– je te laisse –

Un voile noir fut ma paupière  (Esther Tellermann)

Hans Bellmer - détail

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En hâte la nuit répond l’absence

À l’orée de ce monde je te laisse

Qui tant que tu existes te possède

Comme si de l’avoir nommé décrit décrété

Irrésolu de curiosité d’envie d’avidité

Il n’était plus que de mon invention

Dois-je entendre dois-je attendre

Je ne sais quoi d’inerte rien ne se crée

Le désarroi cette soustraction vive

Plaie de temps dans la mémoire

Devient de surseoir sinon de parfaire

D’une main amante l’inéluctable

Essartant ce peu de jour dont l’échancrure

Trompe l’éclat qu’elle découvre

S’entendant dire que s’entendre hélas

N’est pas au-devant dans le volubile

Ni dans l’inverse

Dès lors que ne se prendra plus

Le risque de la promesse

Plutôt attendre s’imagine l’achèvement

Est de séparer ce qui lie malgré

La clôture du présent son intensité fragile

Contradictoire trouve demeure à sa mesure

Hors d’elle la nuit répond le désespoir.

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Hadriatique

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Je rêve d’un amour pareil à la mer

Un enveloppement total

Et continu le corps rencontré

Saisi de partout porté et soutenu

Dans l’extase cependant que libre

Par la nage de se mouvoir

Loin des rivages connus

Et dans cet abîme descendre

M’enfoncer suivant le désir

D’une autre connaissance

Au frôlement d’une faune invisible

Je rêve de la mer

Étreinte absolue

Jusqu’à la dissolution

De la peau terrain originaire

Où le corps se différencie

De cela qui l’atteint

A l’acmé de la sensation

L’horizon chavire là-bas

Loin du littoral assermenté

Aux terres raisonnables

Je m’en vais jusqu’à la noyade

Voie seule

Indiscernable à l’accession

De cet au-delà qu’est l’amour

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– Κασσάνδρα –

« Je crois que si elle est atteinte, elle l’est gravement. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est ce que je sens. Elle vivra vraiment, ou pas du tout. Elle aura, ou perdra tout. Et je ne crois pas qu’elle aura tout. »

Henry James, Les Ailes

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Par cent, par mille – atteinte

Vont lignes tracées vite

Arrière-sons relents

Évitées vont

Valeurs en mouvement

– Signes –

Maintes raisons refoulées

– Telle en un seul – effacement –

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Tenant secrètes ses nerveuses adresses

En de soucieuses places

 Laissant s’exercer

Des immunités sages la nécessaire impasse

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Si c’est rallier l’irrésolu

Elle parle en confusion

Chahut doutes clameur

S’écoute  fourbe exécration

Bruit rompu – splendeur –

 O sublimes parentés

En l’indistinct – signes

 Réprouvés ceints d’un unanime – oubli

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Par éclats prodigieux

L’anticipé se déchire

Lames bris tranchants
Vont graves et déjà tard – aveux

L’empreinte énonce le tournant

Insiste claire atteinte

Par cent par mille prémices

Tel en un seul – inachèvement

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Capture d’écran : Le Sacrifice, A. Tarkovski

– latences –

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Vive en devenir est pensée

Mue par une visite décisive

A l’évidence d’une fenêtre refermée

Le par-delà

Recèle sa réponse

Vide ou latence – réduction

Consentement à l’emprise

Irrecevable – communion

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Vive

Scission du pas

Scandant furtif le revenir

Tumulte des riens

Tantôt sourds qui s’empressent

Au verbe –  tantôt forfaits

En dérivent

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Irascible errance

Qui chemine ose

Devenir autre – refuser –

D’une fenêtre privée

L’aveugle outrance

S’aggravant – vive en devenir –

La commune pensée se fend

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Latences houleuses

Le par-delà jaillit

D’une fenêtre renfoncée

Vive entente est pensée

Contour qui s’infinit

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– vaine enfin vers l’hiver –

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Saison s’offre feu de pensée brève

Flanc gras de marmaille suspendue

Au pas de la peau l’humus durcit

Va mûrissant grappes d’abandon

 Froissée la couleur se racornit

L’éclat mourant douçâtre ébriété

Se met à bruiner – enfin c’est égal

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Elle s’étire, glaciale, exténuée

Évasive faut-il qu’elle se force

 Chair funèbre – à resplendir

Genèse en ténèbres

 Crépite argument fragile

Presque interdite elle

Jonche, refrène – s’irrite

Poreuse saison vaine

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 Vaine éperdument – elle foisonne

Qu’elle donne et flamboie

Vaine enfin vers l’hiver

Ce que veut l’automne

Vers le froid qu’elle s’extériorise

Cependant qu’inverse

Le vide paysage la colonise

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– automatique –

A quel point prendre ce qui arrive, à quel endroit. Je ne change pas mais le temps m’a quittée. J’étais proche, je le suis encore, distance négligeable pour qui ne s’embête pas à mesurer. Il y a eu des intervalles, je me suis éloignée, ressaisie, les actions se sont distribuées et réparties selon l’espace disponible. Parfois, coïncidence ou éclair de lucidité, elles se sont rejointes, il m’a semblé que j’étais leur instrument. Rien n’aurait pu me contenter davantage, savoir que j’étais enrôlée me suffisait, il n’y avait pas à correspondre à une idée, à un plan. Les faits parlaient par ma voix. En tel et tel points d’équilibre conjugués, l’art imite le vertige;  la volonté, le zèle sont manque de tact, c’est-à-dire insensibilité. Cette absence d’assise devient dormant d’osciller, redondance de se sentir parfaitement engagé, presque adéquat. Les gestes enfilaient mes mains, les pas emboîtaient mes jambes, tant de secousses, si peu de bruit. La vie s’insinuait parfois jusqu’à ma conscience, y était accueillie à grands renforts de cajoleries. Selon ses désirs ou ses caprices, elle veut être reçue avec intelligence sinon elle se défile ou se défait, je ne sais plus. A quel point combler le vide c’est se déprendre. Je ne manque de rien mais l’espace m’a quittée. Mes yeux n’en peuvent plus, paupières et cils assaillis, ça déborde de choses à voir et de choses qui ne rentrent plus, se cognent, rebondissent, reviennent. Vis-à-vis des autres, à quel point définir, de quel droit. Près de moi, les objets tremblent de tout leur corps, frissonnent de froid, ils s’enrhument, peut-être changent-ils, déclinent. Pas moi, contraire à ce qui arrive, le temps me fuit.

– cerné de son seul vouloir –

Nulle séparation

La hauteur est une recluse et l’espace

Un affolement – leurs gouffres sont celés

Écarts en chiasme prisonniers d’hier

Basculant les corps se grèvent

Hauteur espace je les ravale en rêve

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Aucune heure aucun jour ne sépare

Sinon l’étincelant goutte-à-goutte de l’instant

Décompte précis des retrouvailles

L’attente installe

La forme idéale du temps

Les heures les jours en rêve je les ravale

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Aucune parole aucun silence ne sépare

Rimes suaves du songe – En ces

Chambres tiédies du discours – l’ennui

Se trame et du même nœud s’étrangle –

Qui s’affale encore dans le dire – qui

S’enveloppe du souffle le respire

La parole le silence en rêve je les ravale

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Aucune caresse aucune retenue ne sépare

Au frôlement s’exerce l’étreinte

Traverse l’envers de la tendresse

Là le versant orgiaque là le versant furieux

Le versant féminin de l’aridité –

Source enfreinte seuil sans milieu

S’absout indivise et détachée

La caresse la retenue en rêve je les ravale

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Aucun manque aucun excès ne sépare

En la peau jachère le nu fait défaut

Et s’exagère – sanglot

Du ventre atteint le front

Que d’un râle naisse l’apogée

Jamais ne gémit venant jamais ne dit –

Des lèvres repart et rentre la pensée

Le manque l’excès en rêve je les ravale

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Nulle séparation

En ces mélanges convalescents – le rêve

Se ferme cerné de son seul vouloir

Latence exhaustive pli de rempart

Insitué presque épars

Le rêve l’écart à l’unité je les ravale

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Fragilité de la danseuse

Degas, Le maître de ballet (détail)

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Si, depuis toute petite, elle avance sur les pointes le long d’un fil qu’elle ramasse et  projette au loin, brûlante arête de surface, si elle ne passe ni au-dessus ni en dessous, tâtant du bout du pied le vif, le tranchant, ne sentant pas la chaude haleine du sous-sol, sa suavité souveraine, son lancinant appel, ne sentant pas mais déjà corrompue ne sentant pas qu’il s’insinue et l’envahit, l’enlace petit à petit

Si depuis toute petite elle songe et se décentre, si la pensée qui rassemble la décompose en mouvements, détourne, étire, tord cou, cheveux et doigts, tend jambes nues et discontinues au-delà, noue, écarte, effile ; corps rêveur, si son intelligence ne veut pas des limites de la vie sans issue, chaque rêve formé devenant réel de geste, si dansant déçue elle tourbillonne vers le dehors décrivant des cercles toujours plus larges, plus ouverts

Si depuis toute petite elle ronge sa propre chair, nourriture qui reflue des veines à la peau, carence des lèvres, si la consistance monte du ventre pour alimenter la fièvre, alors l’ivresse dedans le souffle chauffant la gorge est l’incandescence

Si depuis toute petite elle recèle une poche de vide au fond de l’estomac immense prégnance sans poids, sans lumière, néant sans devenir, si dévorée par lui, ce vide la remplit tout entière, l’ancre, l’alourdit, formidable rien qui l’atterre

Si depuis toute petite filant sa folle perspective allant hors-champ disparue d’elle-même muant, pliée, déployée, transformée, changeant de rôle, de personnalité, si elle se fond dans le miroir qui l’interroge traduite en figures et postures, si elle s’élance, s’envole, signe sans demeure, rire mise en scène éclate –  ferveur

Si depuis toute petite elle détaille l’éclat, le fugitif, le dépassé, matricielle, épuisant ravie l’immatériel, elle enfante l’espace

Si depuis toute petite elle est petite, qu’elle glisse diaphane, et fuit furtive, et vit invisible, si elle ne pèse rien aux yeux des autres comme aux siens, approchant sans être proche, évoluant sans atteindre, imperceptible quand elle s’élance en piste sinon sidérée d’être regardée

Si ne dansant pas pour elle-même puisqu’elle danse déjà, elle est la danse elle n’est même que cela, ne sachant rien faire d’autre, ne voulant pas, si la danse cependant ne suffit pas

Si ne dansant pas pour être aimée, aimant seulement danser, si elle continue, s’obstine, inutile mais exposée, alors elle sera reçue, en plein vol, par ses bras qui l’attendent et l’emportent et la reprennent et la relancent, partenaire sur le fil s’il danse avec elle, alors elle sera fragile.

Anamnèse filée

« Elle avait rêvé rouge. Elle saigna »

(Rimbaud, Les premières communions)

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D’autres, aventureux, impatients, se contenteraient de passer là où je m’attarde.

Un jour, traversant le jardin, je le sens s’amollir, monter. Le sol ne s’enfonce pas il grimpe le long de moi, m’enrobe jusqu’aux épaules, c’est un mélange d’eau sale, d’herbes pourrissantes et de boue. Non loin et à niveau quelques personnes s’esclaffent, le jardin se peuple de bouches hilares. Hélas ma joie est sans mesure mieux vaut  la dissimuler. Je bredouille des mots de convenance sur ma maladresse, je ne savais pas, je n’avais pas vu, restant bien là, stationnaire, véritablement allégée, tardant à me mouvoir, sachant aussi que la boue se collera juste là quand je tenterai de me déplacer. Un jour traversant le jardin ce sont les statues confiées à mes soins, je les touche pour la première fois,  paumes et doigts, ce sont les statues qui, à peine effleurées, s’émiettent, torses et visages, un nez, une joue, une épaule, un genou, un coude, à mon approche, les corps s’effritent, se disloquent, comme si le marbre révélait une allergie à ma peau. Affolée prête à combler, colmater, coller, couvrant creux et crevasses de mes mains désastreuses, je vois mon effroi les abîmer. La désolation gagne la pierre éparse, froideur jonchée, constellée, désolation sensuelle. Semblant presque s’épanouir et se complaire de s’être répandue, libre de la forme, alanguie dans l’herbe mutine, se couvrant de brume elle s’enfonce un peu dans la terre. Et moi je devrais frissonner et je frissonne désirant geler, transir en lieu et place des statues, les remplacer. Nul regard sur moi, sur elles, le jardin désert sinon sans moi, tout est effacé. Libre de me désagréger doucement, et de rester là, attendre le soleil qu’il me cuise, attendre le vent qu’il me ressasse, la nuit qu’elle me craquèle, attendre les pas et la main qui me ramassent, qui me recèlent. Un jour marchant dans la rue dans mes pensées, je sens soudain qu’on m’observe, et je me tourne cherchant d’où vient l’intensité. A travers une fenêtre, j’aperçois, à hauteur, le regard fixe, le regard écarquillé, la clarté du regard sculpté. Discernée brusquement par l’œil cave qui me dévore, je reste figée, je ne sais si, d’un côté de la fenêtre, je suis voyante, si, de l’autre côté, je suis moi, vidée.


Nous, jacinthes.

Nous, jacinthes, fleurs altières, nous prétendons ne pas vouloir être touchées. Nos tiges sont droites et nos nuques penchées : ne pas regarder ceux qui nous voient, c’est, à l’inverse des racines obscènes, toiser la forêt qui nous conçoit.

Toutes ensemble nous sommes séparées. Végétation unanime nous détestons frayer. A trois sur une tige, nous restons isolées, chacune dans son monde, détournées. Si l’une d’entre nous soupire, nous la laissons flétrir, s’étioler. La mort ne nous détache pas, entières, nous tenons, sans pourriture ni décomposition, intactes de faner.

Si peu solidaires et cependant nous avons l’air groupées – il est de notre devoir de tromper. Nous nous savons maigres et chétives, la nature ingrate nous a peu donné, individuellement, nous sommes pire que laides – invisibles. A plusieurs nous triomphons par la couleur, nous sommes magiciennes et spirituelles, notre puissance est un leurre. Mais nous, jacinthes, fleurs sans beauté, ce qui fait défaut nous pouvons le représenter.

L’ombre nous dispense ses faveurs car elle sait, haïssant le jour et la tiédeur, que nous réinventons la lumière. Plus lascive que la nuit, plus néfaste que le soleil, plus saumâtre que le néon – et plus empoisonnée -, notre flamme fatigue l’obscurité. De nos corolles rejointes s’évaporent le bleu, le mauve et le gris, c’est une fumée électrique qui s’élève et nargue le ciel devenu âcre.

Fiévreuses et pensives, il nous faut mentir pour demeurer rêveuses. Nos parfums doux bruissent légers comme le chant des oiseaux et comme eux volent trop tendre nuée, confuse et masquée, sans rapport et sans réalité. Plus bas nos ventres mûrissent des sucs suaves plus corsés, réglisse, poivre et sumac, liqueurs fauves de nos racines cachées.

Nous craignons ne craignons pas d’être comme l’ail des ours à quelques pas, nous désirons ne désirons pas d’être comme le sureau, l’oranger, le yucca, nous brûlons ne brûlons pas, nous jacinthes, fleurs secrètement sucrées, d’être dévorées.

Si ténues, là où nous sommes le vent diminue, s’attendrit, son haleine nous frôle, nous grise. Têtes penchées, nous fleurs austères, nous attendons, nuque offerte, que la brise vienne nous caresser.

Lointaines sanglées au ras du sol, nous exhalons des vapeurs et des lueurs différentes de ce que nous sommes. Nous adorons les hauteurs et le déséquilibre des pentes, l’écoulement de la pluie quand elle nous malmène, le grouillement des insectes en nos feuilles qui nous brusquent et nous salissent ; rivées à l’humus, nous mélangeons les terreurs aux délices sans que nul ne les détecte.