« Five obstructions », Jorgen Leth / Lars von Trier, (Danemark, 2003).
Si, par quelque cheminement pervers et contre nature, la perfection devenait un point de départ, si elle figurait soudain, arbitrairement, ce dont il faut se défaire – voire ce qu’il faut détruire – que se passerait-il ? C’est un jeu que propose Lars von Trier à Jorgen Leth, réalisateur dont il dit vénérer, jalouser même, un court métrage datant de 1967. Refaire l’œuvre parfaite : un exercice pratique, du concret au concret, et surtout, un postulat qui présente l’avantage d’évacuer les définitions laborieuses et conceptuelles. Qu’est-ce que la perfection ? Le débat est clos, il n’a jamais eu lieu. Le film de Jorgen Leth est d’emblée jugé parfait. Ce décret, sincère ou ironique (ou, probablement, Lars von Trier oblige, les deux à la fois), paralyse le film, fige la perfection, la fige non pas comme la photo saisit l’instant, mais plutôt comme elle le fausse lorsqu’elle est à son tour figée sous un regard qui la crispe. Le regard qui insiste clôt la révélation et transforme l’expression en rictus, le regard décide d’ouvrir ou de fermer l’œuvre. De Lars von Trier, on se méfie, d’autant que l’objet de son attention, le film en question, s’intitule L’homme parfait. Une redondance qui, a priori, laisse peu de place à l’innocence, laisse peu d’espace à la distance.
Et Lars von Trier d’inviter l’auteur à reprendre son travail. Quelles sont ses raisons ? La proposition trahit une mise en scène, une coquetterie, la conscience d’être filmé, de susciter l’intérêt pour de mauvaises raisons (parce qu’elles n’ont rien à voir avec le cinéma). L’intention est explicite, le commentaire se veut transparent, on peut se laisser entraîner sur les voies tortueuses que trace Lars von Trier à longueur de films, toujours les mêmes à vrai dire, entre dolorisme pseudo-chrétien et psychologisme pseudo-freudien, ou faire l’impasse sur ses radotages pour s’intéresser à la seule démarche, en dépit de ses prétentions. Car entre les deux réalisateurs, les échanges ont un tel goût de télé-réalité (caviar- vodka et chambres d’hôtel mal éclairées), qu’ils évacuent d’emblée toute spontanéité. Incidemment, cette roublardise est d’un esprit très dogma.
Assez tôt, l’entêtement de Jorgen Leth condamne l’expérience. L’auteur résiste dans son œuvre achevée, il n’y a plus accès. Aussi reste-t-il en dehors d’elle, en dehors des remises en question que Lars von Trier tente de lui suggérer. Ce qui est intéressant au final c’est l’échec. Les remakes se révèlent aussi plats – pardon : aussi « parfaits » – que l’original. On sent que Lars von Trier voudrait contraindre Jorgen Leth, par les obstructions qu’il lui impose, à faire moins bien, moins joli, c’est-à-dire à se défaire d’une esthétique trop lisse, impersonnelle, vide. En vain, Jorgen Leth déçoit, incapable de se laisser aller, recherchant toujours la maîtrise, l’image léchée.
Il y a évidemment un malentendu. Les deux hommes peinent à communiquer, ils parlent beaucoup mais ne s’écoutent pas. De même, lorsque Jorgen Leth se parle à lui-même (confidences face à la caméra), il tourne en rond, ne prend pas l’opposition féconde que lui présente, selon ses propres termes, son homologue méphistophélique. Pacte faustien de pacotille : Jorgen Leth filme pour se rassurer, pour s’améliorer. Voire se surpasser. Il évite de se mettre en danger, craint que son cinéma ne trahisse les défauts de sa vie, les failles de sa personnalité. Il croit faire mieux quand on attend, plus simplement, qu’il se défasse. Tout ce qui, en lui, est béant, fragile, approximatif, il veut le voir refermé, résistant, complet.
Sans doute von Trier n’est-il pas un subtil didacticien, encore moins un fin psychologue, mais son intention est méritoire en ce qu’elle met en évidence, par ces exercices ratés, le nécessaire combat que tout artiste doit livrer contre lui-même s’il veut produire du neuf. Créer, c’est aller d’abord contre soi-même. Les débats gentiment SM entre von Trier et Leth remuent quelques idées superficielles sur la création et la souffrance, mais le problème est mal posé. Ce que révèlent les essais manqués, c’est qu’aucune obstruction ne peut modifier la signature d’un auteur ; l’unité de l’œuvre s’accomplit de l’intérieur, synthèse ou sclérose. Dans ce cas – et c’est ce qui arrive à Jorgen Leth – le style devient une malédiction, un cercle qui enferme l’auteur et le tient prisonnier de son identité.
Et cependant le remake réussi de L’homme parfait existe. Il s’agit d’un film américain, tiré d’un roman de Bret Easton Ellis : American Psycho. J’ignore si le fait est intentionnel ou pure coïncidence, mais Patrick Bateman, antihéros par excellence, est l’homme parfait déconstruit, défiguré. Mêmes séquences de toilette, rasage, gymnastique, habillage, ressemblance physique entre les acteurs : autant de correspondances troublantes – à ceci près que, dans le grotesque et la démesure d‘American Psycho, la perfection vole en éclats. Mais une telle ironie n’est pas le fait de Jorgen Leth, encore moins de Lars von Trier, que certaines obsessions personnelles tendent à enfermer, lui aussi, dans sa propre « perfection ».
« Five obstructions », Jorgen Leth / Lars von Trier
« American Psycho » de Mary HERRON (2000).
Autre film de Lars von Trier commenté sur ce blog : « Antichrist »