert, quelque lieu que ce soit ; ces grands corps ne sont qu’étreinte et indétermination. Différent du promeneur ordinaire, le cinéma possède les moyens de sa fascination. Il furète, isole, amplifie, réinvente l’identité d’un territoire, ce qui revient à en recueillir quelques morceaux, la totalité restant insaisissable. Ensuite la précision de l’image excède les capacités du regard, et le décalage subsiste, entre une netteté irréelle (encore subjective), et la faible attention qu’elle reçoit. Dans Old joy, le paradoxe est intégré au filmage, de sorte qu’il suscite deux forêts, l’une glissant sur l’autre comme les séquences d’un rêve, sauf qu’ici, c’est l’image intérieure qui chasse l’image réelle… La forêt substantielle, trop opulente, s’estompe avec le mouvement de la marche. Les promeneurs l’effacent, la relèguent à l’arrière-plan ; parasités de préoccupations domestiques et mutuellement distraits, ils cheminent dans un brouillard végétal. Retraite équivoque, voici  la forêt mise, tantôt en valeur, tantôt en déperdition.

La marche, qui agit comme un filtre, et un catalyseur, affecte les perceptions, elle décante la pensée, la précipite, la jette dans un état de précarité. Sur ce présupposé, la trame d’Old joy est très réduite, d’une consistance presque factice : une nuit et un jour, le temps d’une randonnée, des retrouvailles entre deux amis (Mark et Kurt). Illustration même du cheminement limité, clin d’œil à l’illusion d’une vie en continu. Une lecture possible consisterait à expliciter, très schématiquement, les différences qui opposent les personnages – analyse des caractères, modes de vie et considérations sociologiques. Approche raisonnable, qui cependant tourne court. Les flux de discours qui balisent le film, débats radiophoniques, conversations, bribes téléphoniques, s’entrecroisent de telle sorte qu’ils s’annulent, se court-circuitent. Alors que s’esquisse un désordre  généralisé, l’essentiel c’est la promenade… A partir de là, Mark et Kurt rappellent d’autres couples de marcheurs, Wendy & Lucy (de la même réalisatrice), les innombrables vagabonds de Beckett, les Gerry de Gus Van Sant, le Roi de l’évasion et sa belle amoureuse, tous, évidemment sous la figure tutélaire de Don Quichotte et Sancho Pança…

Mais il faut distinguer errance (Gerry et les personnages de Beckett)  et déambulation. L’errance est sans assignation ni contrepartie – nul ailleurs, plus d’ambition, c’est le degré zéro de l’existence. L’individu a perdu sa propre trace dont il cherche encore l’écho dans l’espace dilué. La déambulation se caractérise par un va-et-vient, un aller-retour : hoquet de l’individu qui se sent disparaître, piétine, se rejette de l’intérieur à l’extérieur. Parcours concret voire trivial : les zones opposées polarisent la montée du désir, entre attachement et affranchissement. De l’un à l’autre, la marche fermente la réflexion. Dans Fish Tank, la cité s’inscrit à la limite de la banlieue où commence la campagne, une nature ingrate, sauvagerie de la friche.  Même type de paysage dans Wendy & Lucy, au bord de la voie ferrée, quelques arbres, la broussaille, les confins de la ville pour les exclus du système. Dans Old joy et dans Le roi de l’évasion, cette topographie se présente sous un jour moins sinistre, quoique encore marginalisant : la forêt est le cadre d’utopies sexuelles : source chaude, dourougne… Ces zones extérieures, extra-urbaines, vaguement sauvages et parfois belles (bien que, nous l’avons vu, la beauté du paysage ne soit pas jamais pleinement appréciée) surgissent comme un sursaut de vie, irrigué d’un désir que la forêt fait monter par métaphore. Même s’il n’y a, en réalité, pas lieu de fuir et rien à rejoindre, on s’aperçoit que la nature décrit une figure abstraite, en aparté,  une figure composée de signes, de sensations, d’éléments pourvus d’ombre et dénués de repères, dans la matière taciturne, d’empreintes pressées, abstraites car toujours déplacées. Sans destination, le cheminement des personnages devient une enjambée sur le néant, pire, un cercle vicieux. Autant laisser la terre telle quelle, laisser là les impressions visuelles et olfactives, les laisser s’insinuer, autant se laisser aller. Puisqu’à ce qu’il semble, ce n’est pas tant le lieu, forêt ou ville, qui importe, que leur différentiel, dans la distance, l’écart, le fait de se maintenir en mouvement – nommément : la marche.

Sorrow is just wore out joy : citation extraite de Old joyLa tristesse c’est de la joie usée.

Kelly REICHARDT, « Old Joy » ,« Wendy & Lucy » (photo 1 et 3)

Andrea Arnold, « Fish tank » (photo 4)

Alain Guiraudie, « Le roi de l’évasion » (photo 2)

Gus Van Sant, « Gerry »

Antichrist : conjurer la femme en sorcière.

A propos d' »Antichrist », Lars VON  TRIER, avec Charlotte Gainsbourg et Willem Dafoe (DVD M6, 2008 – durée 109′)

La sorcière et les trois mendiants

Une idée folle, une idée grotesque,une répulsion qui n’engage a priori que l’auteur, par la force d’un transfert sur actrice, devient un corps, une femme, devient une forme visible, sensible, réactive. A ce stade, on ne peut s’empêcher de regarder, de planter l’œil au milieu de la scène tout en maintenant une distance (critique) de sécurité.  Plus que la violence ou l’hystérie, c’est la possibilité même d’une telle extériorisation qui dérange, ce qu’elle offre pour irriguer jusqu’à l’extrême un personnage improbable, le fantasme d’un réalisateur bizarre qui, de film en film, se crucifie à la femme, ou plutôt crucifie son idée de la femme. Breaking the waves, Dancer in the dark, Dogville : les très douces, les très belles, elles n’existent que par la souffrance, le sacrifice, l’agonie,  en échange de quoi, pour qui, pour rien, juste une poignée d’hommes forcément vicieux, et quelques autres forcément lâches. Humanité cruelle et marécageuse, le Mal sans le Bien, la Femme brûlée vive et cependant brûlante – l’homme succombe et déchoit, Ève toujours se renouvelle.  Antichrist fait progresser l’obsession : on serait presque soulagé si ce n’était, au final, pire qu’avant. Voici enfin qu’elle  s’expose sous son jour véritable : la femme est une sorcière.  La pureté, la noblesse, la peau  blanche,  la grâce et la caresse sont des leurres de prédatrice. Avide de sang, souterraine,  castratrice et enfanticide, de l’homme elle fait jaillir la bête, la sorcière, amie de la nature néfaste, chair concupiscente et mortifère.  Lars Von Tier assume enfin sa terreur. Il ne prétend plus, pendant les trois quarts du film, élever un idéal pour ensuite le souiller de mille manières épuisantes, ici il vomit l’effroi et filme son héroïne dans tous ses états, nue, en transe, violente et rusée. Le problème c’est qu’il n’y arrive pas. Si le film tout entier n’était que la projection de son psychisme, sans doute serait-il (encore plus) irregardable, mais il serait beau. Quelque chose comme Les chants de Maldoror, un déchaînement de cruauté, atroce et pleinement ressenti. Au lieu de quoi, il s’administre comme antidotes des points de vue extérieurs débilitants: psychologie de midinette (véhiculée par l’homme en guise de rationalité), enluminures de pacotille, paganisme moyen-âgeux, religion freudienne, etc. Qu’a-t-il besoin de cet appui théorique, de cet habillage artificiel, ridicule qui l’affaiblit et le fait régresser à une mascarade de série B ? C’est dommage car je crois qu’il y a chez Lars Von Trier une réelle démiurgie des profondeurs, un projet sans doute insupportable plus encore pour lui-même que pour son public. Reste la fascination de la reprise opérée par Charlotte Gainsbourg. Il faut voir comme elle s’empare de son personnage…  Sa performance accuse la faiblesse du réalisateur et restitue, en partie,  ce qu’Antichrist aurait pu devenir si Lars Von Trier ne s’était pas réfugié dans la voie superficielle des pseudo-références, et qu’il avait osé livrer son imaginaire, s’imposer cette même nudité qu’il exige, à raison, de son actrice.

« Antichrist », Lars VON  TRIER

Filmographie de Lars Von Trier