Ottessa Moshfegh : Mon année de repos et de détente

Jacques Louis David Portrait of a woman in white

Seul l’absurde guérit de l’absurde. En ces temps de repli, arrêtons de nous acharner à imiter la vie. Apprenons qu’il vaut parfois mieux préférer dormir.

Le sommeil, la veille – tout se fondait en un voyage aérien, gris et monotone, à travers les nuages. Je ne parlais plus toute seule dans ma tête. Il n’y avait pas grand-chose à dire. C’est ainsi que j’ai compris que le sommeil avait un effet : je devenais de moins en moins attachée à la vie. Si je continuais comme ça, me disais-je, je finirais par disparaître complètement, puis je réapparaîtrais sous une forme nouvelle. C’était mon espoir. C’était mon rêve. — Ottessa Moshfegh

 

L’ineffable douceur des dormeurs

Le sommeil, on s’y brûlerait les ailes. N’est-ce pas ce que nous enseigne la littérature ? Qu’est devenu le Bartleby de Melville, son grand besoin de repos ramassé dans ces quelques mots : je préférerais ne pas ? Et Oblomov, tableau vivant de la paresse qui, sous la plume de Gontcharov, dut à lui seul supporter toute l’indolence de la Russie féodale ? Bartleby, Oblomov, plus tard Un homme qui dort de Perec : « Tu ne rejettes rien, tu ne refuses rien. Tu as cessé d’avancer, mais c’est que tu n’avançais pas ».

Ottessa MoshfeghUn constat semblable anime Mon année de repos et de détente paru aux États-Unis en 2019. À ceci près que le schème du dormeur se décline cette fois au féminin. Le récit se déroule à New-York entre juin 2000 et septembre de l’année suivante. Mais ce moment crucial que signifie désormais la date du 11/09/01 dans la mémoire collective ne se présente pas comme une preuve tangible de la déraison du monde. La catastrophe qui, dans les autres romans, relève du pressentiment voire, chez Perec, du désir, ne se donne pas avant l’heure, et quand à la fin, l’événement se produit, il est d’une telle violence que ce caractère absolument destructeur lui ôte toute valeur de confirmation. Aucun signe avant-coureur d’un bouleversement ne viendrait, dans le cours du récit, contredire l’hypothèse que la frénésie dont témoignent les New-Yorkais, cette dépense excessive et risquée, n’est pas indissociable d’un mode de vie identifié comme normal, nécessaire et acceptable.

La candidate au sommeil dépeinte par Ottessa Moshfegh, elle, ne se sent ni normale ni nécessaire ni acceptable. Jeune, belle, riche, rentière, ultra-privilégiée, on jugera que les raisons de son mal-être ne sautent pas aux yeux.

Ça a été une période enthousiasmante de ma vie. J’étais emplie d’espoir. Je me sentais sur la voie d’une grande transformation. — Ottessa Moshfegh

Le registre du sarcasme pourrait bien être l’élément décisif qui ferait de Mon année de repos un délice d’ironie si le caractère de douceur signalé dans la famille des dormeurs volontaires ne l’emportait, là encore, sur cette dimension du propos. Faisant corps avec le paradoxe qui la voudrait comblée et malheureuse, la narratrice de ce roman rédigé à la première personne n’envisage pas son envie de sombrer sous l’angle du désespoir. Une mue, le projet pourrait n’être qu’une banale cure de sommeil à visée thérapeutique. La décision s’avère même franchement joyeuse là où, chez Perec notamment, le ton du récit colle davantage à la gravité du sujet.

Des petits bouts de truc

Il va de soi qu’au XXème siècle, on ne se fatigue plus à s’endormir sans avoir recours à tout un arsenal de drogues aux pouvoirs aussi alléchants qu’incertains. Mieux que l’amour, la garantie d’un suivi pharmacologique régulier est à la portée de n’importe quel compte en banque bien approvisionné, et c’est en consultant l’annuaire que la narratrice trouve son Dr Feelgood. Pour la plus grande joie du lecteur, l’esprit de raillerie trouve, en la personne du Dr Tuttle, un hôte à sa mesure. Tant il est vrai qu’un psy idéal devrait se borner à prescrire. À l’image d’un roman qui, contre l’analyse, fait le choix de la loufoquerie, le Dr Tuttle affiche une foi proprement ésotérique dans les puissances occultes de la médecine chimique. À défaut de déontologie, ses discours ne manquent pas de vertu curative.

Il faut vraiment écouter ses instincts. Les gens seraient mille fois plus à l’aise s’ils obéissaient à leurs pulsions plutôt qu’à leur raison. C’est pour cela que les médicaments sont tellement efficaces dans le traitement des maladies mentales – parce qu’ils altèrent notre jugement. N’essayez pas de réfléchir trop — Ottessa Moshfegh

Si elle n’était aussi drôle, le Dr Tuttle serait en tout point terrifiante. De session en session, on lui doit un beau florilège de théories iconoclastes. Sur les questions de santé dont la résolution implique généralement une sagesse de façade sinon des croyances flatteuses, le Dr Tuttle brise tous les tabous. Ici, il n’est pas de difficulté existentielle qui ne se résolve à coup d’ordonnance, l’équilibre se résumant en une formule indiquant quel remède prendre en combinaison de quel autre.

On dit souvent que l’esprit prime sur la matière. Mais qu’est-ce que la matière ? Quand vous l’examinez au microscope, ce ne sont que des petits bouts de truc. Des particules atomiques. Regardez de plus en plus près et au bout du compte, vous ne trouverez rien. Nous sommes principalement de l’espace vide. Nous sommes principalement du rien. — Ottessa Moshfegh

Dans un livre qui en compte peu, le Dr Tuttle trouve naturellement sa place en tant que personnage récurrent. Néanmoins, sur ce modèle hilarant, pathétique et traitre, les fréquentations de la narratrice, quoique caricaturales, ne manquent pas de vérité ni de profondeur humaine. À commencer par Reva, la meilleure (et unique) amie, sorte d’alter ego pauvre que la réussite sociale obsède presque autant que la minceur. L’addiction médicamenteuse de l’une trouvant sa réplique dans l’alcoolisme et la boulimie de l’autre, un concentré de répulsion et d’envie soude ces deux êtres avec un entêtement réciproquement suspect. Reva qui se veut de bon conseil ne tarit pas d’éloges pour la dormeuse qu’elle prétend aimer mais dont elle lorgne la plastique, l’insouciance et l’aisance financière en miroir de sa propre incomplétude. Sur la scène de ce petit théâtre mental, un troisième larron dénommé Trevor joue le rôle de l’ex, trader à la ville et amant en privé, d’un égoïsme sexuel absolu. Comme Reva pour l’amitié, il représente ce que la narratrice a connu de plus proche de l’amour, un simulacre addictif et avilissant.

Un jour, il m’a dit qu’il avait peur de me baiser « trop passionnément », au motif qu’il ne voulait pas me briser le cœur. Je lui ai demandé : « Si tu pouvais avoir seulement des pipes ou seulement de la baise jusqu’à la fin de tes jours, tu choisirais quoi ? – Les pipes. – C’est un peu un truc d’homo, non ? D’être plus intéressé par la bouche que par la chatte ? » Il ne m’avait pas reparlé pendant des semaines. — Ottessa Moshfegh

Est-ce manquer que de dormir ?

Un manque affectif auquel amie et amant ne peuvent pourvoir rencontre son équivalent dans une cellule familiale dysfonctionnelle et lacunaire. Enferrés dans leurs propres problèmes, père et mère furent de leur vivant d’un si faible réconfort pour la narratrice que, survenue peu de temps après leur décès, sa décision d’hiberner ne pouvait entretenir qu’un lien ténu avec l’événement. De même, l’échec somme toute considérable que représente une première expérience professionnelle ratée (dans le milieu de l’art) ne semble pas avoir pesé bien lourd dans son besoin de se soustraire au monde. Aussi cette résolution ne se présente-t-elle pas comme étant la conséquence d’un chagrin récent et identifiable. La solitude du personnage, son absence de talent, de désir, de passion, ne sont pas des attributs d’un quelconque état de tristesse ou de déception. La narratrice ne connaît pas d’émotion violente. Ni les mauvais traitements que lui inflige Trevor ni ceux que Reva retourne contre elle-même ne la bouleversent. À cet égard, somnifères et anxiolytiques ne modifient pas grand-chose à un quotidien décharné, sans attente, sans peine, sans joie.

Cette même absence d’émotions détermine Un homme qui dort. On y voit l’argument qui rapproche ce récit de celui d’Ottessa Moshfegh, un état d’indifférence et de flottement qu’exprime la disparition des connecteurs logiques entre les énoncés. En dehors de ces formes transactionnelles, le monde reflue comme par régurgitations, selon un principe d’inventaires. La narratrice de Mon année de repos et de détente trouve un certain apaisement dans cette gymnastique mentale : Compte les étoiles. Compte les Mercedes. Compte les présidents américains… J’ai compté les capitales. J’ai compté les différentes espèces de fleurs. J’ai compté les nuances de bleu. Céruléen. Pétrole. Electrique. Sarcelle. Tiffany. Egyptien. Persan. Oxford. Des informations, c’est tout ce qui demeure quand tarde l’endormissement et que rien n’emporte l’âme – et quelle âme d’ailleurs… ? Les informations sans les sentiments, c’est le comble de l’absurde :

Je ne pouvais pas supporter la télévision. Surtout au début, la télé éveillait trop de choses en moi, alors je m’excitais sur la télécommande, je zappais, je ricanais de tout, je m’agitais. C’en était trop. Les seules informations que je lisais encore étaient les titres racoleurs des quotidiens locaux, à la bodega. J’y jetais un bref coup d’œil quand je payais mes cafés. Bush affrontait Gore dans la course à la présidence. Une personnalité importante mourait, un enfant était kidnappé, un sénateur volait de l’argent, un célèbre sportif trompait sa femme enceinte. Il se passait bien des choses à New-York – il s’en passe toujours – mais rien ne m’affectait. C’était toute la beauté du sommeil – la réalité se détachait et se manifestait dans mon cerveau aussi fortuitement qu’un film ou qu’un rêve. Il m’était facile d’être indifférente aux choses qui ne me concernaient pas. Les employés du métro se mettaient en grève. Un cyclone arrivait, s’en allait. Aucune importance. Des extraterrestres auraient pu nous envahir, des sauterelles déferler, je l’aurais remarqué, mais je ne m’en serais pas inquiétée. — Ottessa Moshfegh

On comprend aussitôt que le comble de l’absurde, c’est plutôt l’information elle-même, le monde rempli à ras-bord de données disparates, sur lesquelles personne n’agit. Que font ceux qui ne dorment pas ? Que fait Trevor avec les cours de la Bourse ? Que fait Reva ? À bien des égards, trading, alcoolisme et boulimie opèrent en métaphores exactes de façons d’agir qui donnent l’impression d’être affairé. On gagne, on perd, on ingurgite, on vomit, on s’enivre, on déprime – les doses sont énormes –. Au travers de ces individualités blessées et blessantes, ce que Perec et Ottessa Moshvegh démontent n’est donc rien d’autre que la grande mécanique de désaffection qui ronge le cœur du capitalisme, ce grand vide existentiel masqué comme une menace par une prolifération de choses, de paroles, de gestes antagonistes et solitaires.

« Ton regard dans le miroir fêlé »

La beauté du sommeil c’est qu’il y a une vie dans le rêve, un retournement positif à la faveur duquel le somnambulisme prend les proportions d’une aventure intérieure. Le dormeur pense, le dormeur agit. Cette activité inconsciente laisse des traces, des résidus d’intensité qui, déposés dans la mémoire du rêveur, manœuvrent son retour vers le réel.

Le piège, cette illusion dangereuse d’être infranchissable, de n’offrir aucune prise au monde, de glisser, intouchable, yeux ouverts… — Georges Perec

Le dormeur n’est pas tant à l’abri qu’il croyait l’être dès lors que rêvant, il ressent. De s’être déshabitué de la vie courante, les contraintes et conventions du quotidien ne lui semblent que plus odieuses au réveil. Dès qu’il ouvre les yeux, la lumière du jour le brûle, n’est-ce pas à raison ? Dans ce qui s’impose avec violence, la violence n’est-elle pas l’indice du réel ? Sans doute la dormeuse new-yorkaise croit-elle encore qu’au terme de son hibernation, elle se sentira mieux. Pas un instant toutefois ne va-t-elle imaginer que le monde lui sera devenu hospitalier. D’une part, elle-même ne fait rien pour changer les choses, d’autre part, ce sentiment d’impuissance est précisément à l’origine de son besoin d’une coupure. Elle aura changé : elle se sera séparée, différenciée du monde.

Passivité coupable ? Il est intéressant sur ce point d’entendre le commentaire d’Ottessa Moshvegh sur son héroïne. Sensible aux critiques soulevées par Eileen, personnage d’une laideur et d’une ingratitude peu communes et figure centrale d’un premier roman éponyme, l’autrice souhaitait, par la beauté octroyée à la narratrice de Mon année de repos, démontrer qu’il n’en fallait pas davantage pour que l’inacceptable échappe aux jugements. « Une personne si belle peut se permettre de ne montrer aucune émotion, de rester sans affect », ajoute-t-elle, tandis que le caractère antipathique et les tristes manies de sa dormeuse n’éveillent chez le lecteur, à l’instar de Reva, qu’une sombre envie d’aligner sa conduite sur la sienne. Bien entendu, Ottessa Moshfegh n’est pas dupe de ce stratagème. La beauté dresse un écran de neutralité tout juste bon à ouvrir un personnage, à le rendre accessible. Ce n’est pas son éclat qui emporte notre adhésion, son apparence physique ne nous touche pas, pas plus en tous cas que celle des mannequins à laquelle renvoie son image. Bien davantage donnons-nous raison à la noirceur qu’elle recouvre, au refus blême de continuer, de jouer le jeu de toutes les prérogatives de classe, de jeunesse et de supériorité physique. Le sommeil, cette nuit où le désir retrouve sa grandeur, ce couloir de transformation, cet antre aux métamorphoses, vaut bien qu’on lui sacrifie du temps et toutes les prétendues richesses du monde. Dans le sommeil, le corps s’oublie, se perd, se dédouble…

Tu ne bouges pas, tu ne bougeras pas. Un autre, un sosie, un double fantomatique et méticuleux fait, peut-être à ta place, un à un, les gestes que tu ne fais plus. Il se lève, se lave, se rase, se vit, s’en va. — Georges Perec

Le dormeur se mue en rêveur. Cette créature onirique échappée du sommeil qu’est l’Autre, le Double, se distingue absolument des autres. L’Autre n’a pas de corps, c’est-à-dire, de corps mondain, il est le négatif, le spectre, la sombre silhouette critique. Cependant, c’est à partir de ce dédoublement qui est une déchirure, que la vie peut reprendre autrement. L’avantage humanitaire que représente le fantôme pour le monde surpeuplé est qu’il glisse sur les choses sans les abîmer. Chez Perec, c’est un observateur, amer mais détaché. Il sort la nuit, s’installe dans des cinémas, observe les gens, n’interfère pas, se tient à distance. Quant à la dormeuse new-yorkaise, outre sa cinéphilie, les frasques qui signalent le passage de son Autre sont étonnamment empathiques et bienveillantes. Cependant, de même que son idole de fiction, Whoopi Goldberg, actrice noire connue, dans le courant des années 1990, pour les singularités d’un jeu dont le comique n’aura été qu’un enduit de surface, un leurre dissimulant des qualités d’ironie plus subtiles et obscures, il se pourrait que sommeil et fiction, en dépouillant le réel de tous ses déguisements, ne le rendent, sinon moins attrayant, plus radicalement inacceptable.

Ton rêve sait mieux que toi-même comment habiter le monde nous disent ces romans, l’imaginaire est une conviction subversive. Face à lui, le concret perd de son lustre, rendu trivial par la laideur des désirs qu’il accroche. Au terme de son année de repos et de détente, la narratrice, venue à bout de son propre vide intérieur, s’attaque à ce qui l’encombre au-dehors. D’un mouvement plein d’assurance et de vitalité, elle se débarrasse de toutes ses affaires, vêtements de marque, bijoux, mobilier coûteux, maison à la campagne, liquidation de l’héritage familial. Un après-midi du mois de septembre, elle rend une visite au Met, le fameux musée d’art new-yorkais. « Je crois que je voulais voir ce que les autres gens avaient fait de leur vie. » Eût-elle été en quête d’une révélation, elle ne sera pas déçue. L’œuvre d’art, comme le reste, n’est qu’une chose dans un cadre. Une illusion, celle d’un « temps contenu, retenu prisonnier ». Liquidation de l’héritage culturel et fin des inventaires : dans cet espace retrouvé, non pas en dépit du vide, mais grâce au vide, le sentiment revient.


image de bannière : Portrait d’une jeune fille en blanc, peinture anonyme du XVIIIe siècle
(peintre du cercle de Jacques-Louis David), repris en couverture du livre d’Ottessa Moshfegh


Moshfegh - Mon annee de repos et de detente - couverture editions Fayard.jpg

Mon année de repos et de détente, Ottessa Moshfegh, traduit de l’anglais par Clément Baude, Fayard, 2019

Un homme qui dort, Georges Perec, Gallimard, 1967

Oblomov, Ivan Gontcharov, Gallimard, 1859

Bartleby le scribe, Herman Melville, Gallimard, 1853

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Papiers de Violaine Schwartz

 

Un recueil de témoignages au plus près de la parole des exilés compose un tableau des migrations où la tristesse rivalise avec l’absurde.

Recit de vie

La valeur du nom propre.

« C’est moi, Khady Demba » : prononcés par une jeune migrante quelque part dans le soi-disant no man’s land d’une région frontalière, c’est par ces mots que se clôt Trois femmes puissantes, le triptyque de nouvelles publié par Marie NDiaye en 2009. Tout imaginaire qu’elle soit, Khady Demba manifeste son existence en se nommant, geste qu’elle tiendra jusqu’à l’instant de sa mise à mort. Revenant sur cette œuvre des années plus tard, Marie NDiaye a beau déclarer qu’elle n’approcherait plus un tel sujet en imagination, – « la situation des migrants s’étant à ce point aggravée, je ne me sentirais pas légitime », – il ne reste pas moins de sa tentative que l’essentiel ne lui avait pas échappé : la valeur du nom propre.

Violaine Schwartz

Le montage, un genre littéraire.

Violaine Schwartz n’a pas eu besoin de recourir à la fiction pour rédiger ses Papiers qui cependant en regorgent. La chair du livre (« Les choses prennent sens quand elles prennent corps », p.119), ce sont des témoignages récoltés auprès d’anciens et d’actuels demandeurs d’asile, des personnes arrivées en France depuis l’Arménie, l’Afghanistan, le Kosovo, la Mauritanie. À cette parole difficile répondant d’un monde dont on peine à croire qu’il est le nôtre, se mêlent quelques récits émanant d’associations de citoyens français engagés en faveur des réfugiés. Le résultat, d’une très grande tenue, en appelle autant à l’empathie qu’à la pensée. Répondant à une commande du Centre dramatique national de Besançon, l’autrice s’est livrée à une récolte exigeante suivie d’un exercice de réécriture non moins délicat.

Bon, les gens ne parlent pas comme c’est écrit dans mon livre. J’avais des témoignages en vrac, comme là je parle, je fais des digressions, je ne finis pas mes phrases, voilà. Mais je m’étais donné comme contrainte d’écrire avec ces mots-là et de ne pas en rajouter, de ne pas essayer de tirer vers plus de pathos ou plus de ceci, de cela, de mettre ma pâte. J’ai fait un travail de montage. Et je voulais aussi que les histoires soient claires. — Violaine Schwartz, Les preuves de notre existence, France Culture, 08/06/19

De ce côté-là du livre, la démarche de Violaine Schwartz rappelle celle de l’écrivaine russe Svetlana Alexievitch (Prix Nobel de littérature en 2015). Dans une telle entreprise, la fiction n’est pas le fait d’un traitement littéraire. C’est plutôt le fait d’un système juridique défaillant de nature à produire du mensonge organisé. Le récit de vie est un objet problématique, fruit dénaturé d’un système problématique. Demandé, redemandé et encore redemandé, questionné, mis en doute, retranscrit, classé, affublé d’un numéro à 13 chiffres sinon davantage, validé ou invalidé, le discours subit fatalement des transformations et finit par se muer en légende.

Histoire 2

Le vrai du faux

Le rôle crucial de ce compte-rendu circonstancié dans l’obtention d’un permis de séjour a encouragé l’émergence d’une caste de commerçants bien particuliers, les fabricants de récits, des gens qui, moyennant de l’argent, vendent de l’information ou des éléments fictifs qui, insérés dans un flot de faits authentiques, sont censés en maximiser la crédibilité. Les réfugiés apprennent quant à eux qu’il est préférable de ne pas conserver de preuve de leur identité véritable. L’âge, le pays d’origine, les pays par lesquels on a transité, les noms de ceux qui sont venu en aide, l’appartenance ethnique, la religion, les causes de l’exil, le détail du voyage, les violences subies : tout, absolument tout peut être retenu contre soi, et pris comme prétexte au refus de l’octroi des papiers.

Parce qu’il faut une histoire crédible adaptée à l’OFPRA, et pour ça, il y a des ajustements à faire qui sont presque nécessaires et il va falloir s’en convaincre et parler à tout le monde sur la base de ces ajustements (…) Ajouté à cela, il y a des pays sans état civil dont les ressortissants eux-mêmes n’ont pas idée de leur date de naissance. (…) Pour nous, c’est des choses évidentes sur l’identité, et là, dès le départ, ça bloque. Le nom ça ne marche pas. La date de naissance, ça ne marche pas non plus. C’est comme ça que notre système juridique aboutit à du mensonge organisé. — Papiers, pp. 70-73.

Posée de manière frontale, l’omniprésence du mensonge (ou de faits alternatifs, pourquoi en effet ne pas reprendre à l’autre cette expression si nécessaire dans ce contexte), que reste-t-il au lecteur à entendre de ces monologues dont nul ne peut départager la part de réel de la part d’invention ? En intercalant parmi ces histoires particulières des témoignages émanant de citoyens français, chapitres intitulés « De l’hospitalité », Violaine Schwartz fournit les clés de ce que pourrait être la place du lecteur, ou de ce que pourrait être la conduite à tenir devant une personne que son état (de détresse) met en infraction avec la loi.

Moi, quand j’entends des gens d’ici se permettre de donner des conseils, je dis stop. C’est comme cette histoire de bon opposant politique par rapport à l’immigrant économique. Nous, en tant que bénévoles, on ne veut pas rentrer là-dedans. On ne porte aucun jugement. C’est même un des fondements de l’association. On les prend comme ils se présentent, indépendamment du problème qui les amène ici. D’ailleurs ce n’est jamais univoque. C’est toujours gris. — Papiers, p. 69

Je traversais le jardin Villemin tous les jours mais je ne les voyais pas. Par moment c’est étrange on est aveugle. On passe à côté ou on est occupé par autre chose (…) Au début, les deux premières années, je faisais des cauchemars, la nuit. Comment ont-ils pu vivre tout cela ? On ne peut pas rester insensibles. Il faudrait être comme les médecins. L’autre jour, j’ai appris un mot en iranien qui veut dire « voir la douleur ». C’est tout à fait ça. Il faut apprendre à voir la douleur. — Papiers, pp. 54 et 59

La langue des sigles

Violaine-Schwartz-Et-pendant-ce-temps-là-les-oies-sauvages-volent.jpgSi la langue retranscrite porte peu de traces d’intervention en terme d’agencement des mots et de vocabulaire, la disposition du texte sur la page, une phrase par paragraphe, a été pensée dans un même souci de respect de l’oralité. En revanche, le travail de montage effectué par Violaine Schwartz entraîne le lecteur dans des considérations qui vont au-delà de la matière du discours en prenant appui sur une réflexion qui déborde du strict cadre constitué par parole. Il y a là bien entendu un effet du doute : les migrants ne disent pas que le vrai. Ce doute demande à être conjuré au nom de la vérité du terrain. Sa révocation est une étape nécessaire, préalable à l’adhésion, qui en appelle à l’éthique du lecteur.

La subtilité du livre apparaît plus encore dans l’articulation des chapitres. Entre les témoignages viennent en effet s’insérer des espaces de transition qui, sous leurs airs joueurs et légers, proposent un contenu graphique qui s’installe en contrepoint des sources orales. Ce sont de courts interludes qui prennent la forme de calligrammes (Et pendant ce temps-là les oies sauvages volent volent volent…), d’une dictée (De Bertold Brecht comme ça se prononce), et d’exercices d’école : traduction, rédaction, logique, philosophie, mathématique, histoire. En préambule, le glossaire avec sa suite inepte d’acronymes (de ADA à ZAPI) se donne presque comme une blague. Ce qui ressort d’entre ces lignes est d’un comique à pleurer : c’est la dimension absurde de cette crise fabriquée de toute pièce par des machines d’Etat. De l’argent jeté par les fenêtres, du temps gaspillé, des dépenses inutiles – des vies mutilées pour… des papiers et encore des papiers et encore des papiers pour faire des papiers, ou refuser de faire des papiers, et ainsi de suite. (p. 201).

De Bertold Brecht comme ça se prononce photo 1

À lire

Papiers, Violaine SCHWARTZ, P.O.L., 2019

Trois femmes puissantes, Marie NDIAYE, 2009

La Supplication, Svetlana ALEXIEVITCH, 1997

L’autre rive

Mondrian

Piet Mondrian

 

« Ne demande plus où tu en es – ne le demande plus jamais. Tu n’as pas besoin de ça : tu es nulle part. Et ce nulle part est ta chance, comme si tu étais amoureux.

« Ces phrases, elles composaient aussi un aide-mémoire pour la délivrance. Elles me paraissaient presque anciennes, maintenant, comme si, en quelques heures, ma promenade le long de la Seine s’était changée en saut dans la vie. Les trois phrases, je commençais à les vivre. Mais elles n’agissaient plus comme des appels au réveil : le réveil avait eu lieu ; il n’arrêtait plus d’avoir lieu. Est-il possible de prétendre un jour qu’on s’est réveillé ? Si ces trois phrases me semblaient maintenant familières, si elles n’aiguisaient plus en moi le désir de l’autre rive, c’est que sur l’autre rive, j’y étais. Toute une prairie de phrases s’est tissée dans le feuillage.

« Si les phrases maintenant viennent se formuler dans ma tête, il va falloir les écouter, me disais-je ; et pour les écouter, le mieux est de les écrire. Demain, me disais-je, demain je rédigerai. Car ce soir, mes yeux se ferment, je suis épuisé. Demain, après-demain, chaque jour, les phrases qui sont venues, celles qui viennent, celles qui viendront, je les écrirai. En attendant, c’est le fleuve qui veillera sur elles. Je me suis penché vers l’eau. Toutes les phrases de la journée sont venues vers ma nuque ; elles se sont enroulées autour de mes épaules ; l’une après l’autre, elles ont pris leur élan derrière ma tête et ont glissé, en arc-de-cercle, vers la Seine.

« C’est ainsi que je vais vivre, me disais-je : de phrase en phrase et d’une révélation à l’autre, attentif à ce qui vient.

« C’est maintenant, me disais-je – maintenant, cette nuit, tout de suite, là, c’est maintenant qu’il faut reprendre vie. Les choses n’existent pas ; un néant les traverse qui les pousse à l’effroi et aux enchantements. »

Yannick Haenel, Cercle. Extrait-collage pages 50 à 66. Citation incomplète.

 

 

 

Marie NDiaye : la joie simple de l’activité préférée

L’auteur de « Ladivine » était à Bozar le 04 mai pour une rencontre avec l’écrivain Grégoire Polet. L’occasion de se demander ce que ce genre d’événement en marge des livres peut générer comme émotions.

Marie NDiaye 6

Biographèmes

    « — Mais si elle a éprouvé vis-à-vis de ces faits qui la concernent d’autres sentiments, ne serait-ce pas la traiter avec condescendance que de ne pas tenter d’en juger nous-mêmes au niveau exact où elle s’est toujours tenue ? — »

Ceux qui ne sont pas familiers avec l’auteur ignorent peut-être encore que Marie NDiaye a publié son premier roman à l’âge de dix-sept ans lorsque, l’ayant rappelée débordant d’enthousiasme à la réception du manuscrit intitulé, titre prémonitoire, Quant au riche avenir, Jérôme Lindon l’invita à rejoindre les Éditions de Minuit, à franchir, du même coup, les portes d’un milieu littéraire dont elle-même ne connaissait encore rien, pas même la notoriété, le prestige et la fougue avérée de l’éditeur qu’elle s’était choisi. L’événement remonte à 1985, mais il faut bien dire que cette reconnaissance, toute précoce qu’elle fût, ne fit qu’entériner une décision prise antérieurement de ne pas poursuivre ses études afin de se consacrer pleinement à l’écriture. Sa détermination d’alors, la radicalité dont elle fit montre autant par son refus que par l’affirmation d’une confiance extraordinaire en ses propres ressources, elle la regrette un peu aujourd’hui, jugeant que les choses accomplies auraient pu trouver leur place au sein d’une vie peut-être plus riche en expériences diverses. Non qu’elle eût aimé en apprendre davantage sur la littérature, la philosophie ou le droit, le savoir académique et sa mortelle pesanteur l’ont toujours rebutée, mais, à la réflexion, l’apprentissage d’une activité manuelle ne lui aurait-elle pas été également profitable ? À entendre cette confidence, je me dis que les critiques ont bien tort de vouloir à tout prix déceler dans son dernier livre, La Cheffe, roman d’une cuisinière, une transposition de son métier d’écrivain quand il ne s’agit, peut-être, que de l’expression directe, aussi littérale que possible, d’une certaine nostalgie à l’endroit d’un art qu’elle se serait bien vu pratiquer à côté (plutôt qu’en marge) de l’écriture, avec le même sérieux et un égal engagement de toute sa personne, sans que l’exercice d’une de ces activités ne porte jamais de l’ombre à l’autre.

Un autre élément biographique prêtant à discussions est la double ascendance de Marie NDiaye, française et sénégalaise, dualité dont elle aurait à répondre malgré elle, par les effets d’un visage et d’un nom qu’elle ne considère pas autrement que comme siens et que, pour sa part, elle se contenterait d’oublier s’ils ne lui revenaient pas sans cesse de l’extérieur par toutes sortes de questions portant sur le racisme et la condition d’émigrée. Il lui faut alors chaque fois rappeler ne s’être jamais définie comme étant noire, ne s’être jamais sentie atteinte par les jugements de cet ordre. « Ma mère est blanche, je suis aussi bien blanche que noire. ». Constat qui en mobilise un autre, de l’autre côté de l’Atlantique, par la voix de Chimanda Ngozi Adichie qui, dans son roman Americanah, remarque qu’aux États-Unis, l’inconscient raciste est tel qu’il suffit d’une minuscule goutte de sang noir pour qu’une personne soit considérée comme noire. Marie NDiaye, qui connaît à peine son père, reparti au Sénégal quand elle était encore trop jeune pour s’en souvenir, insiste sur le fait que ce pays auquel on la rapporte si souvent, n’existe dans son esprit que dans la brume d’un fantasme, lointain évanescent nourri du souvenir vague d’un voyage ancien. Aussi cette prétention à ne s’être jamais sentie offensée du fait de sa physionomie s’accompagne-t-elle d’un intérêt aigu pour les personnes qui, elles, des rapports conflictuels entre le Nord et le Sud, ont une expérience autrement plus terrifiante que la sienne. « Trois femmes puissantes », roman publié en 2009, consacre un chapitre entier au destin douloureux d’une Africaine, qui, rejetée par les siens, tente de quitter son pays. L’auteur précise que ces pages ne pourraient plus être écrites aujourd’hui tant la situation des migrants s’est aggravée. « Je ne me sentirais pas légitime » ajoute-t-elle. Face à la dureté d’un réel, dont la part ne cesse de croître au fil de ses récits, elle prend garde à se maintenir dans une position de retrait et d’observation, position contraire à la définition que Sartre donne de l’engagement. Aussi ne peut-elle que manifester son étonnement devant le fait que certains commentateurs aient cru voir dans sa dernière pièce, Honneur à notre élue, une préfiguration de la présidentielle de 2017. « Ce dont on souffre aujourd’hui, se sent-elle obligée de rappeler, ce n’est pas d’un excès de vertu tel qu’il s’illustre dans ce drame au fond moins politique qu’existentiel, mais au contraire du triomphe de la malhonnêteté. » Difficile en effet de la contredire sur ce point.

Des faits de conscience

    « — (…) qu’ils aient permis à une telle folie de structurer chaque moment de leurs journées, elle le comprenait, le respectait, sentant déjà en elle le germe d’une folie très semblable, plus souhaitable simplement parce qu’elle saurait en faire l’instrument de sa renommée, qu’elle se laisserait entraîner mais jamais dominer par cela, en tout cas jusque dans ses ultimes années d’exercice où cette folie l’a peut-être engloutie en effet. — »

« Lorsque j’écris, je tâche d’oublier qui je suis pour me mettre dans l’esprit d’un homme, d’une femme, d’un animal, d’une  pierre… ». On en arrive, et peut-être aurait-on dû commencer par là, à l’écriture même, aux romans, pièces de théâtre, poèmes – peu importe  la dénomination puisque, quelque forme qu’elle emprunte, la manière ne change pas –, à ce qui, du moins selon moi, place le lecteur au regard de l’œuvre dans un rapport compliqué d’effroi et de secrète délectation. Il me semble d’ailleurs qu’on pourrait prendre les livres un à un, dégager quelques éléments d’intrigue, des récurrences, qualifier le ton, parler du style, en soi remarquable, de la phrase à mi-chemin entre Faulkner et Kafka, et ce faisant ne jamais même approcher de ce que c’est que cette écriture-là, et, au contraire, en donner une image presque fausse. Rien de déroutant à première vue, tous les ingrédients d’un roman classique s’y retrouvent : des personnages, des événements et une narration quasiment linéaire. Sauf que les personnages, sont des visages, au sens lévinassien du terme, Lévinas dont on pourrait ici reprendre la célèbre formule : « Nul n’est bon volontairement. » Ni bon ni mauvais, la morale est absente chez Marie NDiaye, de même que la psychologie ; il n’y a pas d’événements en tant que tels, seulement des visages, c’est-à-dire non pas des consciences mais des faits de conscience, des consciences traversées par les événements. Parler, à propos de cette œuvre, de behaviorisme des profondeurs serait sans doute une façon trop lapidaire d’évoquer sa singulière puissance, sa force d’envoûtement et de pénétration, le fait de se sentir happé par des mains insinuantes et d’une désagréable onctuosité, pour descendre, descendre et s’enfoncer dans des régions d’où ne sortent habituellement aucun son.

Je m’arrête ici car ce n’est là qu’une lecture personnelle d’une œuvre qui en suscite forcément d’autres, politiques (ce qu’atteste la tonalité générale des commentaires dans la salle), ou encore, formelles, symboliques, appelant au déchiffrement, plus détachées je suppose, que la mienne soucieuse de ne pas porter préjudice à l’intensité qu’elle recèle.

Qu’a-t-elle dit de plus ce soir-là ? Ceci par exemple, que son goût pour la littérature américaine tient au fantasme reconduit sans trêve de se mettre au monde soi-même en tirant un trait sur le passé. Un principe dont on suppose qu’il fonde tout désir d’écriture : disparaître et se réinventer. Dans l’évocation de ses personnages, elle ne cesse de retourner les jugements qui se formulent naturellement à leur égard, de dénouer en leur faveur les couples qui traditionnellement s’opposent : faiblesse / puissance, abnégation / orgueil, désir / dégoût… Évacué, dissout dans les méandres de la phrase tortueuse, il n’y a plus de regard proprement dit, le point de vue porté par une multiplicité de voix (toujours la même malgré tout), s’étire à l’infini jusqu’à  se donner l’illusion d’avoir pu parcourir ses sujets de part en part, et, s’étant dégagé du trop-plein des consciences, d’en ressortir plus démuni que jamais, faible, défait, laissant les personnages dans une solitude confortée par cette visite.

Tranfert

    « — C’était pourtant des matérialisations de rêves qui naissaient sous ses doigts durant ces nuits ondulantes, détachées de la nuit des autres aussi nettement qu’un monde parallèle de l’univers ordinaire. — »

« Pour rien au monde je ne voudrais rencontrer un écrivain que j’admire. Que pourrais-je lui dire ? » Comme dans un rêve éveillé, ces paroles, ce n’est pas moi qui les ai dites mais, dans un de ces faux paradoxes qui ne font en réalité que rétablir les lacunes de tout jugement, la personne à l’endroit de laquelle j’aurais pu moi-même les prononcer. Ainsi, l’admiration qu’elle peut susciter chez ses lecteurs, Marie NDiaye n’est-elle pas la dernière à l’éprouver à son tour lorsque, dans sa ferveur de lectrice insatiable et exigeante, l’idée qu’elle puisse elle-même demeurer interdite dans des circonstances similaires l’inciterait plutôt à se retrancher dans les livres. Que lui viennent aux lèvres les noms de Claude Simon, Joyce Carol Oates ou James Agee (elle tient Louons maintenant les grands hommes pour une des plus grandes œuvres jamais écrites) ne signifie pas qu’il n’y aurait pas d’autres écrivains susceptibles de briller à ses yeux, ceux-ci sont légions, plutôt, ce que ce bref inventaire indique, c’est que contrairement à ces derniers qui vont et viennent au gré de goûts et d’humeurs soumis à l’érosion du temps, les premiers n’auront jamais quitté sa table de travail, gage de leur primauté dans son cœur.

Ayant pris acte de la dissymétrie qui régit nécessairement ce type de rendez-vous entre un auteur et son public, il reste à s’en remettre à ce qui se produit malgré tout, à ce moment-là, un phénomène qui tient tout entier au pouvoir de l’apparition. Et puisqu’il est entendu qu’il ne peut y avoir de formulation générale d’une expérience aussi particulière, je dirais, en guise d’aveu, que le fait de me tenir à quelques mètres de Marie NDiaye, de pouvoir poser mes yeux sur elle, d’étudier sa gestuelle et de reporter ainsi mon attention, non pas sur des paroles dont aucune, après avoir lu énormément à son sujet, ne m’est véritablement étrangère, mais sur les détails de sa personne, au premier chef son regard étonnamment lointain, la douceur de sa voix, le grain vertigineusement oblique de sa peau, est venu creuser un manque que je ne me connaissais pas. Je veux l’écrire en toute sincérité, c’est là une conséquence profonde, pénible à admettre, de la curiosité naturelle qui, allant de l’œuvre à la personne, incite au rapprochement, et le manque qu’induit ce rapprochement quand il a lieu, d’être nécessairement trop fugace.

Est-ce pour pallier cette déchirure (petite sans doute mais intense) que tant de monde, lors de la séance de dédicace, demande à être pris en photo ? Le fait que l’auteur se prête au jeu comme s’il allait de soi que cette pratique somme toute récente découlait du protocole de la rencontre, cette disponibilité soudaine de la part d’une personne qui, en dépit de tout ce que l’on croit savoir d’elle, demeure une inconnue, révèle une facette de son caractère que ni les livres ni les échanges précédant la signature n’auraient pu laisser soupçonner : la bienveillance. Il y a, dans la tonalité de fond qui caractérise les écrits de Marie NDiaye, une incontestable délicatesse qui peut passer pour un niveau subtil de détachement voire, une forme de violence : « Tout lecteur doit apprendre à se méfier de la douceur en littérature, c’est souvent grâce à elle que la violence cache son jeu » l’avais-je entendue déclarer auparavant, et cependant, en la découvrant si bien disposée, si accueillante vis-à-vis des demandes de son public, je tends à la croire aujourd’hui lorsqu’elle affirme que cette violence qu’on lui prête, tient tout entière à la réalité de ses personnages qu’elle se contenterait dès lors d’accompagner, sans jamais prendre de la hauteur ni même de l’avance sur eux.

De la conversation qui s’est tenue entre l’écrivain et Grégoire Polet, et que le public est venue ensuite nourrir de ses propres interrogations, je me suis donc contentée de retracer les grandes lignes. D’une part, comme je l’ai dit, il ne me semble pas que ce fut là l’essentiel de cette soirée ; d’autre part, l’auteur n’ayant pas cherché à se départir de cette réserve inhérente à sa personne et qui maintient à ses écrits leur part de mystère, je crois pouvoir affirmer que c’est encore là, au cœur de ses incroyables constructions romanesques, qu’il convient de la retrouver, dans la forteresse intacte de ses propos.


Les citations et le titre sont tous extraits de La Cheffe, roman d’une cuisinière, Gallimard 2016

Le terme « biographèmes » est un emprunt fait à Roland Barthes : « Si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des « biographèmes ». (Préface à Sade-Fourier-Loyola, 1971)

Un extrait de Trois femmes puissantes lu par Marianne Denicourt dans un documentaire de Thomas Lacoste, Notre Monde

Une probable description

L’imagination est l’inverse de la pensée. Diffuse, elle ne peut se concentrer sans s’évanouir, de nature insaisissable et réticente. Illimitée c’est une rivière sans courant. Sur elle l’empreinte du savoir se liquéfie et fond très doucement – tout retour sur soi approfondit le néant.

De la réflexion elle se distingue en ce qu’elle ne s’épuise pas, subsistant seule elle se nourrit de sa propre substance. J’envie son autarcie contre mon indigence.

Non qu’elle soit un mode d’existence qui se manifesterait en moi. A l’inverse, je ne suis qu’un fragment accidentel de sa matière, le commentaire inutile d’une rêverie qui se poursuit sans moi.

L’intensité de mes perceptions doit très peu à la réalité. Mon imagination sent à travers mon corps, c’est elle qui dispose de mes mains, de mes yeux, de ma bouche. Sous des formes variées les réponses précèdent les questions – image, histoire, souvenir – qui me dissimulent la réalité, lui substituent la moire fascinante des interprétations.

Je suis absente au monde. Ma tristesse, comment puis-je en deviner la cause ? Substrat réel mille fois amplifié, à quelque niveau intermédiaire, ou léger décalage qui viendrait bouleverser la délicate édification de l’intégrité ? L’exaltation, tout aussi mystérieuse, je m’en méfie d’autant qu’elle émane, probablement, d’un faible court-circuit aux vertus euphorisantes.

Par la force de ces choses je deviens mystique du réel. Pour le grand nombre, l’au-delà est spirituel. Mon quotidien étant pure abstraction,  l’inaccessible pour moi git à la racine du concret.

Ma sensibilité est au comble de l’insensibilité.

Le sens de la vie a cessé de me manquer lorsque j’ai compris que j’étais l’hôte de la mienne. Je suis incapable de me comprendre, et l’idée d’y parvenir me révolte, mais je peux me raconter, m’inventer de diverses façons. Ce n’est pas un mensonge mais cela n’a rien de réel.

Notes de lecture

Sur quel critère infaillible se fonde mon admiration pour un auteur ? Chez lui j’adore jusqu’aux phrases qui me révoltent.

Seuls ne me lassent jamais les écrivains aporétiques.

En lisant je ne recherche pas mon reflet ni celui de ma vie mais des idées qui me heurtent et un style – oui, c’est l’essentiel – une écriture qui me procure des sensations physiques.

L’ennui et la frustration que m’inspirent les romans qui se contentent de raconter des histoires…

Une nécessité dans la lecture : ma praxis personnelle.  J’attends d’un livre qu’il me donne envie d’écrire, qu’il me fasse aimer les profondeurs dans lesquelles il m’enfonce. J’assume pleinement la cupidité intellectuelle de mon intéressement, sachant qu’il n’est pas pire que celui qui consiste à y  chercher une distraction. Même si l’un comme l’autre se rejoignent en ce qu’ils donnent tous deux le courage d’affronter l’Existence.

Liaisons déstructurées

Depuis sa scandaleuse parution au XVIII ème siècle, des Liaisons Dangereuses se détachent encore de nombreux fils, dont se saisissent cinéastes et dramaturges pour, d’un tissu épais, compliqué de lectures plurielles, envelopper leur imaginaire et s’y incarner à mesure que passe le temps et que les mœurs évoluent.

La perversion de l’âme, chacun le sait, ne transparaît que lorsque le corps, dont le vieillissement redessine la physionomie comme s’il transcrivait sur la peau son compte rendu moral, par son aspect la dénonce enfin. Ailleurs, son éclat maussade, trouble, la rend préférable à tant d’autres misères que le temps n’arrange ni ne compense. Le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil l’ont compris qui, loin de regretter leur vie de débauche, se complaisent dans sa répétition, à présent que la vieillesse ferme une à une les portes de la jouissance physique. Les voilà sur scène, flétris mais encore beaux, et fiers. Par la voix, ils distillent une venimeuse séduction- la parole est un redoutable moyen de pouvoir. Leur intelligence, toute consacrée qu’elle soit à cette unique activité qui semble remplir toute une vie, l’intrigue mondaine, les préserve d’éprouver trop douloureusement la réalité de leur situation, abjecte de solitude.

Telle est la posture, triomphale et sinistre, dans laquelle Heiner Müller place ce légendaire couple de libertins. Ni politique ni historique, le temps de Quartett est indéfinissable. Dans son manuscrit, l’écrivain indique que l’action se déroule dans un salon d’avant la Révolution ou dans un bunker après la troisième guerre mondiale, choix qui dénote moins une intention de liberté que celle, plus perfide, d’une annulation réciproque. La mention de ces deux événements est-elle une référence inclusive ou exclusive? L’un est avéré, l’autre n’a jamais / pas encore eu lieu. Je dirais – mais certains critiques sont de l’avis contraire – que ce choix, a priori indifférent, entre histoire et science-fiction, complété ensuite par la représentation d’une société figée, devenue fictive, témoigne d’un désir d’exclure ostensiblement la pièce de l’histoire en général, de l’époque en particulier, c’est-à-dire aussi bien le XVIIIème siècle de Laclos que le sien, celui, justement des grandes guerres.

Quelques mots ici au sujet de l’auteur, Heiner Müller. Né en Allemagne en 1929, il aura souffert de l’oppression nazie avant de subir, moins gravement mais plus longtemps, celle des communistes. Sa biographie tend à se confondre, dans cette désolation qui la caractérise, avec celle du dramaturge de La Vie des Autres : un auteur de théâtre, publié et apprécié à l’Ouest, éveille la suspicion de la Stasi, fait l’objet d’une surveillance secrète qui précipite le suicide de son épouse… Cette similarité manifeste entre le film et la vie de l’écrivain donne certes une vision claire d’un contexte idéologique oppressif, mais elle incite à succomber à une représentation romanesque peut-être mensongère. Du reste, rappelons que le nœud dramatique du film porte davantage sur l’agent de la Stasi, sur la modification profonde qui s’opère en lui, par mimétisme, par empathie, au contact de la vie des autres. Or, il faut le dire, c’est volontairement que Heiner Müller est resté en RDA après la construction du mur. Sans idéalisme, il a suffisamment cru à l’utopie socialiste pour ne pas renoncer à son pays. Sa relative bienveillance envers le communisme ne l’a pas préservé de toutes les persécutions attendues d’un régime totalitaire: exclusion, critique, interdiction, surveillance, interrogatoires. Lorsqu’il quitte enfin l’Allemagne, après la chute du mur, pour voyager en Europe, il doit encore se défendre contre la calomnie. Blanchi mais blessé, il meurt en 1996, laissant derrière lui une œuvre théâtrale essentiellement inspirée de pièces antérieures puisées dans le répertoire classique ou shakespearien: Hamlet-machine, Macbeth, Prométhée, Philoctète, etc.

Cet attrait pour la transposition, sans remettre en cause l’incontestable qualité de l’œuvre, renseigne sur son caractère apolitique. Sans l’évacuer, la dimension opprimante du régime politique figure comme un poids mort, un angle éteint de la réalité dont son théâtre se détourne. Toute la lumière se projette sur l’homme, sa chair et son âme, matières indéterminées, troubles, changeantes qu’on ne finit jamais de sonder. C’est ce qu’indique a structure même de Quartett, distribuée entre deux personnages qui en incarnent ensuite plusieurs, comme si l’être pouvait se déborder lui-même. Bob Wilson, qui a mis en scène la pièce en 2006, indique très justement que «Dans l’écriture de Heiner Müller, on n’a pas forcément besoin de personnages définis. On pourrait monter Quartett avec cinquante personnes ou tout aussi bien le traiter comme un monologue.» Est-ce dire que l’individu n’existe pas ? Après tout, le théâtre est une affaire de rôles, et le dramaturge ne prétend pas l’ignorer, dédaignant l’illusion naturaliste. La marquise peut se substituer au vicomte, celui-ci peut se glisser dans la personnalité de ses « victimes », la vérité psychologique y gagne en force. Plus encore, en radicalisant la démarche, on se retrouve, comme dans le cas présent, face à une scène dépourvue de décors, sur laquelle deux acteurs – assis – lisent le texte. Pas d’autre jeu que celui de la voix, surtout s’il s’agit d’un enregistrement. Ce dépouillement scénique met en valeur des qualités théâtrales autres que celles qui attirent immédiatement le regard, distraient, détournent de ce qu’un spectacle peut avoir d’unique, ou de dérangeant. C’est un face-à-face forcé, sans faste, sans apprêt, et surtout, sans distance. L’enregistrement de la pièce induit un violent effet de proximité, une amplification de la voix. À ce jeu, consciente de son pouvoir, Jeanne Moreau est sublime. Le timbre rauque module, avec une égale animalité, le masculin et le féminin. La phrase tient lieu de sexe, de corps, de geste, de musique. À ses côtés, la justesse de l’interprétation de Sami Frey semble malheureusement pâle, dépourvue de cette charge supplémentaire, machiavélique et suave, qui rend celle de sa partenaire exceptionnelle.

Mélange de crudité et de sophistication formelle, le langage, comme la mise en scène, se construit par contrastes et sans demi-mesure. Ce sobre expressionnisme impose l’architecture adéquate pour une représentation extrême des rapports homme-femme. Sans doute, par ses distorsions, Heiner Müller ne cherche-t-il pas l’universalité du propos, pas plus qu’il n’incite à l’identification. Valmont et Merteuil sont un non-sens, un écueil, une voie sans issue. S’ils existent, et vivent, et incarnent une certaine vérité humaine, ils s’anéantissent dans un solipsisme jouissif, qui se conclut par un cri ambigu: Maintenant à nous deux, cancer, mon amour! Dans ce lieu clos, obscur, anguleux, ils font sens, à condition de n’être qu’eux-mêmes, seuls, partout à la fois, de nier l’autre en se substituant à lui. Infime, ridicule à l’échelle humaine, leur mascarade magnifique s’amenuise avec la distance: c’est un détail, une aberration, un cancer. Néanmoins, ramenée aux dimensions qu’elle prétend se donner, telle un insecte grandi mille fois, sa monstruosité fait naître un frisson agréable chez celui qui la contemple.

Photos de Heiner Müller

Quartett, Heiner Müller

Quelques liens :

Lien 1 : Heiner Müller à la Médiathèque
Lien 2 : Faire défaut: un extrait de Quartett
Lien3 : La Vie des Autres, de Florian Henckel von Donnersmarck
Lien 4 : lectures de Sami Frey

Paul Auster Confidential

Très vite, la parole échoit à son épouse, Siri Hustvedt. Comme elle écrit, elle déchiffre, expose, instruit, analyse. Enfance, adolescence, antécédents familiaux : à partir des données dont elle dispose, elle définit des théories élégantes, argumentées, enveloppées d’une certitude que son cœur ne peut qu’étayer, puisque l’homme qu’elle commente ainsi, elle en est profondément amoureuse. Et cela aussi, elle le justifie : si, après tant d’années de vie commune, elle ressent encore  ce désir violent que le temps et l’habitude  entament, c’est qu’il demeure, malgré sa présence familière, une enigme. Entre eux la conscience de l’altérité préserve l’incertitude nécessaire à l’attachement, puisque notre besoin de l’autre se nourrit de la crainte de le perdre. Puis elle referme le livre : cette conception très proustienne de l’amour, présentée comme une confession personnelle, est en réalité extraite d’un de ses romans à elle… Il n’empêche, cette séquence de Paul Auster Confidential donne le ton général du documentaire, qui mélange volontiers lectures et récits personnels, posant d’emblée une équivalence entre l’œuvre et l’écrivain (et Siri Hustvedt). Or, malgré le plaisir de voir et d’entendre Paul Auster faire la lecture, il est assez déplaisant de constater avec quelle facilité il replace ses romans dans le sillage de son propre vécu. En oubliant la mode récente de l’autofiction, on sait pertinemment qu’un roman, quelque ressemblance qu’il puisse avoir avec la vie, quelque intime que puisse paraître le ton des propos qui s’y tiennent, n’est jamais qu’une création romanesque, de sorte qu’assimiler Proust au narrateur de la Recherche reviendrait à croire que Dostoïevski a tué son père ou que Kafka a voyagé en Amérique. Ajouté à cela, les décorticages psychologisants de Siri Hustvedt, quoique flatteurs, laissent penser qu’elle est, autant que sa compagne, son exégète et sa psychanalyste.

Néanmoins, comme le documentaire dure deux heures, ces irritantes confusions sont compensées par les qualités médiatiques de l’écrivain lui-même. Photogénique – on s’en doute – excellent orateur, il raconte, plaisante, présente, disserte et bavarde sur des sujets suffisamment diversifiés et indirects pour éluder le reproche d’égotisme que ce genre d’exercice induit presque naturellement. New York le seconde dans ce sain élargissement de l’image et du discours, soit que l’écrivain nous emmène en promenade, soit que la rue, filmée en dv, serve de respiration entre les scènes d’intérieur, de lecture ou de confidences. De nombreux extraits de films, ceux de Paul Auster ou apparentés à son univers, à son histoire, agrémentent un documentaire ambitieux, dont on rêverait qu’il en existe de pareils pour nos auteurs préférés…

Mais le désire-ton vraiment ? Que nous apporte en fin de compte cette proximité un peu artificielle avec un écrivain ? A mon sens très peu, et pas le meilleur! Les romans de Paul Auster me plaisent, en général, même si, mystérieusement, je les oublie très vite. Pour autant, ces deux heures passées en sa charmante compagnie semblent m’avoir éloignée de son œuvre. Je constate que mon intérêt pour un auteur préfère d’autres voix que la sienne lorsqu’il s’agit d’approfondir ou d’établir un contexte… Ce qu’un artiste communique révèle davantage sur lui-même  (et, en ce sens, n’est que la prolongation, moins intéressante, de son travail) que sur l’œuvre en tant que telle. La critique – l’analyse littéraire – demande une distance qu’on ne peut avoir sur soi-même. Aussi regrette-t-on que ce Paul Auster Confidential, pas une seule fois ne s’éloigne de son univers clos, et ce n’est certainement pas le discours extasié de l’épouse qui apportera la marge attendue. Gérard de Cortanze, co-auteur du documentaire, a bien écrit, il y a quelques années, une sorte d’essai sur l’écrivain (Paul Auster’s New York), ainsi qu’une longue interview (La solitude du labyrinthe), mais ici il semble plus enclin à laisser la parole à son ami, à se filmer à ses côtés, qu’à véritablement apporter un contrepoint qui ferait de ce film un document plus riche, plus formateur, plus pertinent que cet exercice d’admiration un peu vain.

Paul Auster Confidential de Guy Seligmann et Gérard de Cortanze (ARTE)

Filmographie de Paul Auster (scénariste et réalisateur)