Soin mémoriel : « Un amour rêvé » d’Arthur Gillet

C’est l’histoire des grands-parents d’Arthur Gillet. On peut la raconter comme un conte. Léontine rencontre Joseph, ils s’aiment. Nous sommes au Congo, fin des années 1950, elle est Noire, il est Blanc. Cependant, le mariage a bien lieu – une première pour l’État colonial, qui n’apprécie pas la mixité – et des enfants naissent. Plus tard, la famille s’exile en Belgique, une nouvelle vie commence. Puis, les années passant, Joseph meurt, suivi par Léontine. Héritant de leurs papiers, Arthur Gillet voit s’écrire une autre histoire, plus dure, âpre. Il se demande, faut-il dire ce que le conte ne dit pas ?

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Oh mon corps, fais de moi quelqu’un qui interroge. — Frantz Fanon

Plus que souvent, c’est sur un fond politique hostile que se nouent les grandes histoires d’amour, celles dont les livres détiennent le souvenir. En conclure que le désir s’attise de ce qui l’empêche revient cependant à méconnaître le caractère subversif que revêt inévitablement toute affection véritable. Contre les diverses formes que prend l’autorité, étatique, familiale, religieuse, la sphère intime recèle un principe de résistance insoupçonné. Ces histoires qui s’érigent contre l’ordre établi ne se conçoivent pas forcément dans une opposition identifiable et tonitruante, plutôt elles y inscrivent un contre-ordre amalgamant respect de la loi (ne pas se mettre en danger) et volonté souterraine de la tordre, de la plier (ne pas céder).

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Il était une fois, dans un pays lointain

À cet égard, l’intime a beau faire retentir un autre son de voix que celui de l’obéissance ou de la désobéissance des foules où il se perd, il n’en est pas moins trouble. Son ambivalence se porte tant sur la qualité des intérêts qui l’animent, que sur le sens des événements dont il est le siège. On connaît les défaillances de la mémoire, et tout ce qui aveugle quand l’émotion domine l’instant. Il est plus difficile d’admettre que défaillir puisse relever d’un choix conscient, préférence donnée à la légende, au rêve éveillé.

Je me souviens de l’heure de la sieste en été. Pour m’endormir, ma grand-mère me raconte des morceaux de ses souvenirs du Congo. Elle commence toujours par : Il était une fois, dans un pays lointain. Je m’endors sur une image irréelle, une image qui ne me quitte pas. — Arthur Gillet

En revenant sur les récits de Léontine, Arthur Gillet s’interroge, tout cela a-t-il été ? Les choses se sont-elles véritablement déroulées ainsi, sa grand-mère noire et son grand-père blanc tombés follement amoureux au Congo à une époque où les mariages mixtes étaient à ce point déconseillés qu’ils passaient pour être interdits ? Un heureux dénouement, comme l’atteste l’existence même d’Arthur Gillet, est-il seulement possible, en regard de ce que l’on sait de la vie des Congolais au temps des colonies ?

La mort de la conteuse est une sommation à quitter la rêverie. Le deuil semble vouloir s’imposer en travail d’enquête, les archives familiales comme une mission. Que faire de ces documents, de ces notes, de ces photographies ? Que valent ces témoins matériels face à l’insaissable d’un amour ? Faut-il mener des recherches afin de pouvoir brandir, une fois l’histoire élucidée, un tableau exact des événements et substituer tout un arsenal de preuves au fantasme souverain ?

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Des liens puissants peuvent se construire sur des mythologies, des demi-songes qui, pleinement ressentis, deviennent des vérités à part entière. La foi prêtée aux récits de sa grand-mère, Arthur Gillet ne va pas la reprendre. Ce serait se parjurer. Sa démarche sera plutôt compréhensive, tendre et, par là, suffisamment éclairante. Son retour sur le passé familial, il va l’envisager comme une façon d’expliquer ce qui a fondé la décision de Léontine de préférer le rêve. À l’idylle qui fut le décor sur lequel se découpèrent tous ses récits, l’enfant devenu adulte choisit à son tour d’adjoindre ses propres gestes rêveurs, n’ouvrant les lettres, n’examinant des photographies, ne lisant les documents qu’avec tristesse et défiance. L’épreuve du réel n’entame pas le souvenir, car ce sont encore les sensations qui en remontent, matériau originaire de la mémoire .

Je me demande s’il faut continuer à rêver, rêver ce mélange de souvenirs et de couleurs, ou s’il faut raconter les traces que l’Histoire a laissées sur la peau, incrustées dans la chair ? — Arthur Gillet

La peau de sa grand-mère, Arthur Gillet nous la donne à lire. La peau est le document absolu, complet, exact. Selon les termes du cinéaste, ce n’est rien de moins qu’une carte de voyage, un tissu digne, recelant davantage de vérité que n’importe quelle coupure d’un journal de l’époque.

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Une histoire inscrite entre deux pays liés l’un à l’autre sans trait d’union

Dans une société raciste, la peau ne se raconte pas, elle est préjugée par sa couleur. Celle de Léontine est d’un brun trop pâle qui est un blanc trop foncé. Elle suppose un océan aux rives duquel se succèdent trois générations de métissage, des jeunes Congolaises enlevées, vendues, réduites à la servitude et, une fois mères, privées de leur progéniture. Cloîtrée dans une mission, Marie-Antoinette, la mère de Léontine, passe son enfance dans l’ignorance de ses parents.

C’est à Marie-Antoinette que revient le destin de rompre le cycle des rapts et des abandons. Devenue femme, elle épouse un homme de son pays, un Congolais ambitieux et doué pour les affaires. Papa Thienza, comme on l’appelle, se retrouve bientôt à la tête d’un commerce florissant d’huile de palme et de café. Il contrôle toute la chaine de production, champs, usines, magasins. Sa présence auprès de Léontine, née en 1934, procure à l’enfant un sentiment de plénitude et d’appartenance tel que ses aïeules n’ont jamais pu connaître.

L’ironie du sort veut pourtant qu’à l’âge de 16 ans, la grand-mère d’Arthur Gillet s’éprenne d’un homme blanc. Mais Joseph n’a rien du missionnaire lâche fou de chair et de soumission. L’Afrique, pour le jeune homme originaire de Floreffe, est d’abord un appel, des amitiés, puis une rencontre. Pour preuve, ce blâme qu’il reçoit de sa hiérarchie alors qu’il parcourt les contrées subsahariennes pour le compte d’une entreprise belge de télécommunications : « Monsieur Philippot semble trop proche des indigènes. »

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Entre les mains d’Arthur Gillet, la correspondance de Léontine et de Joseph représente plus de 400 lettres. Missives amoureuses certes, mais aussi exhortation au courage et à la ténacité. La vie aide-t-elle jamais les amoureux ? Il s’agit pour le jeune couple de se faire reconnaître par l’État colonial. Pour ce qui est de décourager les mariages mixtes, celui-ci prend son rôle à cœur, arguant de la situation de rejet que les enfants métis ont à subir dans la société africaine. Joseph et Léontine tiennent bon. Ils obtiennent gain de cause.

Un peu plus tard, c’est au tour de Papa Thienza d’avoir à se faire du souci. Pendant des années, œuvrant au service de la CCB, la Compagnie du Congo Belge fondée par Léopold II, il passe pour un employé modèle, s’étant même, pour cela, vu décerner une carte de mérite, dignité récompensant les Congolais «civilisés », leur donnant le droit, par exemple, en cas de litige, de bénéficier d’un jugement équitable. De jugement équitable, il n’y en aura point bien entendu, lorsque, au terme d’un long conflit avec son ancien employeur, il aura perdu tous ses biens, écopant d’une condamnation à 5 ans de servitude civile. Il ne devra son salut qu’à la grâce du roi Baudouin.

Le Congo indépendant n’est pas un milieu plus hospitalier pour un couple mixte. Léontine et Joseph doivent bientôt s’exiler en Belgique. Ils emmènent avec eux leurs enfants, et parmi eux, la mère d’Arthur Gillet. Pour tous, l’exil s’accompagne d’un inextinguible regret pour l’Afrique.

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Soin mémoriel

De cette histoire-là, certains faits étaient connus d’Arthur Gillet, d’autres non. Il n’insiste pas. En recollant les divers éléments qui lui ont été transmis par Léontine, son seul horizon est son corps à elle. Les images manquantes ne s’offrent pas à une nécessité de comblement, mais à un sentiment plus profond que le manque révèle, qui est la dimension imaginaire que les êtres aimés occupent en nous. Étayé des dessins animés de l’artiste italienne Alice Milani Comparetti selon le procédé du monotype, le film explore cette région liminaire du souvenir où il se régénère dans d’autres corps, d’autres formes. Arthur Gillet ne tente pas d’amener des informations, du moins pas prioritairement, mû par la seule nécessité de ne pas faillir au soin mémoriel.

Soin qui se distingue du devoir. En effet, il s’agit moins d’amener de la lumière sur ce qui a été laissé dans l’ombre que d’appréhender cette zone d’ombre en regard de la pensée qui l’a engendrée. Et sauvegarder la pensée qui, dans ces choses, a mandé le silence, s’avère aussi impérieux que les révélations qui le lèveront. Préserver l’amour (et sa nombreuse descendance) par la légende, tel fut le vœu de Léontine, décision fondée sur le pari que, lorsque la vérité serait dite, l’amour aurait eu le temps de faire son œuvre.

Un amour rêvé / Arthur Gillet / Vo Fr / St Eng / 2018 / Trailer from Atelier Graphoui on Vimeo.

Liens

Le film en libre accès sur le site de l’Atelier Graphoui [lien]

Une interview d’Arthur Gillet sur le site Cinergie [lien]

 

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Tabou de Miguel Gomes

« La vérité est que la profonde émotion que je ressens quand je suis près de vous me transporte dans un territoire nouveau, effrayant, inconnu. »

Coupé en deux, volet contemporain à Lisbonne, volet historique en Afrique, Tabou suppose que le Portugal n’aurait pas de façon plus profonde de revivre son passé colonial qu’en se racontant des histoires.

 

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La voix est celle de Ventura, vieil homme sorti pour l’occasion de la maison de retraite. Hôtel ou hôpital, cet endroit à l’écart du monde revêt un sens prémonitoire. Le film tout entier se positionne dans un décalage significatif par rapport au réel (tout en gardant son regard braqué sur lui). Ensuite, il nous montre Lisbonne par ses intérieurs, plutôt que depuis la rue. Des espaces fermés et des plans rapprochés, dépourvus d’horizon : la perspective étroite du quotidien. De soi-même, de la ville où l’on vit, on ne voit guère que ce qui nous touche. C’est sous les néons d’un centre commercial décoré, tragique ironie, d’une jungle artificielle que l’homme, coiffé d’un chapeau d’aventurier, entame son récit. Nous partons pour l’Afrique, dans une ancienne colonie du Portugal.

L’histoire de Ventura est celle de son amour pour Aurora. Et personne n’est plus oublieux du monde que des amants. Mais filmer un rapport amoureux ne revient-il pas quelquefois à filmer le monde ? On va dans le Sud comme on irait vers un point d’incandescence. Ventura n’a rien d’un guide fiable mais on le suit parce qu’il ne nous promet rien que son humble vérité. Qu’il parle comme s’il lisait dans un livre, d’une voix tendre et assurée, bercement qui plongerait l’auditeur dans un demi-sommeil, ne fait qu’ajouter à notre désir de croire, de nous en remettre à cette parole amoureuse. Les souvenirs donnent à l’existence une forme plus réelle qu’elle n’en a jamais eue, ce goût de sang auquel seuls les rêves peuvent prétendre. Dans le discours du vieil homme, les lointains de la terre, du temps et de l’amour conservent leur profondeur, leur identité, leur âcreté. L’image en noir et blanc, les libertés prises avec l’Histoire, la primauté du sentiment et la poésie de la langue organisent le temps et l’espace en une proposition vivante et communicative. Le réel revient en morceaux. Bris de vies, bris de rêves mêlés, non-dits, faux-semblants, oracles, délires. Cela, c’est le tissu de n’importe quelle société. Et c’est une moire qui regorge de signes : puissants, tangibles et, chose étonnante, moins mensongers que révélateurs.

« Paradis » et « Paradis perdu » : ainsi se nomment les deux chapitres d’une histoire qui elle-même abonde en références bibliques. Sont-elles le fait de consciences troublées ou d’un destin qui se jouerait d’elles ? Et c’est sans parler du crocodile qui, présent aux moments clé du récit, pourrait tenir le rôle du serpent ainsi que celui de l’ange protecteur. Pourquoi faudrait-il trancher ? Sans doute le regard reptilien produit-il un tel effet d’ensorcellement qu’il n’a pas à signifier autre chose que le travail tellement cruel et doux de la mémoire. Avec quelques touches de surnaturel, les anachronismes participent de ce même régime d’élargissement du réel. Quant à la double mémoire, cinématographique (celle de Murnau en particulier) et coloniale (l’action africaine se déroule dans les années soixante, à l’aube des mouvements d’indépendance), elle est loin d’épuiser le sens d’une œuvre dont le moteur principal est l’imagination.

L’imagination en tant que dimension intime (ultime) de la mémoire. Et aussi : principe de vie et de mort. En Afrique, Aurora est enceinte. « Son ventre qui grossit, commente, Miguel Gomes, est comme une bombe à retardement qui finira par exploser. C’est aussi la situation du pays, de la colonie. » Les énigmes de cette nature sont politiques. Elles ont leur nécessité. Elles permettent à une ville contemporaine, Lisbonne, de se construire une image d’elle-même, de se regarder, de s’aimer par-delà ses fautes, et de continuer.

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Tabou, Miguel Gomes (2012)

La mécanique des corps

« En 1935, une femme rentre dans une usine, comme des milliers d’autres femmes, peut-être. Et pourtant, différente, en cela qu’elle est là pour écrire, pour y écrire ce qui s’y vit, ce qui s’y trame, dans des mots qui appartiennent au dehors, pour le dehors des livres. Et qui jamais ne perceront les pores des habitants de l’usine. Aujourd’hui, porte abattue, les corps errent, les feuillets au vent volent. Et les mots trouvent les bouches, qu’ils tentent de peindre. »
Maxime Coton, La Mécanique des corps.

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L’usine désaffectée, pour mémoire, ment. La végétation qui, jusqu’au harcèlement, l’envahit, offre au regard le contraire d’un témoignage exact. L’usine est trouée. Les trous font traces : ce qui disparaît laisse un vide qui se voit, se comble mal. La nature relève le drame des décombres, l’engloutit. Ici, hauts murs de brique brune, rouge, vastes salles boueuses. Au bruit qui s’en échappe on croit entendre que l’usine crève encore, suinte son abandon. Mais ce ruissellement n’est pas d’agonie, quelque métal rouillé que la pluie battrait à vide, n’est pas un épurement, la résurgence d’un supposé naturel de la matière. Ce bruit-là ne signifie rien : rythme étal, goutte-à-goutte éclusant les minutes, les années. Ne signifie rien la tendre pression du branchage et l’indifférente avancée des racines réchauffe la pierre, chose mourante et immobile. A ciel ouvert, sans doute, c’est une libération, un soulagement qui se donne en spectacle, extase de la prison déserte. Cadre apaisé, qui donc promet la réconciliation. D’une splendeur de ruines se profile l’horizon de tout travail de mémoire, celui, en acte, d’un progrès. Verdoyante renaissance qui donne une idée juste de ce qui ment.

Forme rendue solitaire, l’usine vient à se réinscrire dans un paysage d’imagination. Elle témoigne d’un monde comme englouti, et ainsi de la souveraine continuité des âges, des espaces, des êtres, des corps, des gestes… Épave elle acquiert une résonance, se rend digne, devient envisageable. Une attention ne s’éveille jamais trop tard, du moment qu’elle se dépasse et s’actualise. L’usine tient ce regard-là, cette exigence-là, dans sa chair. Ce poing fondu dans l’acier. Ce cou tordu par l’effort. Ce bras mêlé à d’autres bras et comme détaché de sa propre peau : qui est-il ?

Une aussi grande attention, le cinéma peut lui-même la sonder, en ce sens qu’il la médiatise, la structure, la concentre. Disposant de son propre imaginaire comme d’un palimpseste, il est l’archiviste des regards, des mémoires la porosité.

L’usine que Maxime Coton recherche, de l’intérieur et intérieurement, a pour lui, en premier lieu, le visage du père. Le Geste ordinaire explore l’empreinte, la tache aveugle refoulée du paysage familial. Envers possible ou acharnement du Geste, La Mécanique des corps déplie le questionnement, et généralise le champ de la filiation. Ailleurs de l’ailleurs donc, c’est l’usine défaite, défunte, enfouie. La découvrant ainsi on songe à une Zone, c’est-à-dire, un lieu indéfinissable entre vie et mort, réel et imaginaire (voir à ce propos Stalker). Cet endroit-là, personne ne l’habite, le père lui-même et ses collègues y figurent comme de simples visiteurs. Extérieurs, déplacés en un territoire d’écroulement, dépossédés de leur langue, de leurs gestes. Le malaise qu’ils incarnent donne la consistance des lieux : non pas un décor mais le cerne d’une image rase, sourde. Il indique la limite du familier, de l’usage, du visible – de l’ordinaire. Les ouvriers se dessinent en corps figés dans les embrasures d’une usine qui n’est pas la leur, qu’ils réduisent autant qu’elle les contraint. Tête levée, bien droits, ils récitent quelques extraits de La condition humaine de Simone Weil ; le débit s’entend forcé, abstrait. On s’expose, comme pour un portrait, on pose, comme aussi la question : qu’est-ce qu’on est ?

Effet de montage, le ton change brusquement, les archives prennent le relais. On sent qu’elles remontent du sol, abruptes, en masse : des ombres vomies. L’image ralentit, la couleur s’éteint, le grain s’alourdit. Ces corps-là semblent se lever de la nuit non des temps mais des corps même. Qu’est-ce qu’on est ? Images passées, photos, souffles souterrains, engluement de mémoire. Corps muets, privés de visages. Une main puis une autre, un torse et d’autres, têtes ployées, mécaniques, anonymat.

Chute de tension, de la vitesse et du son : du passé au présent, la chair revient au corps par la nausée. Les images œuvrent pour elles-mêmes : plates, bornées, floues, orphelines. Que sont-elles ? Publicitaires ou accusatrices ? Documentaires ou fantasmées ? Mises en condition de réapparaître, les voilà soustraites à leur élément d’origine, les voilà spectrales, errantes, inassignables. Ce heurt, cette rencontre entre deux visibles distincts (dénuement du présent, lenteur profuse du passé) leur donne de la force , durcit les impressions. Soudain ranimés, les mots de Simone Weil se mettent à gronder, se durcissent eux aussi, et accusent : « la brutalité du système est rendue sensible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu’on a autour de soi », « on devient indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris », « l’usine fait de lui en son propre pays un étranger, un déraciné ».

Le texte, suivant les images, finit par glisser le long du cadre. Lourd mais conscient de sa perte, qui n’adhère pas. Concernant la condition ouvrière, qui se souvient encore de Simone Weil ? Il n’est pas indifférent que Maxime Coton reprenne le propos d’une femme. Cet autre féminin, on le retrouve aussi dans A l’œuvre, où se murmure la voix d’une petite fille. A cela s’ajoute une tierce voix, musicale, qui signale encore la présence discrète bien que déterminante de l’auteur. Laissant toute la place au sujet, il n’en est pas moins intérieur. C’est par éclats qu’il se fait entendre, par éclats qu’il s’interroge. Cette intermittence faite de retraits et de signes en appelle autant à se mettre en rapport avec le sujet, à le chercher, qu’à refuser de le résoudre, de l’enfermer dans un point de vue unique. Cette reconnaissance aussitôt défaite conditionne la nature de l’attention. La vue est chavirée, déçue, mais active . Le dernier intervenant – qui est également le plus jeune ouvrier de l’usine -, dit son texte puis se tait, l’œil dans celui de la caméra. Le plan se prolonge, l’œil bleu ne cille pas. Il n’y a plus de paysage, l’usine disparaît, l’image se rétrécit en un face-à-face : La mécanique des corps s’achève en une question qui s’adresse, un visage qui interpelle.

« La mécanique des corps », Maxime Coton (11’) : disponible en complément sur le dvd du Geste ordinaire à la médiathèque, et bientôt visible en streaming sur le site de La plateforme.

A l’œuvre

L’autre le père, l’ouvrier

Canopée : projet poétique et musical de Maxime Coton et Tom Bourgeois.

Des lèvres insu le passé déferle

« Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu, et à ce beau hasard que devient alors le souvenir. »
Maurice Blanchot, Le Livre à venir.

« Voir plus de choses qu’on ne sait. Les mots ne sont pas faits pour la logique. »
Paul Valéry, Introduction à la méthode de Leonard de Vinci.

« Quelles preuves vous faudrait-il encore ? J’avais aussi gardé une photographie de vous, prise un après-midi dans le parc, quelques jours avant votre départ. Mais, lorsque je vous l’ai présentée, vous m’avez répondu, de nouveau, que cela ne prouvait rien. N’importe qui pouvait avoir pris le cliché, n’importe quand, et n’importe où : le décor y était flou, lointain, à peine visible… »
Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad.

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Ils se parlent, c’est après l’amour. Rien de plus banal que cette réalité-là, sur un lit, sur un écran, encore que cet échange ne soit pas, lui, banal. Entre le Japonais et la Française, à Hiroshima, le dialogue va remonter le temps. Ailleurs, dans une autre ville, dans un autre film, ce sont des couloirs, des jardins, un labyrinthe que la mémoire doit, cette fois, démonter. De cet homme et de cette femme dont on ne sait si, maintenant, à Marienbad, ils se connaissent, est-ce dire qu’ils se sont aimés ? Peut-être. Elle, quoi qu’il lui dise, ne se souvient pas. Le croire comme il le lui demande, est chose possible – chose même essentielle, nécessaire. Retour en un lieu plus ordinaire. A Boulogne par exemple, en pleine guerre d’Algérie. Les couples se désajustent, les générations aussi. On hésite, on doute plus qu’on ne dit s’aimer. Les paroles ne s’atteignent pas, ni en personne ni en acte. La mémoire cède au charme de ces propres relectures, fait et défait des amours qui peuvent bien n’avoir jamais eu lieu. Après ce film-là, le rêve prend le relais de la confusion. Je t’aime, je t’aime : l’homme qui ainsi bégaie, dort, mais surtout il est seul. Dans son sommeil, au seuil de la mort, il voit, il entend revenir et s’abattre devant lui les termes de sa propre mémoire.

Je t’aime, je t’aime

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Voici en quelques lignes esquissés les quatre premiers longs métrages d’Alain Resnais. A tel point le temps s’y trouve-t-il entravé dans son écoulement fictif, qu’il en devient singulièrement sensible, charnel. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre mystère de cette œuvre née après la seconde guerre mondiale que de sembler hors d’âge, alors même que, issue de la catastrophe et formée de son empreinte, rien n’y paraît plus flagrant que le refus de montrer. Il y aurait là comme une lacune à constater, absolument. Un état des lieux, des faits, de la mémoire qui voudrait et ne pourrait trouver un appui hors d’elle-même, un état de la pensée se réduisant à la détresse de son propre effondrement. C’est la possibilité même d’un savoir de l’événement que la vulnérabilité de la pensée – a fortiori du témoignage – met à l’épreuve. Porter secours à la mémoire, être attentif à ses silences, à ses trébuchements, ne pas exiger de la fragilité autre chose que ce qu’elle est : ces paradoxes, s’ils formulent une démarche, fondent aussi une morale. Si, à certains comme à Resnais, un tel travail s’impose comme une nécessité, il s’agit encore de lui donner une forme.

Le documentaire existe. En 1955, Resnais propose Nuit et brouillard. Des camps d’extermination, on voit des images prises en défaut, c’est-à-dire : inexplicables. Le risque est double. Que l’image envahisse l’écran, qu’en elle ne se produise pas le dépassement des faits : le spectateur se verra présenter des preuves. A l’inverse, si l’ellipse et le hors champs ravalent l’image, celle-ci devient un objet d’imagination, prétexte à tous les détournements possibles. C’est pourquoi Resnais bifurque, coupe le film. Dans les archives, il injecte le présent ; aux chiffres, aux faits, aux dates il associe le poème. Ce collage fait voir l’espace lacunaire sans le rendre disponible. Le spectateur pourrait désirer en avoir pour son effroi. Au lieu de quoi, une certaine langueur. Le texte ne commente pas, ne décrit pas. Pour ouvrir l’espace, Resnais va jusqu’à scinder la fonction d’auteur. Ici, Jean Cayrol, qui, sans que cela ne transparaisse à titre personnel ou exemplaire, a lui-même fait l’épreuve de ce qu’il écrit. Si son texte relève du témoignage, il s’en tient néanmoins à distance. Par la forme poétique, par la discordance, les ruptures de ton, entre des réalités qui ne composent pas.

Boulogne dans Muriel ou le temps d’un retourSource
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L’élucidation du présent que devient, après Nuit et brouillard, le travail de mémoire, Resnais la confie alors à la seule fiction. Si le foisonnement de la mémoire n’a d’égal que son immense désarroi, la fiction hante une connaissance dont l’objet se dérobe. Ainsi même les lieux réels échappent-ils aux limites du réel. Hiroshima, Nevers, Boulogne, l’Algérie, Marienbad : sitôt épelés les noms se referment, durcissent, reprennent le caractère irréductible de leur point d’origine. Par quoi ils rayonnent. La poésie, comme elle le peut, les contient, les déplace. Cette puissance intrinsèque au verbe, c’est aussi celle des images, des sons, de la musique, et c’est sur elle que Resnais bâtit son cinéma.

Un jour, un événement se produit. Qui l’a vu, et où, comment, qui le sait. Une actualité écrasante, c’est déjà de l’oubli. Celui qui désire retrouver un passé intact, à l’état originel, tel qu’hier encore, fait l’expérience d’une chute. Le présent tombe, pèle, les souvenirs, vécus ou fantasmés, déferlent en désordre. Cette prise de conscience si c’en est une, tant elle se nourrit d’imagination, survient, non comme un supposé envers de l’oubli, mais comme une lacération de surface, le déchirement du calme. Tel un événement nouveau, ou secondaire : une rencontre ou des retrouvailles. Cela revient peut-être au même :

Hiroshima : « Je te rencontre / Je me souviens de toi / Qui es-tu ? »

Marienbad : « Il y aurait un an que cette histoire serait commencée…, que je vous attendrais…, que vous m’attendriez aussi… »

Ici et là, la rencontre, de par sa fulgurance, bascule en retrouvailles. Le sens de l’événement, sa mesure, n’est pas une progression, bien plutôt une régression. Depuis toujours, vaut davantage que pour toujours si, malgré les incertitudes, les errances, l’aveuglement, la douleur, il s’agit de croire en quelque chose d’éternel, ne serait-ce qu’en et pour soi-même. Port d’attache auquel on revient, la rencontre peut recommencer encore et encore, et le temps s’interrompre, à condition qu’il soit repris. Cette configuration fragile et comme toujours en défaut, préserve la continuité des valeurs, même à l’extrême de leur négation, lorsqu’à tort on les a cru détruites. D’où, à Marienbad, l’acharnement :

« Toujours des murs, toujours des couloirs, toujours des portes, et de l’autre côté encore d’autres murs. Avant d’arriver jusqu’à vous, avant de vous rejoindre, vous ne savez pas tout ce qu’il a fallu traverser. »

L’année dernière, c’était déjà de l’amour. Le monde se rassemble en cette seule conviction, en cette sidérante affirmation. Si la rencontre déçoit et que rien ne peut la reprendre, la sauver, le monde s’effondre. Ce terme est atteint dans Muriel ou le temps d’un retour : aux retrouvailles ne se font entendre que faux-semblants, trahisons mesquines. Une lâcheté qui défait. Personne n’a plus ni le désir ni la grandeur de démentir.

Si la rencontre indique cette limite où la mémoire n’a de cesse de s’atteindre, de se recueillir, elle l’ouvre à son devenir, à l’autre enfin. Ses aventures, d’une justesse qui se moque des preuves, sont nombreuses, et plus encore volubiles. Persuasives à Marienbad, tragiquement exaltées à Hiroshima, obsessionnelles dans Je t’aime, je t’aime : les vies apprennent à parler pour communiquer entre elles. D’abord elles balbutient, se contredisent, se reprennent. Puis elles écoutent, soignent, goûtent, demandent. On comprend que la forme privilégiée soit ici celle du dialogue. Le cinéma d’Alain Resnais fonde et est fondé sur une entente d’exception. Loin de tirer son principe d’une communauté de destins naturelle qu’il suffirait d’exhumer de l’oubli, l’entente, comme la mémoire, se construit. Souterrainement et au préalable, il y a ce dialogue noué entre le cinéaste et ses romanciers-scénaristes, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Jean Cayrol, Jacques Sternberg. Sur l’écran le dialogue se poursuit, les plans se répondent, les récits s’emboîtent, par morceaux, fragments dont certains, voués à l’oubli, restent ignorés. Les voix cassent la syntaxe. Les figures, les couleurs, les sons, les musiques, les mots se décalent, laissent voir des béances, des fissures, qu’ils traversent tantôt franchement, tantôt avec retenue, et comme s’excusant, incertains, ils se retranchent, plus tard, pour surprendre. Les signes abondent, certes, mais en trop grand nombre et dans un désordre pénible, fatigant, encore que intuitivement limpide. Dans ces films, ce qui se vit, ou plutôt, se sent, lors ce dont on se souvient, se déplace par interrogations portées sur le détail des choses, des lieux, des personnes. Ensemble ces éclats élaborent le texte d’une inquiétude logée au cœur du présent.

Hiroshima, Marienbad, Je t’aime, je t’aime et au plus sombre Muriel, racontent le repeuplement d’une mémoire, son amplification. Qu’elle cesse d’être le lot d’un seul,  se répande, coule sur le monde. Le dialogue fait moins et bien davantage que de l’éveiller : il l’exauce. Puis, ne pouvant la contenir, il la laisse aller. Ailleurs, toujours ailleurs. Le passé, fût-il avec violence repoussé en un lieu dit,  n’est pas rejoint. La distance, l’insurmontable qui, ne pouvant être comblé, demeure, la mémoire le parcourt, en hauteur, en imagination, en devenir.

« … ce qui paraît être le plus impossible dans ce labyrinthe où le temps est comme aboli : il lui offre un passé, un avenir, et la liberté. »*

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Ressources

  • « Nuit et brouillard », 1955
  • « Hiroshima mon amour », 1958
  • « L’année dernière à Marienbad », 1961 – *Extrait de l’Introduction au ciné-roman, Alain Robbe-Grillet, Les Éditions de Minuit
  • « Muriel ou le temps d’un retour », 1963
  • « Je t’aime, je t’aime », 1968
  • « Alain Resnais », Marcel Oms, Rivages cinéma, 1988.
  • « Une éthique du regard. Le cinéma face à la catastrophe, d’Alain Resnais à Rithy Panh », Sylvie Rollet, Editions Hermann, 2011.
  • « Le mystère de la chambre noire. Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais », Martine Bubb, Revue Appareil n°6, 2010 (lien)
  • « Alain Resnais, compositeur de films », Thierry Jousse, 1997 (compte-rendu sur le site Ciné-club de Caen)
  • De même que dans l’amour cette illusion existe, cette illusion de ne jamais oublier : « Portrait de la Française », Marguerite Duras, (extrait)

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De même que dans l’amour cette illusion existe, cette illusion de ne jamais oublier

« Ce regard est oublieux de lui-même. Cette femme regarde pour son compte. Son regard ne consacre pas son comportement, il le déborde toujours. Je veux dire qu’elle guette, comme une bête, dans l’amour, la chance que l’amour représente, de se perdre en lui, jusqu’à ne plus retrouver, jamais, l’entendement d’un compromis éventuel entre  l’amour et la vie.

Elle sait que cela n’arrive pas. Qu’on ne meurt pas d’aimer. Et que du moment qu’on n’est pas mort d’aimer, on se meurt ensuite de vivre, que ce n’est donc pas la peine d’essayer. Que chaque fois qu’on ne meurt pas d’amour, l’amour est battu en brèche, qu’il ne mérite ce nom, encore, que par une dégradation généralement admise du langage. Elle n’est pas amère. Il ne faut pas confondre. Elle est sans illusion et en même temps elle est toujours prête à s’illusionner au plus haut point. Son expérience pouvait la rejeter à l’amertume. Elle l’a au contraire rejetée à la liberté. Du moment qu’on ne meurt pas d’amour, tous les amours se ressemblent alors ?

Elle est dominée par un rêve démesuré à ses forces, distraite par ce rêve, constamment sollicitée par lui, et en même temps incapable d’être à sa hauteur.

Le récit qu’elle fait de cette chance perdue la transporte littéralement hors d’elle-même et la porte vers cet homme nouveau. Se livrer corps et âme, c’est ça. »

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Marguerite Duras, extrait-collage à partir de Hiroshima mon amour, livret du dvd, Portrait de la Française. Citation non-complète.

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( Faute d’autre chose)

J’ai regardé moi-même, pensivement, le fer, le fer brûlé, le fer brisé, le fer devenu vulnérable comme la chair.

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 Titre, citation et captures extraits du film.

Précédemment : C’est que le monde s’est précisément effondré

Nostalgie de la lumière

« C’est une terre damnée imprégnée de sel où les dépouilles se momifient et les objets se figent. L’air, transparent, léger, nous permet de lire dans ce grand livre ouvert de la mémoire page après page. »

Patricio Guzmán, Nostalgie de la lumière.

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La lumière, on croit la connaître et soudain, elle nous éblouit, et c’est comme si on ne l’avait jamais regardée. Elle nous éblouit et ce n’est pas elle qu’on regarde, c’est un brun tacheté de bleu, un rouge qui se met à saigner, c’est un éclat qui fend l’œil, un frisson, un baume : nous éprouvons la sensation de la lumière. Étrange moment de lucidité qui nous évanouit, qui est oubli de l’ombre en laquelle nous sommes plus que jamais enfoncés, qui est éclosion du temps en d’autres temps, éveil de la mémoire.

Le monde si plein, si grouillant, est à la merci de la lumière. Peut-être supplante-t-elle la consistance. Nous sentons le sable ruisseler entre nos doigts, le caillou petit poids dans la paume. Nous pouvons encore affronter du plat de la main le torse du rocher, mais l’immense, c’est à la lumière seule qu’il se mesure. Nous ne touchons pas, ne voyons pas l’étoile, c’est elle qui, inversant son temps de vie, revient à nous, reflue, lumière encore. La consistance de la mémoire est chemin de sensations, chemin de lumière.

Telle est la voie sur laquelle nous entraîne Patricio Guzmán, la plus sincère, la plus universelle, celle de la réminiscence. Exilé du Chili depuis quarante ans, il ne peut que l’agréger à celle, infinie, d’un peuple au deuil confisqué. Cette chance qu’il a eue, lui, cadeau d’une seconde vie, nombreux sont les Chiliens qui en ont été privé. Arrêté par les forces du général Pinochet lors du coup d’état de 1973, il subit l’épreuve de la condamnation et de la grâce. Il quitte son pays. Après quelques errances, c’est de Paris qu’il donne suite à sa critique contre le régime : Chili, la mémoire obstinée (1997), Le cas Pinochet (2001), Salvador Allende (2004) et son grand œuvre, en trois parties : La bataille du Chili (1975-1979), modèle de cinéma direct et engagé.

Deuil confisqué : un pays où les victimes et les parents des victimes peuvent croiser leurs bourreaux dans la rue, faute de jugement, signe son devenir traumatique. Qu’il s’agisse des massacres des Mapuches au XIXème siècle, ou des camps de concentration sous Pinochet, le Chili garde le silence sur un passé qui l’accuse. Ne reste que la mémoire, passé qui se négocie en privé. Parfois à mains nues, comme ses femmes, courageuses et presque hallucinées, admirables folles qui fouillent le désert d’Atacama. Désert de la mémoire sans sépulture, repos de personne : avant d’évacuer les camps, les militaires se sont débarrassés de leurs morts pour les cacher on se sait où, semant au passage des morceaux de cadavres, sinistres trésors que les vents secs et salés se chargent d’embaumer. Le sol ingrat recrache parfois des bouts d’os, fragments de mauvaise conscience, cristaux d’un passé irrémissible .

Ce ressassement de la mémoire dans le miroir aride du désert, Patricio Guzmán le voit se reproduire à l’identique dans cette autre surface réfléchissante qu’est le ciel. Ciel et terre se confondent dans la matière unanime : ici pas de séparation, ni des êtres ni des temps ni des états. Le vivant dialogue avec la mort, l’animal avec le minéral, le lointain avec le proche. Convoqués à tour de rôle, l’astronome et l’archéologue témoignent de ce que leurs recherches coïncident et convergent vers des origines communes.

Dans ces correspondances intimes qui se jouent entre matière et mémoire, les lieux aussi se feuillettent. Ainsi du camp de Chacabuco, construit sur les ruines d’un ancien centre minier, que les militaires n’ont eu qu’à cercler de barbelés. La mémoire des lieux n’est pas seulement un désert à creuser, c’est aussi une architecture à déconstruire. Exemple avec Miguel. Interné à Chacabuco, il met à profit ses déambulations quotidiennes pour prendre, à pas calculés, les mesures exactes du camp, qu’il consigne au secret de la nuit. Le lendemain, par précaution, les plans doivent être détruits, mais ils sont désormais gravés dans le cerveau de l’architecte qui, aussitôt libéré, peut sans peine en reproduire le tracé précis. Témoignage précieux de ce survivant dont l’épouse souffre aujourd’hui d’un Alzheimer. Le trop-plein de mémoire de l’un compense l’oubli de l’autre : figure tragique du Chili.

Cette façon très personnelle de déployer la mémoire en un texte qui doit tant à l’interrogation philosophique qu’à la poésie des images fait songer à la démarche d’Harun Farocki, en particulier à son remarquable Images du monde et inscription de la guerre, qui met en œuvre une sémiotique également fondée sur des associations visuelles. Et ceci même n’est pas sans affinité avec le dernier film de Terrence Malick, Tree of life, dont le propos pourrait être de dévider la trame cosmique d’une mémoire marquée par la perte – et par là, touchée par la grâce.

Mais La nostalgie de la lumière est un voyage en textures qui ne s’aventure pas à formuler quelque théorie de la mémoire. Le texte s’offre aux questions, les images sont des hypothèses, les sens circulent, réfléchissent, les langages se regardent. Rien ne s’impose. Le rythme, lancinant, épouse celui du ressouvenir, et lui-même n’en finit pas d’infiltrer ce qui résiste, le passé, la dureté du présent. Diffuse, influente, la mémoire se fond dans la lumière. Le monde, si plein, si grouillant, est à sa merci.

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Sous toutes les coutures : Harun Farocki, Images du monde et inscription de la guerre.

Patricio GUZMAN, « Nostalgie de la lumière »

Autres documentaires de Patricio Guzmán

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Deux autres films se rapprochent encore de cette Nostalgie de la lumière : Le songe de la lumière, de Victor Erice –

Du sujet à l’image, le déchirement est le même qu’entre le désir et sa réalisation. Au milieu, le peintre est traversé, transgressé, jamais assez transparent, jamais assez présent. Cette position fantôme est celle qu’occupe à son tour, sans le savoir, celui qui contemple le tableau. Dans quel sens s’effectue l’incorporation? Qui absorbe ou qui est absorbé ? Cette indétermination nous livre à la jouissance de l’art et nous délivre de nous-mêmes, nous nous sentons envahis, le songe de la lumière n’est ni le geste ni la toile achevée, mais séjourne dans le désir de peindre et dans le désir de regarder. [suite]

et L’Esprit de la ruche :

Surtout il y a la lumière. Il n’est pas si surprenant d’apprendre, vu la rareté des dialogues, qu’à l’origine, le réalisateur désirait tourner son film en noir et blanc: le mutisme et la subjectivité de sa palette confèrent à l’image une irréalité pareille à celle induite par l’absence de couleurs. Cinéaste-peintre, Erice compose ses plans comme des tableaux, se référant aux maîtres qui lui sont chers, Vermeer et Zurbaran, car ils lui semblent au mieux traduire l’atmosphère recherchée. Scènes d’intérieur calmes et reposées, baignées d’une lumière dense, onctueuse comme le miel, agencées dans une symétrie méditative par laquelle l’immense maison devient, aux yeux du spectateur, un espace spirituel – alignement des portes, découpage des fenêtres en carreaux minuscules pareils aux alvéoles d’une ruche… Par contraste, l’extérieur est filmé au naturel, tons froids, gris, une angoisse différente. Ainsi couleurs, lumières, sons, cadrages figurent-ils autant de langages distincts et simultanés, qui s’additionnent mais ne se complètent pas forcément. Leur rôle est de traduire, chacun par ses propriétés, la complexité du réel. La forme mime l’agencement des perceptions; elle les réfractent, sans qu’aucun élément n’en domine un autre, de sorte que la surface côtoie la profondeur. Cette composition, que caractérise l’absence de hiérarchie entre réel et imaginaire, nourrit la densité mythologique du film, parce qu’elle vise le vrai.[suite]

Fin de la pensée solitaire.

« Quand je suis seul, je ne suis pas là. Cela ne signifie pas un état psychologique, indiquant l’évanouissement, l’effacement de ce droit à éprouver ce que j’éprouve à partir de moi comme d’un centre. Ce qui vient à ma rencontre, ce n’est pas que je sois un peu moins moi-même, c’est ce qu’il y a derrière moi, ce que moi dissimule pour être à soi. » Maurice Blanchot, L’Espace littéraire.

« La possession par un dieu – l’enthousiasme – n’est pas l’irrationnel, mais la fin de la pensée solitaire ou intérieure, début d’une vraie expérience du nouveau – déjà Désir. » Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini.

Giuseppe Penone, Svolgere la propria pelle (Développer sa propre peau).

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Il est une forme de solitude qui n’est pas un état, c’est-à-dire non pas état où l’on stagne mais état que l’on gagne ; une solitude qui est éloignement, lointain désirable. Sa forme est ouverte, pays d’accueil, espace désigné mais irreprésentable, cheminement qui, à peine initié, engage celui qui s’y risque et ne s’interrompt plus, continue, découle. Solitude béante, illimitée : appel de l’infini.

Nul ne remplit cette solitude comme on se remplit soi-même, comme l’identité comble (étouffe) jusqu’à travers ce qui arrive, altérations, doutes, revirements. Une, vide, la solitude contraste avec la pleine consistance, avec le moi innombrable. Elle est ouverte, je suis enfermé, elle est pure extériorité, je suffoque. C’est une idée, la possibilité d’une mise à jour, d’un désencombrement : oser la distance vertigineuse, se déloger.

Comment partir ? A vol d’oiseau ? A pieds ? Au hasard. Seule l’errance mène à l’inconnu. La négation peut être localisée, elle se trouve toujours à l’opposé ; la solitude qui attire, positivement là et cependant vacante, demeure invisible. Aride odyssée dont on ne peut qu’inventer la contrepartie.

Un premier pas : certains se détachent de la société. Soudain ils prennent conscience de la place qu’elle prend, de la façon dont elle les occupe (dedans, dehors), grouillement et prolifération dont ils sont juge et partie, auxquels ils participent sans avoir à y penser, parce qu’ils n’y pensent pas. Que l’exil soit choisi ou, comme c’est malheureusement plus souvent le cas, imposé, leur situation se complique du fait qu’ils se réfèrent encore à cette totalité qui les rejette. Ils persistent à s’identifier. En marge et bien trop près : situation équivoque, légèrement prometteuse mais encore insuffisante. Ils s’épuisent, sont tentés d’imiter, s’approchent, reculent, regardent, fascinés. Faible autonomie que celle du clandestin de l’insubordination. C’est ici une solitude étriquée, quotidienne, un compromis : une petite pièce qui attend ses meubles, ses habitants et gémit de se trouver si inconfortable. Qu’elle cherche à se faire entendre : l’appartement est vide, personne n’écoute.

Autre possibilité : la nature. Impassible, elle semble attendre, accueillir. De son admirable autosuffisance, on doit pouvoir se nourrir. Apprendre, se « régénérer », la dépasser. Hélas, les lois physiques l’emportent sur l’intentionnalité humaine. Les aventuriers, les contestataires, les endeuillés, les randonneurs, ils espèrent un berceau, un réconfort, et voilà qu’ils doivent se battre, mériter, renoncer à la renaissance et se contenter de survivre, accepter que leur corps se transforme en ilot de résistance. Si différente de la ville, ils la rêvent bienveillante, généreuse, prévisible ; c’est un monde catastrophé qui ne s’offre pas, un désert, un climat hostile, la mort.

Pourtant il y a progrès. Dans la nature la mémoire se dissout, l’identité se fissure, bientôt ils renoncent au langage, cessent d’articuler les mots – la pluralité se délite. Le temps n’est plus que perception, mesure physique partagée entre deux infinis : instants sensibles qui s’anéantissent dans un continuum sans mémoire, sans espoir, et éternel retour du même, cycles inexorables qui pourraient les rendre fous. Ces vagabonds ensauvagés, hirsutes, maigres, hagards, mutiques, peut-être bien qu’ils ont perdu la raison. Mais ne fallait-il pas qu’ils s’en débarrassent, de cette raison confinée, de ce contenu étriqué ? Personne ne les voit, d’ailleurs. Que quelqu’un les regarde, les envisage comme spectacle, sa récompense sera une sombre angoisse. C’est le commencement de la solitude.

Désormais l’espace, qui ne communique plus, s’exprime à travers eux. Espace incomparable : ni celui qui sépare (les hommes, les lieux), ni celui que l’on aménage, que l’on camoufle, hauteur,distance. Espace absolu, matière illimitée, corps et esprit – être. Désormais l’univers s’exprime à travers eux, les absorbe – ce qu’ils perçoivent : entrée dans un rapport d’intimité avec la rumeur initiale. Ce n’est pas le pays où ils sont nés, c’est l’origine de leur disparition. Quel visage y a-t-il là ? Ils l’ignorent, ne s’identifient plus, peut-être même sont-ils devenus invisibles. Seule importe cette disponibilité à l’autre qui est absence à soi. Perméabilité féconde, forme ouverte, indétermination, liberté. Fin du moi, fin de l’identité : fin de la pensée solitaire.

Qu’elle s’en souvienne. Trébucher dans l’irréel

« Ou bien on va commencer à rôder, à trébucher dans l’irréel avec, de loin en loin, le secours d’incertains repères sauvés par la mémoire, et ce ne sera plus de toute façon qu’une histoire d’ombre entre les ombres ; ou bien, si l’on voit assez clair… » Philippe Jacottet, Ce peu de bruits.

L’argent du taxi est dans sa poche, elle peut se réjouir, un beau billet tout lisse comme elle en voit rarement et comme, plus rarement encore, il lui arrive d’en avoir un sur elle, pour elle, en secret, à garder. L’argent du taxi, ces idées qu’ils ont les riches, mais leur folie l’arrange, on ne refuse pas une telle aubaine. Sinon nul besoin de faire semblant, d’en rajouter, de gémir comme d’autres peuvent le faire. C’est bon, elle est partie de chez eux comme d’habitude, à petits pas de souris, équipée de sa solide canne, le bras en écharpe… Ça n’empêche pourtant pas de marcher, un bras malade, mais ça attendrit les riches. Qu’on ne la diminue pas davantage : elle a les jambes solides, des jambes qui lui offrent cette liberté qu’elle a, par ailleurs, si peu. Pourquoi se priverait-elle des rues enfin vides, de la nuit qui les remplit à ras-bord ? C’est si rare qu’elle ait le temps de déployer sa précieuse collection de souvenirs, si rare qu’elle puisse même se rendre compte qu’elle possède une telle collection… Parce que ses secrets sont enfouis si profondément dans sa mémoire, il lui arrive parfois d’en oublier l’existence. Mais pas ce soir, puisque ce soir elle est enfin seule, et l’univers paraît transformé, rien que pour elle, l’univers scintille, voyez, à sa mesure (minuscule en fait). Échanger ces merveilles contre rien du tout en accéléré, derrière des vitres sales, dans un mélange saumâtre de tabac froid et du cuir usé, penser déjà à ce qu’il faudra faire après, à la maison, avant de pouvoir se mettre au lit, si on parvient à s’endormir, si on en a la force. Bien sûr le genou tire un peu, et le dos ploie sous la vie de labeur, la vie pliée en deux à récolter, lessiver, cuisiner pour dix, enfanter, houspiller, récurer, jeter, traîner, la vie sur le dos et voilà qu’elle se priverait de ce plaisir sans prix, la promenade nocturne. C’est davantage qu’un beau billet qu’elle gaspillerait à vouloir aller plus vite. Si son temps n’était pas compté, elle en consacrerait pourquoi pas, une toute petite quantité à comprendre les riches qui aiment les voitures et la vitesse, mais ça doit rester mystérieux, comme les règles et les objets étranges chez eux, qu’elle respecte, qu’elle voit, qu’elle touche sans savoir – pour garder son travail – et qui la laissent toute songeuse. Pas la peine d’expliquer ceci et cela, d’interroger : les questions elle n’en pose plus. Depuis le temps elle sait que les réponses la déçoivent, tandis que les histoires qu’elle se raconte en lieu et place de l’inconnu – la comblent. C’est comme d’emprunter cette rue déserte, en pleine nuit, et s’émerveiller de l’incroyable effet des néons sur cette robe rose qu’elle pourrait peut-être s’acheter, avec l’argent du taxi. Rien à voir avec sa robe d’autrefois, si étroite, si raide, si pâle. C’est sûr elle préfère celle-ci qui déferle, qui resplendit. Il faut qu’elle s’en souvienne et qu’elle y repense.  Si elle a le temps, un jour, la prochaine fois.

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Photo : Polly Braden, Night walk. Xiamen, 2007

Le revers du voyage

Le revers du voyage c’est qu’il trace tout du long une empreinte à l’intérieur, c’est sa mécanique un peu folle, sa dimension négligeable quoique nécessaire alors même qu’en apparence la vie semble, pour une fois, obligeamment extérieure. Sur le moment l’insouciance et l’excitation nous distraient de ce qui s’inscrit en nous ; plus tard, le retour laisse entrevoir le revers : le voyage reflue sous une autre forme, plus ou moins cohérente, comme en contrepoint de tout ce que l’on croyait avoir vu, ressenti ou pensé. Il arrive alors que l’on se fige à mi-chemin, entre deux modalités de conscience, pétrifié par le choix qui s’impose, légèrement dégoûté de soi. Reste à confronter les deux versions, à tenter pourquoi pas de les unifier, d’en retirer une vision nouvelle, elle aussi enrichie, féconde. Ou à supporter cette dichotomie permanente qui nous traverse, accréditer la cruelle versatilité de la mémoire. Par notre approbation désormais notre récit ne correspond plus aux souvenirs qu’on en garde, il se décale bizarrement, se transforme – se construit tout simplement. Version supplémentaire d’un voyage qui ne se ressemble plus.

Ce processus qui évacue vérité et réalité excuse toutes les confidences. Pour paraphraser Gombrowicz, on peut parler de soi à condition de ne pas s’identifier à ce que l’on dit. Le fait que notre mémoire soit confuse et plurielle est à prendre comme une liberté d’expression, permet, d’une certaine manière, l’élégance de son exercice.

Parmi tant de façons de voyager (au propre ou au figuré), il en est une qui mobilise tous les sens, qui sollicite une perspicacité accrue, qui pratique l’analogie plus que le désarroi, préférant l’acuité à l’éblouissement. On se demande, non sans une pointe d’envie, de quoi peut encore s’émerveiller celui qui n’est jamais à court de mots, de comparaisons, d’actions, d’initiatives, celui qui ne se sent jamais perdu ? Conserver en tout lieu, en toute circonstance, sa faculté de penser, de raisonner revient à se prémunir contre le sentiment de l’inconnu, contre cette étrangeté inassimilable qui risque de nous faire basculer dans l’hébétude, de nous amoindrir voire de nous ridiculiser.  De temps en temps il faut pouvoir se sentir idiot – décidément encore du Gombrowicz.

Ces deux attitudes opposées qui consistent l’une à reposer son esprit, l’autre à l’activer davantage, ont cependant en commun de prêter au voyage des vertus d’enrichissement personnel. Le voyageur curieux jugera qu’il a beaucoup appris ; de fait, un contexte substantiel augmente la valeur et la portée du savoir acquis. Le voyageur incurieux, le rêveur, ivre d’émotion, se sentira augmenté, fort de possibilités nouvelles, de capacités accrues. Ce postulat n’est pas aberrant, mais rarement effectif. Lorsque le stimulant disparaît, l’enthousiasme retombe.

Il arrive qu’on se comporte  comme un vêtement. On se lave, on se replie  méthodiquement sur le présent, on se range.  Les pensées subversives deviennent des projets.

Après cela, il est recommandé de se gorger des sirops de l’automne.

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Je me répète et ne me ressemble pas : Un retour (dé)figuré

Islande (6): images et mémoire

Le temps passe, je dévide encore mes souvenirs. Ces retours photographiques questionnent étrangement ma mémoire visuelle, alors que  le voyage disparaît chaque jour davantage dans le passé. Parfois – quand je regarde les photos – je ne m’y vois plus, je ne crois même pas y avoir jamais été. A d’autres moments,  sans référence, sans archives, sans preuves matérielles je suis déportée, je sens, je vis chaque détail qui démultiplie l’intensité de l’instant. La mémoire est peut-être dans le regard (les sensations), mais nullement dans les images.

Photos de Vincent

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