Quand le sombre se fait attendre

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Vestige du pressentiment

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déposées les hardes déchets de la vision

du vague rien du jour rien ne transparaît

nacres contrastes couleurs adverses

 tons mauves et tons rougeâtres

quand le sombre se fait attendre

 les nuances régressent

le temps de s’y laisser descendre

 ces heures promises à l’extase

 dont ne demeure que sable et cendre

 il n’y a plus à combattre

 l’irruption de la nuit

qui d’un long roulis d’images digresse

loin des anciens gestes

 ne reste du regard

qu’un peu de bruit

vestige du pressentiment

vigile ou légende

s’y prépare

sa violente épiphanie

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Dans l’immédiat –

« J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi. » Antonin Artaud

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Nous sommes toujours avec lui, proches. A tout moment, la nuit, à contrejour, avant, après, partout, où qu’il aille, brusque départ, détour, arrêt, ailleurs. Nous ne le quittons pas, présence continue, égale. Il est ici, ou là, nous sommes autour.

Je dis nous par principe : en théorie nous formons un cercle, et c’est cela qui nous lie : la forme. Il importe qu’il nous distingue, c’est notre espoir qu’il nous reconnaisse. Il en va du sentiment, de la qualité de notre relation. Il nous unit mais plus sûrement nous monte les uns contre les autres. Surtout, il nous décèle des discordes magnifiques, discordes que nous prenons à cœur : elles sont vérités qui nous éclairent sur nous-mêmes. Nous nous y engageons, avec le sérieux qu’il impose, jusqu’à ce qu’il se désintéresse. Alors on se désintéresse aussi, on oublie. Sans lui, pourrions-nous seulement ne pas nous entendre ? En cela, peut-être n’est-il que notre témoin, car nos désaccords le précèdent. Par ailleurs il semble qu’il nous dirige ; c’est peut-être vrai et c’est peut-être notre privilège. Son emprise, cette force déterminante qu’il exerce sur nous, ce pouvoir de nous mettre à jour, de nous résoudre, de nous désaccorder, cette analyse, loin de nous offenser, nous porte. C’est notre raison d’être, qui est de ne pas le quitter. En viendrait-il à douter de nous, de notre présence, pire, à nous congédier, qui sait ce qu’il resterait de nous ? Moins que des souvenirs.

Tant qu’il nous appelle, nous apparaissons. L’un, l’autre, sollicités, nommés, sommés, à plusieurs, c’est un état d’esprit. Combien sommes-nous ? Une dizaine, deux, trois, cent ? Nul ici ne souhaite être le dépositaire d’un fait certain, même chiffré. Peu importe le nombre. Variable en humeurs. L’interrogation ne nous concerne pas davantage,  nous sommes là pour lui répondre de multiples manières. Nous nous relayons, complémentaires dans la tâche, c’est là notre limite, nulle autre affinité. Il nous agrège, nous organise. Sa disparition signerait l’éclatement. Aussi ne prenons-nous jamais la parole ensemble ; aujourd’hui est une exception. D’abord il s’est détaché. Comme s’il savait, comme s’il avait voulu, un moment, pour un motif qui lui appartient, se retirer, s’abstraire. Que faut-il comprendre ? C’est encore trop tôt pour le dire, savoir si nous lui manquons, prévenir la rupture qui nous serait fatale. Nous voyons seulement qu’il doute, et cela nous inquiète : d’habitude il doute avec nous, non pas en nous. Que faire ? Nous reculons comme renvoyés vers nous-mêmes. Ce dédain, inexplicable, nous l’avons déjà vu adressé à d’autres, et nous sommes pris de panique, déséquilibrés, nous titubons, fragiles. Esseulés, nous voici partenaires.

En ce désœuvrement nous pourrions ouvrir un dialogue. Nous ne l’avons jamais fait. Nous pourrions l’observer, non, plus à la dérobée, comme ça, de face, et en parler. Confronter nos interprétations. Le soumettre à nos différents regards. Voire, pourquoi pas, le reconstruire en images, en fragments. Notre silence jusqu’à présent – vide, subi. Il nous a tant donné, nous nous sentons encore compris, tenus. Telle pourrait être la cause de notre désarroi. Cette plénitude, ces rapports exclusifs nous en ont caché tant d’autres, peut-être superficiels, ceux que nous aurions pu nouer entre nous, ou hors de notre cercle. De là, il faut se demander s’il n’y a pas quelque chose à gagner. Quelque chose comme un événement, quelque chose de nous sans lui, quelque chose de lui loin de nous. Qu’il soit notre point de fuite, lointain, que seul il poursuive sa route, ou plutôt ses routes. Nous pouvons choisir de durer. On dira : c’est impossible. Comment allez-vous survivre ? Qu’allez-vous faire ? Qui vous occupera, qui saura, que prendrez-vous ? A cela nous répondons, avec une belle unanimité : rien ne change.

A peine quelques heures et ce nous gagne déjà en consistance. Certains ont pris la parole, quoique pour déplorer l’éloignement, le manque, mais ce faisant ils ont continué, ils débordent à présent. De qui, de quoi le sentiment de l’abandon prend-il la place ?

Plus tard on entend comme un bruit, vaguement familier, c’est l’enfant qui pleure, sans honte, sans se cacher, comme seuls les enfants osent le faire, peuvent le faire (nous ne pleurons pas). On ne voit pas bien, on a envie de deviner, de comprendre ce qui secoue ainsi cet être de rien recroquevillé, genoux ramenés sous le menton et visage enfoui dans les cheveux. Ce qu’on voit c’est des collants blancs à côtes, bien épais qui disparaissent dans des souliers vernis, rouges. Mais d’autres parlent de pantalons (blancs) et de chaussures à lacets (rouges). Difficile de se faire une idée juste. Pourtant. Les sanglots font du bruit, c’est une certitude, le bruit attire l’attention, le bruit nous tient captifs. Nous regardons l’enfant ou plutôt l’énigme, l’origine du bruit, nous devinons une bouche entrouverte, mais pas tellement une bouche, des lèvres d’un rouge vif mais inégal et en fait pas tellement des lèvres mais des yeux oui, quelque chose de bleu et devant, un rideau de cheveux, sales, c’est-à-dire pas sales en soi mais maculés de larmes et donc grisâtres, d’un aspect vieilli.

L’enfant pleure, avant c’était lui, l’enfant pleure soudain à sa place. Quelqu’un oserait-il s’avancer pour le consoler ? La peur devrait nous réveiller, nous retenir, mais nous nous considérons, fascinés, vivants sujets de son emprise – que la peur donc nous ramasse, nous peuple, étende son territoire : s’y découvrent, s’y reflètent des régions familières, peut-être immuables, témoignant de nos insuffisances. Comment pourrait-on ne pas s’y aventurer ; pour que rien ne s’écoule, quel œil faut-il enfin refermer ? Alors l’un d’entre nous s’avance et lui, on le reconnaît. Il reconnaît aussi l’enfant, puis nous et soudain, cet enchaînement de reconnaissances forme des retrouvailles et semble devoir emporter les images originaires, jusqu’aux souvenirs même en lesquelles elles se sont déposées.

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Retour de flamme

L’écriture, pour avancer, procède à rebours. C’est du moins l’expérience que j’en ai, qui n’est en rien singulière. Sans doute ce qui s’écrit à travers moi, et donc le langage, verbal ou non, rejaillit sur ce qui précède, sans revenir à sa source. En quoi consiste ce reflux ? S’il ne s’agissait que d’une rétrospection en signes, il se réduirait à quelques ajustements. Sur ligne, en cercle, dans un rapport d’identité. Mais il y a écoulement, perte, addition, mélange, blessure et les signes, mi-chair mi-altérité, sont tribus nomades de l’informe. A leur approche, le réel s’esquive, bat en retraite, et il est suivi, désiré. L’esquive n’est pas la figure du manque, elle est la figure de l’irrémissible proximité, du presque frôlement. Pour que la rencontre se réalise, il faudrait le lieu et le temps. L’informe est l’instable sans point fixe, sans temps mort, sans séjour : ivresse de la saisie. Ce ravissement, l’écriture ne cesse de le reconduire, et, voulant exister, incandescente, elle doit le surpasser, d’une façon ou d’une autre, de toutes les manières, négation, défi, illusion, lutte, adoration, rêve, extase. Le désir par essence jamais – ce serait la fin de l’écriture – ne désespère. Que peut-il comprendre ? Que peut-il atteindre ? Son propre percevoir, c’est-à-dire qu’il se saisit lui, en tant que sensibilité accrue : intensité. Dès lors l’écriture se (dé)livre, elle-même, plutôt qu’elle donne à voir, et c’est ainsi qu’elle fait retour, tantôt incendiaire tantôt inventive. Elle déferle, inextinguible de sensations, d’idées, de volonté, intègre et cependant fluctuante ; au mieux, excédentaire. Elle insiste, par retours compulsifs sur elle-même, retours à l’informe natif, ses flammes arrivant presque à lécher les flancs du réel.

Les cheveux longs

J’ai toujours eu les cheveux longs, c’est-à-dire variant en longueur mais longs, plus bas que les épaules puis au fil du temps plus bas que le bas des épaules, quelque part à la verticale du dos, là où ça ne se voit plus de face (comme pour toute partie du corps, il y a une perception interne et une perception externe de la chevelure), mais où , en contrepartie, ça commence à exister en soi. J’ai toujours eu les cheveux longs et longtemps je m’y suis conformée, en adéquation avec ce prolongement flou de mon corps, ni tout à fait mien ni tout à fait étranger, développant un maintien adapté, port de tête, fixation des épaules, dos droit, circonspection. Les cheveux longs exigent une vigilance de chaque instant, une attention à ce qu’ils ne s’accrochent pas au métal, au bois, au crépis, le souci qu’ils ne se prennent pas dans les portes et les dossiers, un soin particulier à chaque geste, chaque déplacement, chaque modification d’état, les relever quand on se couche, les rabattre quand on se lève, les relever quand on s’habille, les rabattre quand on enlève les vêtements, les relever quand il fait chaud, les rabattre quand il fait froid… J’ai toujours eu les cheveux longs à l’intérieur et à l’extérieur. C’est une seconde peau, un derme et un épiderme avec des veines, du sang qui coule, des blessures, des sécheresses et des zones humides. J’en maîtrise l’art et la manière comme une fonction naturelle, longtemps ma chevelure a été mon aquarium, je ne connaissais pas le monde hors de ma chevelure, c’était un écran, un filtre, un refuge, un paravent, un éventail, une prison. J’ai toujours eu les cheveux longs mais un beau jour, il y a longtemps, j’ai cessé de correspondre à la longueur de ma chevelure. Bien sûr on ne touche pas aux cheveux longs quand on a toujours eu les cheveux longs, ça ne se coupe pas, ça ne se change pas, les cheveux longs c’est pire qu’une identité c’est un devoir. Même serrés en chignon ils étaient encore longs, je sentais le poids, la tension, le danger permanent de l’accident, du relâchement, de la dispersion,  au moindre choc hantée par la possibilité que la pince cède sous la masse, qu’elle libère les cheveux longs, habitée par l’angoisse d’impudeur, la trahison des cheveux longs menaçant de s’exposer au grand jour, de se libérer, de révéler l’ampleur comme une calomnie contre moi puisque je ne leur correspondais plus, me liant à mon corps défendant à leur densité de cheveux longs, à leur langage, leur histoire, leur imaginaire sans commune mesure désormais avec mon langage, mon histoire, mon imaginaire. J’ai toujours eu les cheveux longs et j’étais donc, à force, devenue ces cheveux longs, recouverte, confondue, mêlée, amalgamée, enroulée, étranglée par ma longue chevelure. A partir de là je pouvais tenter n’importe quoi pour m’échapper je restais inexorablement ligotée à mes cheveux longs. Les ayant coupés très courts, un temps  j’ai cru leur échapper, quelques boucles et encore, vraiment courts, mais non, j’étais encore la fille aux cheveux longs, ceux-ci simplement déclarés absents mais restés mystérieusement liés à moi, par les boucles encore accrochées à ma tête, traces de cheveux longs suffisant à reconstituer la longueur tout entière, et de fait ils ont repoussé extrêmement vite et personne n’a rien dit car rien n’avait changé, une ombre ne nie pas le jour, j’ai toujours eu les cheveux longs, tels des ancres lourdes profondément arrimées autour de moi, plus puissantes que mes bras, plus avides que mes mains, plus fortes que ma voix, plus moi que moi.

Tissu du présent / présent du tissu.

Egon Schiele, Portrait d'Albert Paris von Gütersloh, 1918 (détail)

Chez lui je ne peux me rendre sans y avoir été invitée, et comme il ne m’appelle jamais, du moins jamais seule mais incidemment, derrière l’anonymat factice d’amis communs, pour l’une de ces soirées impersonnelles où le désir circule sans se poser nulle part et dont, à mon sens, l’amertume consécutive surpasse le plaisir de l’instant, comme sans raison objective de se rencontrer, nous ne faisons que nous croiser par hasard, dans l’inconfort qu’imposent ces face-à-face improvisés et la frustration que laissent ces amorces avortées, j’avoue qu’il m’arrive souvent de l’éviter. S’il me tourne le dos je reviens silencieusement sur mes pas ; s’il est distrait ou occupé, je m’éloigne ; s’il ne me voit pas je demeure invisible. C’est un talent que je possède de parfaire l’impossible lorsqu’il n’est que partiel. Et de disparaître comme d’autres surgissent, à l’improviste, jouissant de mon effacement singulier –  la présence est mon vertige. Or désormais je marche vers lui, la porte, je me résigne, le seuil, l’intérieur encombré, rempli de voix, de tintements, d’infiltrations musicales à même la peau sans doute, personne n’écoute la musique puisqu’on s’entend à peine. Inutile de penser que je recèle autant d’esquives adéquates que de formes de travestissements, ce que d’autres ignorent, le  jeu de rôle est une fragilité désavouée. Bien sûr en entrant je ne vais pas le saluer comme il se doit, bien sûr je connais beaucoup de monde et cela m’amuse d’inventer des histoires pour qui me prend au mot. Bien sûr il le sait c’est pourquoi il ne fait pas un geste dans ma direction, refusant de compenser mon impolitesse par une égale civilité, restant à distance, et me donnant raison, jusqu’à ce que, ramenés l’un vers l’autre au hasard des distributions et configurations changeantes entre interlocuteurs successifs qui se rejoignent et se quittent au gré des affinités et de l’ennui, il se tienne enfin près de moi. Nous discutons un moment je crois, sur ce mode ironique et ambigu qui est le mien autant que le sien, puis, un peu gêné, il me tend de façon tout à fait insolite, un petit paquet que, mon verre reposé sur une table, je m’empresse de déballer discrètement quoique sous ses yeux.  Il s’agit de minuscules cordelettes en coton, d’un blanc immaculé (et de ce fait légèrement liquide), nouées grossièrement ensemble. Je m’étonne de ne pas éclater de rire, serrant les nœuds dans ma paume très chaude, sensation agréable, et je le remercie gravement. Entre temps d’autres personnes se joignent à nous et nous en restons là, dans ce mystère partagé qui ressemble follement, désespérément, à une méchante blague. Dans mon trouble pourtant je ne puis croire qu’il se moque de moi : si la chose me paraît grotesque, c’est qu’elle n’a pas encore pris sa forme définitive. Son cadeau est un signe, ou un fétiche. Et de fait. Lorsque quelques heures plus tard, de retour chez moi, seule dans mon lit je me mets à observer les petits bouts de coton, déjà ils ne ressemblent plus à ce qu’ils étaient tout à l’heure, ils s’allongent, s’élargissent, se joignent, se tissent. Je regarde, fascinée. A présent, c’est le haut d’une chemise qui file entre mes doigts, encolure et épaules, avec un commencement de boutonnière, une étoffe épaisse, solide, fraîche (le vin me brûle encore), d’un rêche qui gratte comme une peau sèche qui résiste à la caresse, et c’est son odeur à lui qui s’en dégage, que je connais très exactement, que je maîtrise malgré l’inintimité de notre relation. Voilà où nous en sommes, me dis-je, en plongeant mon visage dans le tissu manifeste, les coutures, les manches, je peux les enrouler autour de mon cou et, si je m’endors, que le vêtement continue à pousser, il peut m’étrangler. A moins que la métamorphose ne se poursuive au-delà de la chemise, jusqu’à la tenue complète –  jusqu’au corps, ou qu’elle ne s’inverse, ne se dissipe – jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

A cela sans accès

A cela sans accès


Plans innombrables maintes fois défaits

Rétablis dans le désordre

Epars puis déchirés

Partie démise

Ivre l’herbe goinfrée de terre

Pelletées fraîches

Creusées fébriles

Les corps à corps séparés

Sinuent en silence

Pas à pas épais

Leurs gestes imprégnés

A la source

De chaleur engrillagée

Les paumes se frôlent

Dans l’allégresse

Jusqu’au face à face

A cela sans accès

Nature morte au rideau écarlate

« Ainsi, à l’épaisseur des choses ne s’oppose qu’une exigence d’esprit, qui chaque jour rend les paroles plus coûteuses et plus urgent leur besoin. » (Francis Ponge, Proêmes).

Paper house d'Elis Stenman via Le Divan Fumoir Bohémien

Il y a là quelque chose qui me réconforte comme un rideau écarlate. L’essentiel se passe devant (dans la salle, bien sûr), et derrière (le décor, les acteurs, la pièce qui va se jouer). Question insidieuse  : où suis-je ? Devant ou derrière le rideau ? Sur scène ou dans le public ?

Je me suis levée de la chaise, j’ai pris la tasse de thé vide pour la nettoyer à la cuisine. Les traces de tanin laissent un voile brunâtre sur la porcelaine blanche. La saleté me dérange moins que ses marques visibles, uniquement parce que je suis chez moi, en sécurité, qu’il s’agit de ma tasse, dans laquelle je suis seule à boire. Ailleurs, l’hygiène me préoccupe exagérément ; je me méfie de la vaisselle anonyme, mise à la disposition, par exemple, de la communauté, dont la provenance n’est pas élucidée. Je suis consciente de la promiscuité qu’elle impose par l’intermédiaire de la bouche, des doigts, du souffle, de la salive. Dès qu’il s’agit d’objets quotidiens, familiers, l’esthétique l’emporte sur l’hygiène. La preuve : l’éponge vieillie dont je me sers pour les laver, qui dépose assurément plus de bactéries qu’elle n’en supprime d’autant que, pour ce genre de nettoyage ponctuel, je ne fais même pas couler l’eau chaude.

En m’éloignant de la table de travail, le compotier entre dans mon champ de vision. Paresseusement, contre les kiwis dont l’écorce ingrate dissimule une chair surnaturelle, contre les pommes aux pelures pâlies, les bananes vigoureuses et les sobres avocats, s’alanguissent trois magnifiques pêches, d’une couleur qui hésite, à force de reflets violacés, entre le bordeaux orangé et le brun cramoisi. A toute heure de la journée, sauf quand je suis plongée dans l’écriture et que mes sens accaparés se dénaturent, leur parfum capiteux ne manque pas de me tenter. Et comme la faim me taquine le ventre depuis un long moment, c’est sans la moindre hésitation que j’en prélève une, non sans les avoir toutes caressées, soupesées, humées, convaincue qu’en matière de fruits, il y a toujours un choix crucial à faire dont dépend la valeur de la consommation immédiate du fruit élu, et plus tard celle des fruits qui restent, à cause du risque de pourriture. C’est à mes yeux une offense de gâcher un fruit, de laisser se dégrader une pêche, merveille éphémère d’une saison unique. D’où me vient cette révérence superlative pour quelque chose d’aussi banal, je n’en sais rien, mais de tous les aliments que la nature met à notre disposition, le fruit me semble de loin le plus précieux (délectable).

Arrivée à la cuisine, je lave d’abord la tasse comme je l’ai dit, j’efface les répugnantes taches brunes, puis vient le tour de la pêche sur laquelle je fais couler un filet d’eau fraîche. J’observe avec attention la délicate métamorphose de la peau, du velours passant au satin, qui renonce à la douceur pour revêtir un aspect terrestre, plus accessible. Sa texture se rapproche de celle des lèvres, et la couleur aussi, de sorte que je ne crains pas d’y planter un couteau et de porter le morceau, ainsi séparé de la chair juteuse, à ma bouche. Je ressens un léger picotement, le sucre et l’acide réactivent les glandes salivaires, je suis assise à ne rien faire d’autre que manger une pêche, sauf que non, c’est faux, je traduis déjà mentalement cette dégustation en phrases, ce qui en annule, inévitablement, toute authenticité. Cette fois-ci je peux répondre avec certitude – et c’est très agréable de finir ainsi – je suis derrière le rideau écarlate, sur scène donc.

Selon Moebius

J’ouvre ce livre pour m’en aller. C’est un geste que mon accablement ne rend pas moins volontaire, en dépit de la sournoise inertie que l’expression « acte désespéré » cherche à m’imposer, fondée sur la prérogative d’un vocabulaire approximatif qui s’agrège difficilement à mes motivations. Il est essentiel que le livre perce le séjour fortuit qui, une fois de plus, m’expulse. Parce que je m’en empare avec dégoût, je le prélève parmi ceux qui, disséminés et amoncelés en piles instables un peu partout dans l’appartement, y développent un paysage de ruines et de décombres, éléments disparates d’un flux perpétuel circulant des bibliothèques aux tables, les volumes voyageant sans cesse des unes aux autres de façon en apparence désordonnée, pour autant qu’un mathématicien désœuvré ou mélancolique ne formule, en analysant ces marées livresques, quelque admirable équation  – son coup de maître annulant d’un coup de règle mon libre arbitre.

Avançons dans la genèse de mes prétentions.

C’est la première phrase, devenue inutile puisque déjà lue, défunte dans l’éblouissement qu’elle a provoqué et qui ne pourra plus se reproduire, du moins pas dans cet état d’abattement dans lequel je me trouve.

Aurais-je – sous l’emprise d’un découragement ou d’un orgueil excessifs  – souhaité en être l’auteur ? De loin, détachée de la scène en spectatrice de moi-même, je me vois assise sur le divan rouge,  hermétique, amalgamée aux pages éployées dans mes mains, je me vois les soumettre à de fiévreuses études, dépecer le tissu des mots, leur articulation, et leur grammaire lorsque celle-ci  reprend le courant d’une idée que l’imagination, momentanément affaiblie, ne peut plus nourrir. Pourtant non. Jamais je ne voudrais posséder cette phrase ni même une autre, crépitante ou très sage –  tant il m’importune de m’approprier jusqu’aux miennes.  Indésirable confrontation provoquée par la relecture de mes textes : j’efface rapidement de ma mémoire toute trace écrite ; sachant qu’elle demeure fixée ailleurs, elle ne me concerne plus. Il arrive que je fasse l’expérience troublante de mes phrases comme une « première fois ». Dépouillées de l’échafaudage qui les a soutenues tout le temps du travail, elles se dressent en étrangères, lignes hautaines et indépendantes. Telle une chambre l’après-midi, envahie par un soleil si brûlant qu’on est obligé, pour respirer, de fermer les rideaux. A la tombée du jour, lorsque l’on dénude les fenêtres, des ombres supplémentaires s’insinuent dans l’espace, et la masse sombre des meubles n’a pas davantage de réalité que ces formes de vie immatérielle : on se croirait ailleurs. Quand bien même les choses et les odeurs nous indiquent qu’il s’agit de la même chambre, la perception, non la substance, définit l’identité. Achever un texte c’est  l’exposer à la lumière en déclin. L’abandonner au crépuscule ou à la nuit. Les manquements, les erreurs, les oublis, les maladresses, les fautes de goût me signalent avec plus d’insistance que la morne fixité d’un après-midi sans soleil.

Que dans mes étés fictifs, leur hiver hésite. C’est l’avant-dernière ligne du livre, extraite à l’instant, par anticipation.

Voici que je voulais m’en aller, dans l’exil d’un livre nécessaire. Nostalgique d’une phrase morte, avide de la dernière inaccessible, le temps s’est écoulé, je n’ai rien lu. Au lieu de quoi –  d’évidence –  j’ai écrit.

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En italiques : citations.

Illustration : détail d’un tableau de Balthus, dédié à Globeglauber (d’amitié et de chats).

Je suis inactuelle

Ils inscrivent l’irréel dans le passé. Le non lieu semble exiger ce déplacement et l’imparfait devenir temps de l’imaginaire. Trop flagrant, compromis dans de sournoises hypothèses, le conditionnel impratiqué mérite peut-être le dédain qu’il inspire, compensant par la condescendance la place qu’on lui refuse ailleurs. L’imparfait figure un conditionnel sans le si qui le borne et l’étrangle, dépourvu de  voile, de cache-misère n’accusant que davantage son impossibilité comme un amer constat, un impardonnable désengagement. Aux échappées belles je préfère l’apesanteur linguistique du présent. Ni faux-semblants ni pointillés ni brumes artificielles, mais du concret, tangible et prosaïque. Si le passé est une circonférence autour du noyau de l’écrit, sans ce trait visible les possibilités de retrait sont infinies. L’immédiat offre un refuge plus sûr, plus efficace, que rien ne limite ni ne dénonce. Sous une apparence triviale, il recèle des couches innombrables et trompeuses pareilles aux galeries souterraines d’un terrier. Ce qu’il surexpose le dissimule ; l’évidence fortifie ce qu’elle recouvre. Soustrait à la durée, clignotant, fuyant, il s’absorbe et s’anéantit, trace peut-être leurre, à peine prononcé sitôt disparu. Je laisse le passé aux nostalgiques, aux  dandys de l’écriture et j’emprunte pour ma part les réseaux ironiques de l’indicatif –  à la fois présente et inactuelle.