Une chose réelle n’a pas plus d’importance qu’une chose pensée

 « C’est la réalité qui éveille les possibilités, et vouloir le nier serait parfaitement absurde. Néanmoins, dans l’ensemble et en moyenne, ce seront toujours les mêmes possibilités qui se répéteront, jusqu’à ce que vienne un homme pour qui une chose réelle n’a pas plus d’importance qu’une chose pensée. C’est celui-là qui, pour la première fois, donne aux possibilités nouvelles leur sens et leur destination, c’est celui-là qui les éveille. » Robert Musil, L’Homme sans qualités.

 « C’est un monde qui tremble, se dissout, se réorganise parce qu’il a été regardé, en somme parce que la définition du monde est affectée d’un mouvement. Par une suite de plans, le même paysage (flou, net, détaillé, surplombé, musical) varie sans cesse et, strictement, change sans cesse d’univers. L’image du monde est mobile jusqu’en ses détails : elle ne découvre pas des aspects surprenants du même monde mais sous ces aspects, d’autres mondes. » Jean Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma.

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Ce matin-là, l’homme s’éveille abruptement. Il a vu la pluie orange, les gouttes d’huile sale s’écraser sur sa main, il a vu le ciel disparaître derrière la nuée grasse et celle-ci  menacer de s’abattre sur son foyer. Il a compris ce que cela signifiait : la fin du rêve. Quel rêve ? Comme hier, comme demain, il est là, présent, en lui-même et pour les autres : la femme qu’il aime, sa chevelure rousse (le ciel orange), leur enfant (sourde, muette), le chien (il frôle l’enfant, qui lui glisse en douce son déjeuner sous la table), la maison (autour rien, un peu de jardin et l’horizon bas, beaucoup de ciel). Se réfugier dit le titre, se trouver un abri, Take Shelter.

Cet abri, Safe le scrute sous la peau d’une femme. Idéalement, c’est une passivité résignée, la blancheur de la nuit qui descend dans le lait matinal, le temps régulé qui coule, qui remplit. Le mal saisit l’instant, le pan de route qui relie deux points et qui s’ouvre soudain. A partir de là, un premier symptôme se manifeste. La femme suffoque. Plus tard dans la chambre, elle vomit. C’est bientôt l’escalade connue. Les médecins sont formels : le mal est mental.

Un moment encore, une dernière fois avant l’aube, le silence comme si rien ne devait changer. C’est une toute petite route de montagne, le vélo attend, jeté là, il attend. Tout près, immobile, un garçon, tombé, lui aussi, d’un rêve. C’est l’heure. Le soleil, ses hordes de lumière, entrent en scène avec fracas. Le garçon, Donnie Darko, ouvre les yeux, se met sur ses jambes, s’étire. Pas un sourire presque une grimace, il jubile. Plus tard, après s’être disputé avec sa mère, il se résigne à prendre les pilules qu’il faut. Diagnostic : troubles bipolaires. Voir ce que personne d’autre ne voit. Par exemple, un homme costumé en lapin. Savoir ce que nul ne sait. Et ainsi, que la fin du monde arrive.

Ces trois prologues appartiennent à des paysages voisins. Là, sur un désastre, le cinéma tente de dénouer sa parenté avec la folie, rivale en fictions. A images égales, l’affrontement est spectaculaire. D’un côté la souveraineté de la syntaxe, de l’autre la prolifération anarchique. Face à face, folie et cinéma foudroient l’ordre conventionnel des signes. Blessure en sa personne, le fou confirme que l’écart entre un réel et un imaginaire ne peut sans danger être comblé.

Folie d’un peuple, amour fou, folie d’un seul : quel sentiment, quel discours, quelle retorse valeur ce simple ajout n’aurait le don d’exalter ? Car il n’est de folie que minoritaire, erreur d’autrui. D’où la violence, l’évitement. Monstres, demi-dieux, anges déchus et cas cliniques font, plus et moins que des personnages, des masques, des fantasmes, des distorsions. Les époques, les genres, les discours ont loisir de déposer là leurs inquiétudes, leur ennui, leur honte, leur doute. Il n’est pas jusqu’au sublime qui ne plaide pour un sol rassuré. L’usage prudent de la folie est son nom épelé avec force et comme à chaque fois ramené à l’ordre.

De ses représentations courantes, Take Shelter, Safe et Donnie Darko se font les héritiers. En bout de lignée, le fou devient un homme quelconque, une femme « de banlieue », un adolescent rebelle. Il n’a pas le génie du poète, pas plus que la séduction du pervers ou du prophète, il est commun, fragile, affolé plus qu’affolant. Ses symptômes l’inscrivent dans le tableau général de la folie.

La folie s’effectue en deux temps. Le premier, normatif, enveloppe les évidences de la maladie mentale. Hallucinations et symptômes ne reçoivent pas d’autre réalité que psychique. Le diagnostic rabat les perceptions et les affects du protagoniste sur son état. Le second temps ne questionne pas le diagnostic, il le réalise, de sorte qu’il s’épanche. La clôture se rompt. C’est ici que, positivement, le film se laisse travailler par la folie. C’est ici que, prise à la lettre, elle s’exprime enfin. Que sont les hallucinations et les symptômes ? Des images. Et ces images constituent le film – effectuent le récit – conjointement à celles qui se prétendent, d’autorité et par convention, indubitables.

Se déploie un espace simultané d’éléments virtuels. Le fou est au centre d’une expérience démesurée. L’espace parle à travers lui. Lucide (y compris sur son étal mental), il ne peut repousser ce qu’il voit, ce qu’il sent. La vision prend de l’ampleur. Elle envahit non seulement la santé de son hôte, mais de son environnement. Le fou est à la fois plus et moins qu’une conscience : son inconscience au présent est hyperconscience de l’avenir. Si bien qu’alors, malgré un décalage évident, il est dans le vrai. La folie pourrait s’avérer plus réelle que la raison, en admettant qu’un désastre cosmique, folle fin du monde, en apporte la preuve. Mais que vaut l’image comme preuve, dès lors qu’elle n’a pas plus de vérité que n’importe quelle image en général ? Les réalités se brouillent, toutes déclinées sur l’écran, étales, elles se font face, réhabilitent la personne du fou en visionnaire et s’affrontent. Intoxication sournoise et sélective, déluge, apocalypse : on comprend ce que la rencontre entre réalités jalouses et exclusives a de fatal.

Raison pour laquelle le genre est repoussé jusqu’à l’extrême limite de la catastrophe : le genre, qui est l’habitacle de la fiction, sa structure prédéfinie, rassure. Les conventions cinématographiques enferment l’imaginaire comme dans un rêve consenti. Au gré d’un point de vue qui ne cesse d’évoluer, de changer d’appui, la forme devient indécise. Ainsi contrariée, insensiblement déconstruite, elle ne peut plus effectuer sa tâche d’enfermer et d’isoler le fou. Qu’est ce qu’on regarde ? Un psychodrame ? Un film de science-fiction ? Un film catastrophe ? Une fiction sociale ? Voire, dans le cas de Donnie Darko, une comédie pour adolescents ? Qu’importe : le film convoque tous les genres et les repousse à la minute où ils se déclarent. La réversibilité et la polyvalence du cadre le laisse béant, problématique, irrésolu.

Ainsi ce qui tout d’abord se définit de l’extérieur, comme un motif de cinéma par défaut, contre une certaine logique, une certaine rationalité ou encore, plus justement, par opposition à une hypothétique norme – dite santé mentale –, devient, positivement, un sujet à part entière, pouvant répondre de sa personne, rebondir vers le spectateur, interroger ce qui fonde sa croyance en une représentation plutôt qu’en une autre. Au final, ce qui est mis en doute, puisque c’est malgré tout de cinéma qu’il s’agit, ce n’est pas le réel massif, mais l’autorité qu’il exerce derrière certains discours – notamment de fiction. Le réel apparaît tel qu’il est : codé, faisant loi. Et parce qu’elle n’est pas pure contrainte, mais qu’elle aussi rassure, protège, la loi n’est pas détestable. Nulle révolte ne la fascine autant que la mélancolie, qui la regrette et ne peut cependant la refonder. Nostalgie du refuge. Obscur abri, asphyxiant de solitude, tel n’est pas ce qui soigne la détresse. L’issue à la loi, le remède à sa perte jaillissent du cœur même de la catastrophe, de son risque et de sa folie. Ainsi, répondant d’égale à égale aux reflets néfastes qui l’enserrent, une incarnation aventureuse du refuge se tient dans la dernière image de Take Shelter. Ce refuge nomade, ému, insistant, c’est la confiance.

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Safe, de Todd Haynes avec Julianne Moore, 1995

Donnie Darko, de Richard Kelly avec Jake Gyllenhaal, 2001.

Take Shelter, de Jeff Nichols avec Michael Shannon, 2011.

Captures d’écran : Take Shelter

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je perds ici la sphère imaginaire des mouvements

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« Quel est alors l’effet de cette nuit perpétuelle où je regarde (où le défilé des images maintient mes yeux ouverts) ? Je perds ici la sphère imaginaire des mouvements dont j’avais l’assurance d’être le centre et par laquelle seulement je puis agir (marcher, souffrir) dans le monde. Je vais donc là afin de perdre, avec ce centre que je suis, le monde même – car le monde n’est peut-être que la sauvegarde de mon imagination et ce réseau où toute action liée d’abord et comme anticipée dans un imaginaire des mouvements se dessine en une sphère d’actions et de perceptions par laquelle le monde ne survient jamais sans que je sois aussitôt le centre, la conscience ou le point aveugle des mouvements qui le parcourent. »

Jean Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma

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– A quoi sommes-nous, par la tyrannie des images, tenus de ressembler ? –

«  L’eau des images mobiles ne rencontre pas l’eau qui la borde.

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Il faut au hasard imaginer non une histoire du cinéma mais une suite de films montés les uns dans les autres. Il n’y a pas d’images qui bordent les images, en contiennent le cours ou le flux, comme des rives ; rien sinon ce que l’on a inventé pour leur justification : la réalité qui peut être leur source ou l’instance de leur annulation.

On comprend que l’instabilité des images dans notre culture est précisément ce qui en a organisé l’histoire. Cette histoire a des causes et comporte des facteurs très nombreux ; mais les images, plus encore que le langage, ont été sujettes à mutations et à métamorphoses ; elles ont accéléré quelque chose de la mutation de la forme humaine.

Que fait donc – ou comment se fait – l’histoire du cinéma ? Une accélération paradoxale de cette coupe à vif dans la matière humaine.

Mais mon programme, c’est-à-dire mon idée du cinéma, serait fait de quoi, et comment articulé ? De n’importe quoi et n’importe comment. Il y faut seulement cette réalité : une histoire de l’humanité dans la dépuration de son rêve. Et quel était ce rêve ? Quelque chose comme l’intuition géniale de Strinberg : nous sommes une partie consciente de la matière du monde et une solidification provisoire du fluide qui fait le vivant : nous en sommes la parole.

Quel programme, par exemple ? Le hasard de la mémoire, c’est-à-dire ce que je n’ai pas pu comprendre.

L’invention du cinéma me fait penser à l’immersion des images dans un courant ; et j’imagine à peine que l’onde, les vagues de surface, la nuit de l’eau, les ocelles de soleil démultipliant leur prisme et variant le puzzle, donnent l’illusion que ces images courent elles-mêmes comme un frisson : donnant vie à l’espèce de composition de mémoire faite de ce que nous n’avons pas vécu parce que nous étions étrangers à ce lieu et à ce temps de leur capture.

Mais quoi ? C’est une fiction optique, une imagination d’amibes ou de protozoaires, une série de scènes sous microscope dont le premier cinéma a ébranlé les certitudes historiques ou poétiques d’un monde humain de bâtisseurs et de poètes.

Était-ce réellement l’idée de produire un homme visible, c’est-à-dire translucide et que la lumière pouvait, selon ses dégrés d’intensité, éclairer et traverser comme les figures peintes et prises dans les verrières des vitraux d’autrefois ? En les laissant aussi bien s’obscurcir en détachant les ourlets de plomb qui articulaient le puzzle des histoires peintes et les recouvrir alternativement d’une taie d’ombre comme si des nuages, une pluie, une lune passaient dans ce ciel de verre ?

Le cinéma m’a montré, à un âge où nous aspirions avec une soif ardente, à la fin du monde chaotique ou burlesque auquel la guerre nous avait mêlés, des flaques de ciel remuant sur terre, une boue céleste, l’ébranlement de cohortes de marcheurs, des visages et des bouches gigantesques, une répartition incompréhensible de lumière sur une incertitude que le monde fût humain. Et ceci : ce que je vois est-il un homme, une chose, le détail d’un désert. Et à quoi sommes-nous, par la tyrannie des images, tenus de ressembler ?

Je sais seulement qu’avant de me montrer des hommes, il m’a montré la matière dont ils étaient faits, et faits précisément pour un avenir de rédemption ou de malédiction : de la lumière. J’ai compris, je ne sais à quelle date, que de cette lumière nous étions sans doute la solidification, c’est-à-dire une suite d’instants. Que nous entrions dans une histoire d’un genre nouveau non comme les protagonistes de moments d’action, mais par une matière sans forme, par le premier spectacle d’un remuement de ténèbres et de lumières qui pouvait être à la fois un visage, une main, une voix, un paysage et le lien de plomb des vitraux qui soudait plus ou moins fermement le mouvement des hommes. Mais que, au fond, la matière humaine ne se détachait pas de la peinture des actions, ne se vérifiait pas par une coloration d’affects. C’était un lac, une boue et un ciel, dont nous naissions et qui, pour la première fois, ressemblait en effet au prisme changeant, rapide, semblable à l’eau courante de nos passions et de nos désespoirs. »

Jean Louis Schefer, Quel cinéma ? Article publié dans Trafic, Qu’est-ce que le cinéma ? Eté 2004.

*Extrait-collage, citation non-complète.

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Captures d’écran : Andreï Roublev, A. Tarkovski (1966)