Une violence de l’être de la couleur

Même si elle est contenue, étouffée, ralentie, il y a une violence de l’être de la couleur. Cette violence, disséminée pour ainsi dire objectivement dans le monde matériel, la peinture, la matière-peinture la ramasse et la condense. Toujours il y a dans la couleur peinte la menace d’une sortie, d’un excès. Le régime spontané de la couleur est celui de la dépense, et la peinture fut pendant des époques entières la seule à pouvoir recueillir ce pouvoir dispendieux qui était ailleurs interdit, pourchassé (…). Sur la scène de l’imitation, cette propension de la couleur à sortir de ses gonds, à imploser, a été perçue depuis l’Antiquité comme un danger : déjà on trouve en ces temps reculés une opposition entre couleurs austeri et couleurs floridi, et un conflit entre ceux qui en tiennent pour un usage modéré ou restreint et ceux qui se laissent séduire par la multiplication des pigments nouveaux. Mais il ne s’agit pas seulement d’une affaire de bon goût, ou d’un positionnement par rapport aux pouvoirs d’illusion de la peinture : ce que la couleur menace, ce qu’elle met en péril, c’est bien sûr la rigueur du contour, la pureté du dessin : c’est comme si, invitée au festin de l’imitation, la couleur s’y comportait en gourmande et en mal élevée, cherchant à emporter à elle le morceau, et c’est au point que l’on peut se demander si la couleur n’est pas porteuse d’une autre finalité, d’un autre désir que ceux de la ligne et du dessin. Comme s’il y avait avec elle, davantage qu’une volonté d’imitation, une volonté que l’on pourrait dire d’imprégnation, ou de fusion : quelque chose qui, par rapport à la distance idéale et stable dans laquelle l’imitation se conçoit, bouge, ne tient pas en place, quelque chose qui en tout cas fait trembler la ligne de contour, quelque chose – une force qui par ivresse se noierait, tel un reflet perdu, entré sous l’eau.

Jean-Christophe Bailly, L’Atelier infini

Reproduction extraite du livre : Marie Madeleine, Carlo Crivelli (1487), Amsterdam, Rijksmuseum.

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Rituels de l’absence

Cela se passe très vite, confusément, l’image tangue, un homme se précipite hors d’une voiture en criant Marie, elle se tourne vers lui, indéchiffrable, il l’empoigne, elle se cabre, viens, on rentre, où ça, non, pourquoi, lâche-moi, il insiste puis renonce, remonte dans la voiture et la laisse seule, dans la foule. Une scène dont on ne comprend pas immédiatement les enjeux, éprouvante quoi qu’il en soit. Le film tout entier est sous tension, non pas une tension continue, croissante ou modulée, mais une somme de micro-tensions, halètements du récit par le montage. C’est ainsi qu’aujourd’hui, dans les livres ou au cinéma, on crée du rythme. En particulier pour les sujets a priori ennuyeux (abstraits, compliqués, profonds) : on sectionne, recadre, interrompt, démultiplie : fabrication de suspense par assemblage de séquences très brèves. Facile, efficace. Pour concevoir Mary, Abel Ferrara ne procède pas autrement. Le scénario traite la question religieuse comme une matière malléable, scolairement répartie  sur plusieurs personnages (mystique, agnostique et  mécréant), visant une représentation sinon exhaustive, du moins ostensiblement plurielle : multiethnique, multiconfessionnelle, investissant divers domaines (médiatique, privé, politique), divers types de discours (biblique, télévisé, savant) au travers d’époques différentes, et cela de façon tellement schématique et superficielle qu’on ne peut guère qu’admirer les talents de cinéaste de Ferrara, (ainsi que celui de ses acteurs), pour ne pas trop insister sur une regrettable absence de contenu.

L’évocation de la foi s’inscrit dans l’évanescence – pour autant qu’elle ne sombre pas dans le fétichisme –  présence / absence du divin,  triangulation relationnelle récalcitrante à tout langage.  Ferrara  procède à une mise en abîme, et prend le risque d’amplifier les défauts de son film en y insérant un second. Aussi n’en montre-t-il que quelques extraits,  comme autant de tableaux sonores esthétiques et incantatoires, d’un Évangile selon Marie-Madeleine.  L’intensité de cette œuvre est celle de son actrice, Marie (Juliette Binoche) qui lui  donne son corps et sa voix, pour l’obséder ensuite par sa disparition. Ferveur du jeu contre ferveur religieuse, elle disparaît dans son personnage.  Son obstination pourrait donner une dimension sacrée à un film qui ne prétend qu’au succès commercial. Mais elle énerve le réalisateur (Matthew Modine). Loin d’elle, cynique et ambitieux, il  ne travaille qu’à exploiter le  scandale que suscite immanquablement toute nouvelle narration des Évangiles. A côté il y a encore Simon (Forest Whitaker), l’agnostique,  animateur plus convaincant que convaincu d’une émission religieuse, collection d’entretiens intimes avec des sommités religieuses du monde entier. Que fait Marie, depuis un an, à Jérusalem ? Nul ne le sait. Elle semble heureuse, apaisée,  éperdue de rituels.  Des symboles, des signes qui s’accrochent à son visage, à ses gestes, comme une lumière sans consistance. L’influence qu’elle exerce à distance sur Simon est du même ordre. L’un et l’autre finissent comme médiateurs d’un Dieu personnel – le Père – à qui l’on s’adresse dans la tourmente (avec une demande concrète), par la prière et le cérémonial. Le mystère est palpable, véritablement sensuel, mais contrairement aux cinéastes russes Tarkovski et Zviaguintsev, Ferrara échoue à suggérer un au-delà de l’image, véritable dimension de l’indicible. Simon et Marie sont la limite du film, et c’est assez triste : une conversion de désespoir et une autre de représentation : l’actrice sait que son absence est remarquée. Quelle valeur prend alors son retrait de la vie, sinon esthétique ?

La dimension même de la hauteur est ouverte par le Désir métaphysique. Que cette hauteur ne soit plus le ciel, mais l’Invisible, est l’élévation même de la hauteur et sa noblesse. Mourir pour l’invisible – voilà la métaphysique. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini.

Mary, d’Abel Ferrara (2005)

Voir aussi :

Le Bannissement de Zviaguintsev

Tarkovski et l’irreprésentable

L’autre et le reflet : jeu de miroirs sur l’oeuvre de Tarkovski