Sylvie Verheyde, « Stella », France, 2008 (durée : 103’)

« Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié : Qu’ont-ils pensé de nous ? – N’avons-nous pas manqué de tact ? – Avons-nous plu ? – et la peur d’être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture (…) L’atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. » Proust, Journées de lecture dans Contre Sainte-Beuve.
En cet endroit le film pourrait commencer : une petite fille entre dans une librairie et se tient, apparemment indécise, devant les hauts rayonnages. La disproportion est flagrante entre l’enfant toute menue et l’énorme tapisserie livresque dont on ne voit que les tranches, imposante stèle de caractères verticaux, symboliquement et matériellement écrasante. La scène se prolonge dans un silence inquiétant ; que va faire Stella ? Après tout on la connaît déjà un peu, justement, on sait qu’elle est imprévisible, violente, effrontée. A-t-elle envie de voler ? Va-t-elle tout détruire, s’encourir, veut-elle au contraire poser une question à la libraire qui l’observe du coin de l’œil ? Le temps passe. Enfin elle saisit un livre, paie, sort du magasin. « Les enfants terribles » : ce roman de Cocteau que l’on porte en soi comme un témoignage de l’adolescence parce qu’on y a découvert l’expression raffinée d’un morceau de soi-même. On pensait que la fillette avait pris un livre au hasard, on comprend qu’elle l’a choisi, ou encore, que le livre l’a trouvée.
Avant cet épisode décisif, Stella nous est apparue en sauvageonne urbaine qui s’ennuie en classe, crache sur les garçons, frappe les filles qui l’agressent. L’ambiance familiale n’est pas étrangère à cette drôle d’assurance qu’elle affiche, mélange de pragmatisme précoce et de fureur organique. Sa maison, son « école », c’est le café ouvrier que tiennent ses parents. Laissée à elle-même, indépendante et pas farouche, elle s’acoquine avec les habitués du bar, puise dans ces camaraderies décalées un vain savoir qui la façonne en dur. Château de cartes et vapeurs d’alcool embrument une conscience, si tendre encore, de petite fille.
Comme souvent, une rencontre providentielle amorce un renouveau. Gladys. Une camarade de classe, singulière elle aussi quoique parfaitement intégrée, fille d’émigrés juifs-argentins – culture d’intellectuels de gauche, discussions passionnées, politique, littérature, pas de télévision. Les deux filles profitent de cette liberté de mouvement qu’est l’indifférence parentale pour apprendre à se connaître, à échanger, à communiquer. Moment-clé de l’éveil intellectuel, le premier livre. Ainsi cette première amitié conduit-elle à une seconde, également profonde et formatrice.
Avec Stella, Sylvie Verheyde revisite librement sa propre enfance, à la fin des années 70. En fond, c’est donc la description d’un milieu et d’une époque. Le café de banlieue parisienne avec sa galerie de personnages, hommes désœuvrés, pour la plupart en rupture sociale, corps mélancoliques imbibés d’alcool tel Benjamin Biolay (qui joue le père de Stella), ou Guillaume Depardieu dans une de ses dernières apparitions… L’école a encore les moyens d’assumer son rôle social : l’élève médiocre est suivi avec attention, à la fois responsabilisé et stimulé par la mise en évidence de ses points forts. Sur les parents, le regard de la réalisatrice est également nuancé. Un homme et une femme certes affectueux, tendres si l’on veut, mais absents en tant qu’éducateurs, tout entiers accaparés par la vie du café, les clients, l’alcool, la drague… Limités à ce microcosme, ils ne distinguent pas vraiment Stella des autres clients : elle mange ce qu’ils servent au comptoir, porte des jolis vêtements d’adulte ; on attend qu’elle se débrouille, qu’elle se prenne en charge. Ne faisant que rarement usage du prénom qu’elle lui a pourtant donné, préférant l’interpeler par un froid « ma fille » qui résonne tout autrement que ce qu’il signifie, la mère ponctue invariablement ses conversations par un « je m’en fous » dont la récurrence finit par atténuer la cruauté.
Sans insistance déplacée, sans misérabilisme (même si les vacances chez la grand-mère dans le Nord sont tout à fait atroces), Stella s’enrichit du talent de ses acteurs, dont certains (Karole Rocher, Jeannick Gravelines) figurent déjà dans les films précédents de Sylvie Verheyde. Parfois quelques maladresses, un léger côté convenu, film d’époque un peu propret, film d’apprentissage très agencé, rien de grave, ces défauts – mineurs – passent vite à l’arrière plan. Le film est découpé en univers distincts qui ne doivent pas se rencontrer : le café, la chambre, l’école, la famille de Gladys, le Nord, les livres. Ces univers constituent les catégories mentales de Stella, qu’elle réussit à unifier, entre lesquelles elle apprend à circuler pour trouver son équilibre. Equilibre que le film reflète à son tour et, par ce glissement subtil que seule permet une sensibilité véritable, sur le pur visage de Stella se dessine un beau portrait d’adolescente.
Sylvie Verheyde, « Stella »
Filmographie de Sylvie Verheyde