L’infini dehors, l’infini dedans (voix d’Antonin Artaud)

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« Le Corps sans organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite. On dit : qu’est-ce que c’est, le Corps sans organes – mais on est déjà sur lui, se traînant comme une vermine, tâtonnant comme un aveugle ou courant comme un fou, voyageur du désert et nomade de la steppe. C’est sur lui que nous dormons, que nous veillons, que nous nous battons, battons et sommes battus, que nous cherchons notre place, que nous connaissons nos bonheurs inouïs et nos chutes fabuleuses, que nous pénétrons et sommes pénétrés, que nous aimons. Le 28 novembre 1947, Artaud déclare la guerre aux organes : Pour en finir avec le jugement de Dieu, « car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. » C’est une expérimentation non seulement radiophonique, mais biologique, politique, appelant sur soi censure et répression. Corpus et Socius, politique et expérimentation. On ne vous laissera pas expérimenter dans votre coin. » Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Mille Plateaux »

« S’il s’est interrogé, avec soupçon, sur l’énigme qu’il représentait, c’est que cette existence énigmatique le mit constamment aux prises avec des conditions et des rapports nouveaux, exigés par l’esprit de poésie et où il lui fallut demeurer sans prendre appui sur les formes sociales ou religieuses traditionnelles. » Maurice Blanchot, La cruelle raison poétique (rapace besoin d’envol), dans L’Entretien Infini.

Il est certainement aisé de raconter la vie d’Antonin Artaud, sa vie, du moins, telle qu’il voulut lui donner corps, en fulgurance et en affres. Il est moins aisé cependant de retracer ce que lui-même n’eut cesse de poursuivre jusqu’ en sa disparition, persuadé d’en avoir trop peu, d’en manquer, alors même que la rage de s’en saisir témoignait de sa vitalité mieux que tout exercice apaisé : sa pensée.

Atteint de troubles nerveux dont la cause, jusqu’à ce jour, n’a pas encore été éclaircie, Antonin Artaud prit essor sur la maladie comme nul ne songerait à le faire sur sa propre vie, exigeant de lui-même une conscience augmentée de tout ce dont il s’estimait privé, le moindre supplément de lucidité s’accompagnant d’un égal retrait. Plutôt que de la combattre mentalement, Artaud prit donc le parti de la maladie, car c’était celui du corps, de la pensée – de la vie. Son mépris pour tout état de santé théorique – ordinaire  – fut sa volonté d’obtenir de lui-même une densité d’être supérieure à ce que la médecine en particulier, et la société en général, prétendaient lui accorder. Projet de résistance et de dépassement auquel il ne faillit pas puisque, au terme d’un internement long de dix ans assorti d’un nombre considérable d’électrochocs, il démontra, en rédigeant Van Gogh ou Le suicidé de la société, et Pour en finir avec le jugement de Dieu, que la maladie pouvait être mise à distance, qu’elle pouvait être sondée et être dite. Et de la faire parler elle plutôt que lui, l’instituant regard, discours sur l’état mental de la société. Remarquables d’intelligence, ces deux ouvrages sont juste assez fous pour ne pas être faux, juste assez poèmes pour ne pas être injustes. Artaud n’est pas de ceux que la maladie déposséda jusqu’au pur délire, ce ne fut d’ailleurs pas elle mais le cancer qui mit fin, en 1947, à une activité intellectuelle aussi vivifiante que viscérale.

Qui dans la flamme cherche encore la lumière1

« Toute mon œuvre a été bâtie et ne pourra l’être que sur ce néant, sur ce carnage, cette mêlée de feux éteints, de cristaux et de tueries, on ne fait rien, on ne dit rien, mais on souffre, on désespère et on se bat, oui je crois qu’en réalité on se bat. – Appréciera-t-on, jugera-t-on, justifiera-t-on le combat ? non. Le dénommera-t-on ? non plus. Nommer la bataille c’est tuer le néant, peut-être. Mais surtout arrêter la vie. On n’arrêtera jamais la vie. » (Antonin Artaud, 1946)

Combattre donc, sans nommer. Comme si c’était là l’unique issue pour l’être que de se dépenser sans merci, de se réaliser à partir de cette dépense : le combat est vie, et c’est aussi le corps, l’œuvre.

Refusant de subir ces trous dans la pensée que sont les périodes de dépression, Artaud fit du support (dit subjectile) un relais concret vers la conscience, lieu du combat. Déchirant langue, verbe, toile, voix, lacérant les surfaces, profanant le lisse, à l’œuvre il préféra l’acte, à la beauté la puissance, à la volonté son jaillissement. Nécessité impérieuse par laquelle il ne visait pas à se consolider lui-même, homme fragilisé, sinon s’éprouvant comme analogue à l’humanité tout entière sombrant dans une inconscience différente de la sienne, moins organique sans doute mais plus épaisse, car colmatée en masse, masquée, programmée pour s’effacer en tant que manque. Contre cela il devait se battre, œuvrer pour la vie physique, qui est vie substantielle de la pensée. Tâche méritoire, en ce qui le concernait. En effet, de sévères traitements mêlant le poison au remède et le soulagement à l’assuétude eurent pour conséquence de renforcer l’épreuve de la douleur par la volupté, non moins terrible, des paradis artificiels.

Il y eut ces moments lumineux que furent la découverte du théâtre balinais et son corollaire, le voyage au Mexique, où, au contact des Indiens, il eut l’opportunité de participer à leurs rites extatiques (celui du Soleil Noir évoqué dans Pour en finir avec le jugement de Dieu). Il sut alors qu’en ses formes archaïques, le sacré s’enracine dans la vie, l’exalte. Car Antonin Artaud ne fut jamais sans se soucier de métaphysique ni jamais suffisamment athée pour omettre Dieu. Et s’il se plut à abominer son nom, (« Riez tant que vous voudrez, mais ce qu’on a appelé les microbes c’est Dieu »2), s’il se plut à blasphémer (« Dieu est-il un être ? S’il en est un c’est de la merde. S’il n’en est pas un il n’est pas »2), ce fut pour dégager le sacré du religieux,  rendre à l’irrationnel sa consistance.

Les états paroxystiques induits par les drogues et la maladie ne manquèrent pas de pousser ses facultés d’analyse et ses talents d’expression dans des retranchements que l’on serait tenté de considérer comme visionnaires. Aussi, Antonin Artaud tient tant du phénomène que du poète, singularités qui, mises au service du théâtre, en firent un de ses plus intrigants théoriciens (Le Théâtre et son double, 1938). Par parenthèse il fut aussi un acteur dont on crut pertinent de saluer le jeu habité – aurait-il pu ne pas l’être ? – et un dessinateur au trait frêle et furieux, préférant les ratures au savoir-faire, radicalité que son style littéraire, d’une cinglante maîtrise, afficha bien sûr différemment. Imprécatoire et souvent outrée, selon ces prémisses, l’œuvre d’Antonin Artaud épousa la courbe sinueuse d’un état mental variable, mais ne s’en détacha pas moins, par le dessus, par le dessous, et même de l’intérieur.

Corps sans organes

Comment le geste d’un artiste peut-il se réaliser après lui, le dépasser, advenir ? Comment, par le trouble qu’il propage, les systèmes qu’il démobilise, les questions qu’il soulève, en vient-il, non pas à définir des formes nouvelles, ce qui, pour Artaud, serait injure, mais à en favoriser l’éclosion ? Comme si la place que l’artiste remplit de son œuvre importait moins que l’espace mental qu’elle dégage. Avec Artaud, le mouvement est compliqué, car il est au moins double, c’est-à-dire, double dès le départ. Double ne signifie pas divisé, mais additionnel. C’est le poète qui fait valoir son corps pour s’en expulser, qui s’en expulse pour le faire valoir. Tenter de soustraire Artaud de cette espèce de destin qu’ordonne la maladie lorsqu’elle survient tôt et se confond à son hôte, ne ferait que reconduire à l’aveugle et avec moins d’éclat le mouvement même de l’artiste qui se donne pour raison de livrer contre son propre organisme un combat forcément fou, mais par l’énergie qu’il y engage, positif. Ce qu’Artaud vise à libérer, à travers son propre organisme comme de tout organisme, est substance sans ordre, intensité. Qui doit à son tour briser la forme qu’elle reçoit pour jaillir. Pas de retour sur soi, pas de saisie de l’individualité mise en péril, mais accentuation du péril, éclatement des structures : prendre le parti de la maladie, oui, tant qu’elle n’impose pas, elle aussi, sa dictature.

A ce titre, il importe de relativiser l’influence d’Artaud, de faire la part, dans son succès posthume, de ce qui tient de la posture, qui est geste ravalé à un nom ou à une figure – par exemple, celle du poète maudit – , posture contraire à l’éjection qu’il tenta d’initier, de celle, dépersonnalisée, opérante, toujours en devenir, qui fut propulsée dans les années 1980 par Deleuze et Guattari. Ceux-ci, cueillant au vol les mots exacts d’Artaud, en ont tiré le paradigme du corps sans organes. Difficile de dire s’il y a trahison ou justesse dans la virtuosité dont témoignent le philosophe et le psychanalyste à la rédaction de Mille Plateaux, difficile, une fois de plus, d’extraire Artaud des réalités complexes dans lesquelles il a été enfoncé et s’est complaisamment enfoncé lui-même. Toujours est-il que l’idée originelle du corps sans organes s’énonce dans Pour en finir avec le jugement de Dieu :

« Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. »

Corps et esprit sont partenaires en adversité, ils se relancent, se vivent en déséquilibre. Ailleurs, Artaud dit encore ceci : « C’est par la peau qu’on fera entrer la métaphysique dans les esprits »2, le corps est le sujet dans sa plénitude, à condition qu’il se (dé)pense comme tel. Par l’exercice conjoint de sa conscience et de sa sensibilité, le sujet s’active, se vit. Voici donc la viande, le sperme, la merde:

« L’homme un beau jour a arrêté l’idée du monde. Deux routes s’offraient à lui : celle de l’infini dehors, celle de l’infini dedans. Et il a choisi l’infini dedans. Là où il n’y a qu’à presser le rat, la langue, l’anus ou le gland. Et Dieu, Dieu lui-même, a pressé le mouvement.»2

Pour en finir avec le jugement de Dieu démarre assez comiquement avec le récit d’une curieuse pratique, dont la paternité, on ne sait pas trop comment, est attribuée aux Américains : c’est l’épreuve dite de la liqueur séminale. En s’appuyant sur cet exemple d’autant plus significatif que fabriqué de toutes pièces, Artaud cherche à démontrer l’inanité de l’être industriel : reproduction en chaîne, alimentation synthétique, mécanique de la consommation. Ce poème, rédigé en 1947, devait être diffusé sur les ondes de la radio française, il fut aussitôt interdit et fit l’objet d’une représentation strictement privée. Quant au texte, il circula sous le manteau jusque dans les années soixante-dix.

En se basant sur ces propos, Deleuze et Guattari font, pour ainsi dire, un état des lieux de l’organisme comme instance hiérarchisant les organes. Ceci ne concerne pas exclusivement le corps biologique mais aussi le corps social, politique, le psychisme. A titre d’exemple et hors de toute problématique médicale, le masochiste, le drogué et l’hypocondriaque passent pour représenter des manières d’être favorablement dévoyées. Dans l’inversion qui s’effectue alors entre ces figures choisies de l’émancipation organique d’une part, et celle, malgré tout, soufferte d’Artaud, on comprend qu’ici la théorie semble mener à terme la rage du poète d’extirper le mal en prenant son parti. Le corps sans organes s’évade de toute forme et de toute organisation avec le désir, qu’il reconduit, débride :

« Si… si le corps n’était pas un territoire mais une steppe, s’il n’était pas un domaine achevé mais une réalité labile, corps indéfini, dont les fonctions resterait à définir, corps à jouer, corps à expérimenter, à inventer…  Est-ce si triste et dangereux de ne plus supporter les yeux pour voir, les poumons pour respirer, la bouche pour avaler, la langue pour parler, le cerveau pour penser, l’anus et le larynx, la tête et les jambes ? Pourquoi ne pas marcher sur la tête, voir avec la peau, respirer avec le ventre, Chose simple, Entité, Corps plein, Voyage immobile, Anorexie ? Vision cutanée, Yoga, Krishna, Love, Expérimentation.

Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre Corps sans Organes, pas assez défait notre moi. Remplacez l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation. Trouvez votre Corps sans Organes, sachez le faire, c’est question de vie ou de mort, de jeunesse ou de vieillesse, de tristesse et de gaieté. Et c’est là que tout se joue… C’est là que tout se joue pourtant : enjeu éthique, enjeu de liberté, assurément. Quand bien même le Corps sans organes ne serait qu’une hypothèse, elle vaut bien l’hypothèse des corps biologiques, psychiatriques… » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Mille Plateaux »)

Dès lors, et l’on en revient ici à Artaud, lorsqu’il confie à son éditeur Jacques Rivière3 ne s’appréhender qu’en défaut de pensée, ce disant il s’inverse et se mobilise, corps sans organes. Qu’y aurait-il de soi à saisir qui ne serait mort, limite ? Et de continuer à se manquer, en son corps, en sa tête, malade ou en santé, par la blessure d’où la pensée fuit. Le drame qui se joue, est alors exultation, rire : bouillonnement de la pensée qui glisse, ressurgit, s’évade. Artaud peut se faire entendre cri, stridence et sifflement, ce n’est pas une voix ni sa voix, c’est voix produite et pouvant se reproduire à l’infini, s’élançant vers sa perte, car les martèlements qui la suivent de près clament déjà le délitement des langages. Enflammant son propre commentaire, Artaud se donne accès par effraction. Ce mouvement, partant d’un inaccessible soi et allant à l’insaisissable dehors, s’incorpora peut-être à la trame de son œuvre mais ne lui revint jamais.

Notes

1. Maurice Blanchot, La cruelle raison poétique (rapace besoin d’envol), dans L’Entretien Infini.

2. A. Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu.

3. A. Artaud, Correspondance avec Jacques Rivière, préface à L’Ombilic des Limbes.

Antonin ARTAUD (1896-1948), « Pour en finir avec le jugement de Dieu »

Enregistrements (poèmes, films, documents) disponibles à la médiathèque

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Attendre quelque chose, attendre un peu moins.

« Attendre, se rendre attentif à ce qui fait de l’attente un acte neutre, enroulé sur soi, serré en cercles dont le plus intérieur et le plus extérieur coïncident, attention distraite en attente et retournée jusqu’à l’inattendu. Attente, attente qui est le refus de rien attendre, calme étendue déroulée par les pas. »

« Que dois-je attendre ? Mais elle ne comprenait pas cette question. Dès qu’on attendait quelque chose, on attendait un peu moins. »

Maurice Blanchot, L’attente l’oubli.

Il n’est Orphée que dans le chant

« L’erreur d’Orphée semble être alors dans le désir qui le porte à voir et à posséder Eurydice, lui dont le seul destin est de la chanter. Il n’est Orphée que dans le chant, il ne peut avoir de rapport avec Eurydice qu’au sein de l’hymne, il n’a de vie et de vérité qu’après le poème et par lui, et Eurydice ne représente rien d’autre que cette dépendance magique qui hors du chant fait de lui une ombre et ne le rend libre, vivant et souverain que dans l’espace de la mesure orphique. Oui, cela est vrai : dans le chant seulement, Orphée a pouvoir sur Eurydice, mais, dans le chant aussi, Eurydice est déjà perdue et Orphée lui-même est dispersé, l’« infiniment mort » que la force du chant fait dès maintenant de lui. Il perd Eurydice, parce qu’il la désire par-delà les limites mesurées du chant, et il se perd lui-même, mais ce désir et Eurydice perdu et Orphée dispersé sont nécessaires au chant, comme est nécessaire à l’œuvre l’épreuve du désœuvrement éternel.» Maurice Blanchot, L’espace littéraire.

 

Orphée est celui qui lie le verbe à la musique, et la mort à la vie. Cette union qu’il réalise en tant qu’homme, qu’il permet et dont toutefois il se défend, car elle est exaltation et souffrance, invalide un à un les termes qui la fonde : et le verbe et la musique, et la vie et la mort – et l’homme. Sur les significations défaites, les retraits et les ajouts qui s’imposent, sur sa propre dispersion, un corps inouï voit le jour ; ni hybride ni amalgame, un corps irréductible à ses origines.

Incidemment, ce mythe pourrait décrire la naissance de l’opéra. Orphée, sujet pertinent de la forme nouvelle, Orphée, métonymie sensible de la réinvention, est, avec Eurydice, l’être et l’idée à la source d’un genre lyrique original et des esquisses qui le précèdent.

A la fin du XVème siècle, l’Italien Angelo Poliziano  écrit la Fabula di Orfeo , sorte de théâtre musical composé de courtes pièces alternativement chantées et récitées. L’œuvre connaît un grand succès, d’autant que la liberté dont jouissent les interprètes, tenus à la seule mise en valeur des poèmes, fait de ce spectacle une re-création permanente, une œuvre toujours autre, ouverte. On ne sait si l’Euridice de Rinuccini et Peri, écrite en 1600, tient encore de l’influence de Poliziano tant la danse semble être sa seule fin ; par contre, il est certain que Striggio, librettiste de Monteverdi, s’en est inspiré pour écrire ce qui doit donc être considéré comme le premier opéra historique, Orfeo.

Se démarquant d’un art scénique jusqu’alors horizontal et hétérogène, l’opéra s’élève en totalité verticale. L’auteur se projette hors d’un sujet qu’il évalue sous plusieurs angles : appliquée à l’écriture et se jouant des illusions d’optique, la perspective module le récit pour en contrôler la montée dramatique. La tragédie grecque peut alors renaître structurellement. Aux yeux de l’homme de la Renaissance, fervent héritier de l’idéal antique, l’équilibre est une valeur : entre espoir et contrition, entre émotion et intellect, entre musique et texte. Cette philosophie, on le voit, se nourrit d’oppositions. Or, de même que le cheminement d’Orphée aux Enfers permet l’éclosion d’une réalité nouvelle à partir de réalités anciennes, de même l’opéra de Monteverdi résulte d’un mélange inédit de formes musicales et poétiques déjà existantes. Si l’Enfer est le lieu de la perte et de la souffrance, Orphée est son dépassement. Ainsi l’opéra, lacunaire et véritablement indigent dans le détail, se transcende en tant que totalité. A elle seule, la musique ne suffit pas ; souvent le livret déçoit et le chant humain est par essence limité, fragile ; mais au risque de faillir, de s’éteindre, bouleversés et inquiets, les sons, le texte et les interprètes se confortent mutuellement dans l’ampleur du corps qui les retient.

L’Orfeo de Monteverdi rayonne – en tant qu’initiale du genre, en tant que fragment du mythe, en tant que charnière musicale entre la Renaissance et le baroque. Rayonne – souterrainement : un désintérêt de plusieurs siècles n’affecte pas son empreinte. En témoigne la valeur de ses reprises.

La partition est réimprimée en 1927. Des œuvres anciennes que l’on exhume de l’oubli émane un charme trouble, fondé sur l’orgueil de retravailler une matière à la fois vierge et cependant déjà prestigieuse. Il s’agit toujours d’une réappropriation, ceci expliquant la diversité des approches. Ici en particulier, la composition de l’orchestre est explicite mais sa distribution ne l’est pas. L’ellipse est intentionnelle : du temps de Monteverdi, l’œuvre doit pouvoir s’adapter à un lieu, à des effectifs variables. Les instrumentistes étant également des compositeurs, cette liberté atteste la dimension participative de la musique, et l’importance de l’improvisation. Quelques siècles plus tard, le potentiel de l’œuvre s’accroît de la possibilité de nouveaux instruments, de nouvelles façons de faire. Entre reprise et réinterprétation, Respighi présente, en 1935, une version que l’on pourrait presque qualifier de romantique, n’étaient les prétentions de son initiateur. Il est question d’atmosphère, d’esprit : en cela, Respighi se dit fidèle à Monteverdi, malgré une réduction considérable du livret (trois actes au lieu de cinq), et l’emploi d’instruments modernes. Quelques années plus tard, en 1954, Hindemith procède autrement. Pour ce compositeur d’avant-garde – paradoxe de la personne et de la démarche –  l’acte révolutionnaire consiste à ressusciter l’œuvre originale. Moderne dans sa recherche de l’obsolète, Hindemith met en scène la première version historicisante de l’Orfeo. Au nombre de ses interprètes se trouve un certain Nikolaus Harnoncourt qui connaît là, de son propre aveu, une véritable illumination. Il sera d’ailleurs à l’origine, en 1968, d’une version améliorée, plus scrupuleuse encore que l’entreprise initiée par son maître.

Loin de ces reprises littérales, la compositrice israélienne Betty Olivero fait un travail semblable à celui d’un Salvatore Sciarrino. Leur démarche consiste en la reprise de fragments brefs qui, tels quels ou à peine modifiés, sont enchâssés dans des compositions tout à fait contemporaines. L’incrustation d’un extrait de l’Orfeo dans Neharót fait signe en la personne d’Orphée. Betty Olivero songe au deuil, à l’actualité de son pays, aux guerres : elle attend que les notes de Monteverdi, au sein d’un cortège de lamentations, répandent la mort. L’unité de Neharót peut surprendre ; la clef en est donnée par le titre, Neharót signifiant « rivière » en hébreux, rivière de larmes, rivière de sons, flux de cordes qui se mêlent et se répondent.

Avec sa lyre Orphée touche et chavire jusqu’au gardien des Enfers, mais en vain pour lui-même, puisque privé d’Eurydice. Pour lui nul accomplissement, nulle plénitude si ce n’est dans la dépossession. Et sans doute, toute œuvre qui se réclame de lui, reprise plus ou moins lointaine, plus ou moins fidèle, porte en elle la blessure des modifications. L’Enfer c’est ce corps lu, interprété et recréé à en perdre toute identité ; corps toujours contraire qui relie lorsqu’il est dispersé, qui complète lorsqu’il se sent lacunaire, qui apaise lorsqu’il souffre.

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« Orphée » : prémisses et reprises d’un opéra de MONTEVERDI (1567-1643): Angelo POLIZIANO (1454-1494) ; Ottorino RESPIGHI (1879-1936) ; Paul HINDEMITH (1895-1963) ; Nikolaus HARNONCOURT (1929) ; Betty OLIVERO (1954).

 

Quelques lectures et quelques écoutes supplémentaires :

Au cinéma

Orphée (1949) et Le Testament d’Orphée (1959), films de Jean Cocteau ;

Orfeu Negro (1959), film de Marcel Camus basé sur la pièce de Vinicius de Moraes ;

Parking (1985), film musical français réalisé par Jacques Demy.

Tristesse beau visage (2004), court métrage de Jean-Paul Civeyrac

En musique

La fabula di Orpheo, Angelo Poliziano

Orfeo, Ottorino Respighi

Orfeo, Paul Hindemith

Orfeo, Nikolaus Harnoncourt

Neharót, Betty Olivero

… au total une multiplicité d’œuvres à écouter… et d’autres encore

A lire

Retranscription intégrale du Regard d’Orphée de Maurice Blanchot (en trois parties).

Un texte sur Salvatore Sciarrino : Hors les décombres le vide

Le songe de la lumière

« N’apparaît que ce qui s’est livré à l’image, et tout ce qui apparaît est, en ce sens, imaginaire. » Maurice Blanchot, « L’espace littéraire » (Les deux versions de l’imaginaire)

Si ces mots, songe de la lumière, nous semblent si beaux, c’est qu’ils expriment une vocation, plus précisément la vocation de la peinture, qui est d’exulter la matière, sa propre matière et la nôtre, de résorber toutes les limites, celle du cadre, de la toile, de l’huile et des pigments et la limite de notre regard dont on pense à tort qu’elle dépend pour exister. Excédant le regard, l’admiration, excédant l’artiste même dont on se doute qu’il ne la possède pas tant qu’il n’est possédé par elle, la peinture, nimbée de cet idéal qu’est le songe de la lumière, échappe à sa propre définition, à sa finitude. Conséquence d’une communication rompue, d’une relation impossible à maintenir jusqu’à son terme, cette autonomie paradoxale témoigne assurément d’une défaite – défaite de l’œuvre ou défaite de l’artiste. Du sujet à l’image, le déchirement est le même qu’entre le désir et sa réalisation. Au milieu, le peintre est traversé, transgressé, jamais assez transparent, jamais assez présent. Cette position fantôme est celle qu’occupe à son tour, sans le savoir, celui qui contemple le tableau. Dans quel sens s’effectue l’incorporation ? Qui absorbe ou qui est absorbé ? Cette indétermination nous livre à la jouissance de l’art et nous délivre de nous-mêmes, nous nous sentons envahis, le songe de la lumière n’est ni le geste ni la toile achevée, mais séjourne dans le désir de peindre et dans le désir de regarder.

A côté du peintre (Antonio López), la présence du cinéaste Victor Erice rend cette problématique plus tortueuse encore. L’expression des rapports entre l’artiste et son œuvre se dédouble, concernant tant le peintre que le cinéaste, elle se manifeste de façon équivoque, oscille de l’un à l’autre dans l’inquiétude ; c’est un flottement, une hésitation, et non, comme on pourrait l’espérer, un véritable dialogue. Bien sûr le cinéaste se dévoile, c’est sa caméra, son montage, son sujet… : signature discrète, presque forcée, derrière laquelle il s’efface, ouvrant son contrechamp au meilleur ami du peintre, à l’épouse, aux enfants, au chien, aux collectionneurs chinois, aux ouvriers polonais… et à l’arbre bien sûr, le cognassier, l’insaisissable réel…

Par analogie mais sans se l’avouer, Le songe de la lumière offre la promesse d’un cinéma nouveau-né, d’un cinéma renouvelé, est attente d’une œuvre portée à la fois par son sujet et par les reflets qui dansent tout autour. Quelques vingt années après le très pictural Esprit de la ruche, Victor Erice semble se défier de l’œuvre achevée, semble vouloir esquiver les points d’arrêt sur lesquels la sensibilité pourrait s’émousser. L’arbre n’est pas un point focal : bien au contraire, il diffracte les regards ; en tant qu’objet de désir,  il rompt l’unité du réel. En accord avec cette vision éparse, les séquences sont défaites, intranquilles, agitées de mouvements intérieurs, expressifs mais indéchiffrables. D’une lenteur conséquente, la brièveté des plans ne laisse de surprendre : la torpeur est l’intériorité de l’affolement. Le cinéaste s’inquiète-t-il davantage du peintre, de la toile, du cognassier, du mûrissement des fruits, ou cherche-t-il, dans l’espace dégagé par son propre mutisme, à faire entendre le discours des fils visibles et invisibles qui relient ces éléments ?

De l’image, on peut attendre qu’elle transfigure le réel, c’est-à-dire qu’elle nous le restitue non pas seulement dans sa ressemblance, mais dans son essence, tel qu’il devrait être en sa perfection. C’est du moins une possibilité. Or jamais la représentation minutieuse (maniaque) d’Antonio López n’atteint cet idéal, pas plus qu’elle ne témoigne d’une vision d’artiste d’ailleurs. Ce que nous distinguons du tableau, filmé de loin, vite et presque à contre cœur, n’est que désolation de la couleur, pâleur d’aquarelle, surface sans relief, sans vie, sans rêves. Les gris l’emportent sur les verts et les jaunes, l’huile prend la consistance d’une eau saumâtre. Évidemment cette description n’engage que moi, qui sait pour d’autres c’est peut-être joli, mais le peintre lui-même n’est pas satisfait. Au bout d’un mois, il remise sa toile à la cave et, sans renoncer totalement, s’essaie au dessin à la mine. Une fois de plus, il tente d’assujettir le réel, le cognassier, par la technique : quadrillage de l’espace au fil de plomb, marquage des fruits, pose d’un chapiteau, usage d’une perche – tout y passe jusqu’au ridicule. Cet arbre qu’il vénère, il l’isole de son environnement pour l’enfermer dans une cage aux parois certes discrètes, mais d’une significative rigidité. L’arbre réel n’a pas l’occasion d’apparaître. Il figure au centre d’un artifice, d’un système, sorte de pré-tableau in situ. La transposition échoue d’elle-même : du réel à l’image survient toujours une perte que le peintre doit forcément compenser. Sa dépendance aux stricts contours est si forte qu’elle lui interdit tout supplément, toute initiative personnelle. Déceler l’apparence d’un objet n’est que déceler un de ses multiples reflets, en confondant reflet et réalité, il se perd dans un impossible recopiage, calque de l’insaisissable ; accablé par la parcimonie solaire, il se condamne à devenir le jouet du climat. Triste ustensile qui renonce à être le créateur de sa propre couleur, de sa substance, de sa réalité.

La confrontation avec Michel-Ange est éloquente. En face d’une reproduction de la chapelle Sixtine, il manque de reconnaître l’impasse de sa propre méthode. Détaillant les déformations que Michel-Ange fait subir aux corps et aux visages de ses modèles, il n’y voit qu’effroi regrettable et crainte de Dieu. Annulant d’emblée toute remise en question, l’analyse esthétique succombe à des considérations religieuses superficielles et anachroniques. L’admiration demeure stérile. Le contrepoint avec son propre tableau n’en est pas moins flagrant, l’enchevêtrement des corps faisant même écho à celui des feuilles et des fruits. Mais, pour Michel-Ange, le dessin est un procédé d’expansion, la technique s’excède, le trait emporte le réel. La puissance qui révulse les visages et délie les corps n’est pas d’effroi mortifère mais surcroît d’énergie, ivresse dionysiaque. La peinture se spiritualise par excès, la matière devient incandescente, il est vrai non plus songe de la lumière mais songe de feu.

Les mois d’automne se succèdent et le cognassier perd ses fruits. Alors le film se tourne vers un second tableau, également abandonné puis repris. Cette fois le peintre pose en modèle pour son épouse. Sur la toile, il figure gisant, mort, ou endormi. Des tons froids, un traitement photographique, l’homme à l’horizontale sur un lit : portrait de l’artiste ou de sa défaite ? Faut-il voir en cet épilogue la métaphore d’un art éteint ou d’un art simplement endormi, méditant sa propre renaissance ? L’image volatile, –  songe de la lumière – s’évapore dès que l’on cherche à l’enserrer, à l’étreindre d’un cerne trop inflexible. Tels sont les temps du regard : le temps du désir et le temps de l’effondrement. Le réel  se brise en une multiplicité de reflets. Il s’offre aussi, vivifiant, inégal mais plastique, prodigue mais exigeant. Le réel qui se retire invite en son intimité l’imaginaire, son éloignement est l’espace même qui se libère pour la création. Le regard est avant tout une initiative.

« Le songe de la lumière », Victor Erice (1992)

Précédemment : mon texte sur « L’esprit de la ruche » (1973)