Hadriatique

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Je rêve d’un amour pareil à la mer

Un enveloppement total

Et continu le corps rencontré

Saisi de partout porté et soutenu

Dans l’extase cependant que libre

Par la nage de se mouvoir

Loin des rivages connus

Et dans cet abîme descendre

M’enfoncer suivant le désir

D’une autre connaissance

Au frôlement d’une faune invisible

Je rêve de la mer

Étreinte absolue

Jusqu’à la dissolution

De la peau terrain originaire

Où le corps se différencie

De cela qui l’atteint

A l’acmé de la sensation

L’horizon chavire là-bas

Loin du littoral assermenté

Aux terres raisonnables

Je m’en vais jusqu’à la noyade

Voie seule

Indiscernable à l’accession

De cet au-delà qu’est l’amour

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L’amour de loin

Kaija SAARIAHO (1952), « L’amour de loin », livret : Amin Maalouf, (Harmonia Mundi, 2009)

En mettant un peu d’ordre au sein des images qu’embrasse cette grande mer métaphorique qui, superposée à la mer réelle (celle de l’œil nu ou de la connaissance théorique), double ou triple son épaisseur, la creuse, la remplit de secrets et de désirs comme s’il devait y avoir là-dedans suffisamment de place pour contenir toutes les pensées des hommes et suffisamment d’eau pour désaltérer tous leurs rêves, en triant les fables, les poèmes, les chants dans l’idée un peu folle d’en dégager  un accès prioritaire, on s’aperçoit qu’on ne peut guère en extraire qu’une antithèse, autant dire une impasse. Comment unifier des représentations qui ne visent, dans leurs innombrables reflets, qu’à recréer la complexité de l’être ? Lorsque la peau se change en eau, que le visage s’aplanit, se trouble mais s’approfondit : la mer inverse, dédouble le soi par l’image ; le reflet entraîne un démontage – je  deviens un autre. La mer rassemble ce qu’elle sépare, divise ce qu’elle unit. Cet énoncé se déploie tout au long de L’amour de loin, opéra qui, sous la forme d’une allégorie médiévale, accompagne, des rivages solitaires à la densité de l’eau marine, le glissement de l’être vers l’altérité.

L’amour de loin est un opéra qui s’écoule plus qu’il ne s’écoute, dans la fluidité. Du plus littéral au plus abstrait, l’œuvre de Kaija Saariaho semble, elle aussi, offrir tant d’interprétations différentes qu’il faut se résoudre à s’y abandonner, accepter que la trame dénouée se renoue sans fin. Nul autre élément que l’eau, qui amalgame et retient fermement le détail dans l’épaisseur de sa masse, n’offre une résistance aussi douce à l’analyse. Ainsi L’amour de loin procède-t-il, sans doute, de divers composants, mais ceux-ci s’effacent aussitôt dans des mélanges subtils. Et puisqu’il faut s’en saisir comme d’une totalité, il nous incombe d’en sonder la valeur symbolique. Outre les lieux communs liés à la personne de Saariaho, femme-compositrice-mère-exilée (finlandaise elle vit à Paris) ou ceux rattachés à la matière historique de l’opéra dont il ne faut pas exagérer l’importance, L’amour de loin est avant tout une abstraction amoureuse. L’intrigue ? D’une ineffable ténuité – une ligne, un trait, un rien : juste un beau troubadour qui s’invente un idéal, et un pèlerin qui le renseigne : cette jeune femme, l’Amour, existe ; il suffit de traverser la mer pour la voir, la toucher, l’étreindre ; elle aussi, l’attend, à présent qu’elle sait qu’un homme la chante. Le beau troubadour ne résiste pas, il franchit les obstacles, triomphe de la tempête, cependant que le doute et la peur (de décevoir ? d’être déçu ?) lentement le rongent. Malade de tourments, il ne survit pas à l’accomplissement de son rêve et meurt dans les bras de l’aimée. Cette histoire (de l’écrivain libanais Amin Maalouf) est une décantation de l’amour absolu. Que devient le substrat historique ? Kaija Saariaho l’effleure à peine. En toile de fond, une scène immense, découpée en trois parts égales : l’Orient, l’Occident, la mer ; cette époque lointaine de troubadours et de Croisades, d’amour courtois et de ferveur religieuse n’est guère qu’un habillage esthétique. L’œuvre ne prétend ni à l’historicité, ni à la vraisemblance. Que reste-il encore ? L’écriture musicale ? L’art de la compositrice finlandaise relève d’une infinie souplesse et d’une égale discrétion. Structuré en « espaces résonnants », son système est fondamentalement dynamique, modulable, ouvert. Si les textures sont d’une telle densité, si les timbres semblent chargés de sous-entendus, c’est que Kaija Saariaho incorpore à l’ensemble orchestral des sons électroniques et des bruits naturels. Elle parvient à dilater l’espace de sorte que les voix qui s’y déposent  lui impriment un léger relief, l’orchestre leur faisant comme un matelas qui reprend sa forme aussitôt qu’elles l’ont quitté. D’une consistance infiniment subtile et insaisissable, L’amour de loin, ressemble à la mer qui l’irrigue.

Mais si l’on tient malgré tout à se raccrocher à une idée, si l’ampleur de la mer réclame un guide, un passeur, c’est le pèlerin qu’il faut suivre. Et c’est, dans L’amour de loin, le plus beau personnage. Il relie l’Orient et l’Occident, rapproche les amants, confronte le rêve à la réalité. Figure de l’altérité, perméable aux solitudes amoureuses, il transporte en s’oubliant ; à ceux qui, tristement renfermés, sont aveugles et sourds, il offre ses yeux, ses oreilles et sa voix ; masculin chanté par le féminin, épousant toujours le registre mélodique de son interlocuteur, il fluctue, se coule et se module à ce qui vient, voyageant au travers des genres sans s’y fixer, indéfinissable et par là infiniment libre. C’est lui, le pèlerin, seul vivant de l’amour qui le fait naître et sait ne pas s’y attacher, lorsque meurt le troubadour et que l’amoureuse se tourne vers Dieu ; il est encore et toujours la mer, forte, impassible, nourrie de rêves, de désirs, de vie.

Kaija SAARIAHO, « L’amour de loin » (cd ou dvd)

Et c’est l’œuvre entière de Kaija Saariaho qu’il faut écouter…

Belle analyse de son écriture sur le site de l’IRCAM

Site officiel de Kaija Saariaho (notice biographique, discographie – toutes les informations qui ne se retrouvent pas dans mes textes).

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Autres textes articulés autour de la thématique mer / femme :

Paysages étagés / triangle d’incertitude

Le corps ailleurs

Des plages à l’intérieur

Miyazaki ou la réinvention de la nature.

De tous les contes (qui furent, avant même que cela ne devienne une passion et n’occupe une part déraisonnable de mon temps, mes premières lectures, formatrices, fiévreuses, ferventes), La Petite Sirène d’Andersen est resté comme ma préférence. Parfois je marche dans ses pas, sur des éclats de verre,  parfois je regarde les étoiles, songeant que ce séjour là-haut, présenté comme une sublime consécration,  ne peut compenser une vie gâchée, parfois je souhaiterais qu’elle ait agi autrement, qu’elle ait conservé son corps hybride, refusé l’ignoble pacte de la sorcière ou tué sa rivale, mais en réalité, ma fascination pour ce conte-là  tient précisément  à son déroulement impitoyable et à la cruauté qu’il inflige à l’héroïne. Pour cette raison, j’ai toujours évité les films et les animations dérivées de cette histoire, car, me semble-t-il, aucune n’en respecte le pessimisme absolu. Et puis, la semaine dernière, j’ai vu Ponyo… une petite fille-poisson qui, tombée amoureuse de son sauveur (un gentil garçon de son âge, Sosuke), décide de s’humaniser pour quitter la mer. Ne serait-ce pas une variante de la petite sirène ? Étrangement non : Ponyo est tout entière la création de Miyazaki, et les analogies avec l’héroïne d’Andersen pourraient presque paraître fortuites, tant ce personnage espiègle et impulsif , innocent et rieur, s’intègre à l’univers du maître japonais, proches en âme de ses sœurs Chihiro et princesse Mononoke.

Et c’est ainsi que je me suis attachée à ce récit merveilleux, ravie d’y voir dessinés certains lieux rêvés – maison sur une falaise surplombant la mer, cité intégrée à la nature – et savoureusement représentés des gestes quotidiens, éclats de bonheur en miniature que la fatigue recouvre jour après jour de poussière. Pour Ponyo-le-poisson transformée en petite fille, tout est un enchantement. A commencer par les nourritures terrestres : une cuiller plongée dans un pot de miel dont le nectar s’écoule voluptueusement dans le thé, ambré, rond, concentration de lumière et de sucre. Les pâtes qui gonflent paresseusement dans l’eau, accompagnées de légumes ludiques et multicolores (flagrant délit d’autocensure : je ne mentionnerai pas la passion de Ponyo pour le jambon!) C’est sous sa forme animale que Ponyo gagne le cœur de Sosuke, et même s’il accueille avec joie la métamorphose du poisson en petite fille, on sent qu’elle ne lui est pas forcément indispensable : il aime la petite fille comme il aimait le poisson, d’un instinct protecteur qui n’est guère de son âge. De l’enfant, Sosuke n’a guère que l’apparence… Pour le reste, les traits de caractères, tels que l’innocence, le spontanéité, le désintéressement, qui semblent chez lui devoir s’y rattacher, s’apparentent en réalité à sa nature particulière, dont le chiffre n’est que le symbole. Miyazaki explique en effet que cinq ans est l’âge crucial qui sépare l’enfance de la divinité. Ainsi Sosuke est-il d’autant plus remarquable – et son aventure emblématique – qu’il n’est pas encore tout à fait humain. Cette grande simplicité, qui est, en quelque sorte, la marque des animations de Miyazaki, offre à la fois de multiples interprétations et la douceur d’une rêverie ininterrompue. S’il enrichit son propos de références, celles-ci ne parasitent jamais l’imaginaire comme le feraient, par exemple, celles dont abusent les productions américaines, clins d’œil culturels immédiats, comiques peut-être mais stérilisants pour la pensée. L’univers de Miyazaki, profondément cohérent, se nourrit d’archétypes, de mythologies ; aussi, lorsqu’il fait le procès social et écologique de ses contemporains, l’imaginaire n’en reste pas moins sensible. Le tsunami soulève la mer comme une symphonie, tour à tour puissante, généreuse, furieuse, destructrice : une représentation certes anthropomorphique, mais efficace, qui explique ordre des choses actuel par les généalogies anciennes. Vibrant, sincère, le panthéisme de Miyazaki se présente paradoxalement comme une idée révolutionnaire : gentille histoire d’amour entre deux enfants mais pamphlet rageur pour une union inconditionnelle, physique, charnelle entre l’homme et son environnement. Au-delà de l’évidence utopique, Miyazaki  a  surtout un talent inouï pour faire jaillir, de l’harmonie qui lie ses idées aux images, un univers émouvant, extrêmement désirable, dont le dessin débordant de poésie, mais aussi naïf, léger et immédiatement identifiable, réveille nos rêves primordiaux, peut-être, malheureusement, oubliés.

Ponyo sur la falaise, de Hayao Miyazaki – au cinéma

Hayao Miyazaki : films et musiques, disponibles à la médiathèque.