Un obscur abîme de sanglots et de tendresse

(A propos de Alberto POSADAS, « Obscuro abismo de llanto y de ternura », « Nebmaat », « Cripsis », « Glossopoeia »)

(Chaim Soutine)

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Entendre l’effondrement comme sans objet, sans fin, intarissable de s’écrouler ; entendre la disparition lorsque, captive de l’immobile, elle trouble encore l’audible ; entendre l’immortelle agonie et la naissance orpheline – c’est, en une seule coulée comme autant de déflagrations, s’abandonner à la moiteur d’une musique chancelante, ni là ni ailleurs, musique surgie, peut-être, d’une simple virgule. Est-ce là règne sonore de l’hésitation, du mouvement qui ne prend pas et se fige en état ? A peine, car la virgule, ponctuation humble, faisant à peine signe, ne suspend que pour laisser venir. Elle pose moins une limite qu’elle ne figure un seuil d’altérité. A son niveau commence une écoute qui est plus qu’entendre – entente. Entendre : le sonore advient, s’effondre et fuit. Entente : le sonore est ramassé, embrassé. Totalité confuse et disparate, êtres, objets, lieux, temps – et leur intimité : les œuvres, les âges, les visages, toi et moi.

Fécondée par l’apparition, l’entente est ce rassemblement sans mélange, qui inquiète moins les êtres – en soi résistants – que la façon dont ils sont perçus. Précipiter le sonore en des formes dubitatives : tel est le fait d’Alberto Possadas.

La musique devient alors le lieu privilégié d’une expérience, celle d’une mise à l’épreuve des sens. Expérience ou traversée d’un danger*. L’entente ne vise pas à rassurer. Pur contour, elle héberge accords et désaccords, sans arbitrage, sans harmonie. Entente n’est pas idylle, et chez Posadas elle n’est même que grondements, vibrations, masses qui se soulèvent, hurlements, coups d’archet, feulements, râles qui s’égouttent. Et cependant l’entente sauve du chaos, de la déréliction, de l’esseulement (ce négatif de la solitude).

Les sonorités suivent des parcours singuliers, semblant parfois indifférentes les unes aux autres. De ce réseau de trajectoires naît une situation d’inquiétude, imminence de l’anarchie, justement, sans cesse ajournée. L’angoisse est au cœur de l’entente comme conscience de la menace qu’elle porte en elle, risque que tout se crispe. Sa santé prend la forme d’une résistance : bouillonnement, déphasage,  qui-vive. Que tout s’arrête (non pas silence mais surdité) : l’angoisse stagne et adhère. Après tout, si la musique n’avait qu’un seul commandement, ce serait de mobiliser, en elle, avec elle, pour elle. Dès lors, entrer dans un sombre abîme de sanglots et de tendresse (Obscuro abismo de llanto y de ternura), c’est prendre mesure de ce que Posadas parvient à concilier, sons, rythmes, couleurs, émotions, et à faire se mouvoir, à dévier, à écheveler. Le sensible est un système nerveux ; Alberto Posadas parasite et détourne à son compte les lois qui le régissent. Le sonore se comprend alors comme un édifice (la figure de la pyramide dans Nebmaat) dont il monte et démonte les degrés, pour les développer en parallèle, au gré des correspondances, des tensions et des esquives. Au centre de ce théâtre cruel, l’auditeur doit croire qu’il s’entend lui-même et ne pas se reconnaître.

Ces architectures vertigineuses ont la force des paradoxes maîtrisés. Mis en confiance, reconnaissant, peut-être se laisse-t-on envoûter plus intensément par le rationnel ? Sont empruntées tantôt les voies du spectralisme (modèles mathématiques, fractals, paradigmes scientifiques), tantôt celles, non moins rigoureuses, de l’analogie subjective. Basculant une forme dans une autre, la peinture dans la musique, la géométrie dans l’acoustique, Posadas semble vouloir reconduire les différents discours et langages qui formulent le réel en un devenir d’autant plus substantiel qu’il demeure informe. Glossopoeia, qui se présente comme la fabrique d’un langage et se fonde sur une grammaire imitant les structures arborescentes du végétal, n’a pour seul destin que son épanouissement sensuel. Posadas sait que la folie impose elle aussi sa loi ; en amoureux de l’Antiquité, il maintient formes et forces en cet équilibre fragile qui garantit au mieux leur libre déploiement. Le sonore acquiert une densité étrange, alliage du naturel, du vital et du viscéral.

Démiurge éclairé, Posadas ne fait que poser les conditions du jaillissement et de la participation. A la virgule, son geste est presque un éclair qui met au jour un monde unanime mais composite, au sein duquel chaque individu est sollicité, déphasé – sons, musiciens, instruments, auditeurs.

Etre pris par cette musique, c’est se retrouver à l’intérieur d’un monde ressemblant. Le voyage nous dépossède, nous prive de nos repères. Prêter l’oreille à cet autre monde qui fonctionne sur des sonorités proches de celles qui, peut-être, nous assourdissent, mais s’y intéresser, les percevoir cette fois sur un mode énigmatique, c’est avant tout – et là seulement, dans cet espace d’exception –  non plus seulement faire signe, mais, avec elles, faire sens : le sonore est ramassé, embrassé. Totalité confuse et disparate, êtres, objets, lieux, temps – et leur intimité : les œuvres, les âges, les visages, toi et moi.

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*Selon l’étymologie (ex-periri) que suggère Philippe Lacoue-Labarthe dans son étude de la poétique de Paul Celan : La poésie comme expérience.

Alberto POSADAS, « Obscuro abismo de llanto y de ternura », « Nebmaat », « Cripsis », « Glossopoeia »

 

 

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Alto : résistance de l’instrument.

« Montre-lui combien une chose peut être heureuse,

innocente et combien nôtre ;

à quel point, dans sa plainte, la souffrance,

consent à revêtir une forme, et sert comme une chose,

ou meurt comme une chose – pour rejaillir,

plus loin, joyeuse, d’un violon.

Et comprendre ces choses qui vivent de s’en aller,

les comprendre pour les louer ;

périssables elles cherchent secours auprès de nous,

nous plus périssables encore. Elles attendent

que nous les changions en notre cœur invisible

– infiniment – en nous-mêmes. »

R. M. Rilke, Neuvième élégie de Duino – traduction Lorand Gaspar.

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C’est en toute discrétion que l’alto entame sa carrière au XVème siècle. Dissimulé au cœur de l’orchestre, il prend de la force dans des formations moins nombreuses et, organisme sensible qui gagne à être mis en serre, la chambre lui va bien. Il accède à l’autonomie au XIXème siècle, à partir de là, sa relative virginité solistique lui confère un attrait singulier. Il faut dire que, proche du violon, l’alto n’a ni son piquant ni sa souplesse : plus lourd, plus grand, plus épais, on hésite même sur la façon de le tenir, à l’épaule ou devant soi, comme le violoncelle dont il n’a pas davantage la prestance et la belle gravité. Sa position médiane au sein d’une famille turbulente lui vaut une réputation d’instrument sobre dont on apprécie le calme mais dont on fuit l’ennui. Cet ostracisme ne pourrait mieux convenir à son caractère difficile. Car ce qui passe chez lui pour une mélancolie sans devenir est incandescence souterraine. Avec lui les sonorités brûlent à froid et comme par insinuation, et ce n’est pas aux extrêmes de l’aigu et du grave qu’il s’exprime le mieux, mais dans les entrailles du bizarre.

Au repos il possède une existence silencieuse, ni sommeil ni attente, mais jouissance immobile de la forme, lit de bois, drap de cordes : paradoxe de la résonance rentrée et de l’indécelable.

Il faut le tirer hors de lui-même, forcément le contraindre. S’il se livre difficilement, c’est aux mains fureteuses et à l’idée saugrenue qu’il s’abandonne, hôte récalcitrant du silencieux et de l’inouï. Et voici que Geneviève Strosser, avec l’intelligence et le goût des musiques actuelles, décline cette mise au jour en cinq propositions, cinq compositeurs de la première moitié du XXème siècle rassemblés pour une pièce en cinq actes : extraits d’un discours sur l’instrument, son emploi, sa résistance.

LIGETI (1923-2006, Hongrie) : viscéral.

Il faut noter ceci : il y a au départ une émotion qui n’est pas musicale mais sonore. Cela se passe lors d’un concert à Cologne en 1990. Ligeti écoute la musique (Schumann, Schubert) et soudain il est saisi : c’est la musique qui se décompose, ou plutôt s’ouvre, et Ligeti se retrouve à l’intérieur, captif. Si l’écoute est attention et le saisissement emprise, quel est son devenir ? Reprise ou abandon ? Mise en examen ou allégeance ? Ligeti ne choisit pas, il veut les deux, complicité, connivence1. Parce que ce n’est pas la musique en tant que totalité qui le bouleverse, mais son détail, son fourmillement. Troublé – piqué – par la note do, Ligeti, qui prend le temps de la sentir, de l’étudier, affirme qu’elle concentre en elle toute la saveur de l’alto : « une étrange amertume, compacte, un peu âpre, avec un arrière-goût de bois, de terre et de tannin2. »  S’il pouvait, il la saisirait, la mangerait et créerait avec elle quelque chose de nouveau. Ce sera la sonate. En écrivant Hora Lungâ, il va jusqu’à lui offrir une corde fantôme, plus grave, sur laquelle sa mélodie peut reposer. C’est là une première tentative, une note imaginaire pour une note insaisissable. La corde gémit, se plaint, alors la musique tourne autour, Loop, se tord, Fascar, se soumet au vertige de l’identique, Prestissimo con sordino, s’appauvrit, Lamento et finit par renoncer, Chaconne finale qui éclate et laisse filer. Construction imaginaire, construction amoureuse autour d’une note qui résiste, poursuivie et jamais atteinte. Sur cette corde viscérale de l’alto, la sonate déploie sa force d’énigme.

HOLLIGER (1939, Suisse)- évité

L’alto représente ici l’événement musical qui n’arrive pas. L’emploi semble a priori accessoire, un autre ferait tout aussi bien l’affaire, Trema étant à l’origine destiné au violoncelle. Justement, qu’est-ce qu’une banale substitution peut nous apprendre sur l’alto ? Sans doute ceci : qu’il se révèle davantage dans l’adversité que dans l’apologie. Armé contre la musique – contre lui-même, il déclare son opacité. Là où Holliger conduit ses propres négations jusqu’à l’aporie, l’alto, travaillé à la corde, poussé à l’usure, ne livre pas seulement son chant du cygne. Il fait barrage ; son corps mis à l’épreuve se substitue à l’événement musical. Et ce qu’on lui arrache, ce qu’il abandonne, est agonie non pas de l’instrument, mais du son. Ce qu’on entend ce sont les cordes, et en même temps ce qu’elles protègent, non pas un quelconque événement musical, mais le silence, chant profond de l’alto dont seul le contour est désespérément audible.

DONATONI (1927-2000, Italie) – confisqué

Si Holliger tente avec force d’éviter l’événement sonore, Donatoni en consomme l’entière disparition. D’un matérialisme radical, il détourne l’instrument pour le nettoyer de tout usage conventionnel. C’est là moins le fait d’une volonté destructrice que d’un esprit facétieux, avide de faire jaillir les entités sonores comme autant de savoureuses pépites. Privée d’événements, c’est la durée qui s’abolit dans la musique. Alors, le présent redevient un enfant. L’invention se défait dans l’innocence et dans la joie. L’alto est pincé, chatouillé, farfouillé dans tous les sens et dans toute la facétie du geste. Les sonorités étincellent et retombent aussitôt, l’amnésie et l’inconséquence sont balbutiements d’un discours empêché. L’alto se prête au jeu avec enthousiasme. Ce voyage en enfance est aussi dénué de nostalgie que sans lendemain : une identité confisquée.

LACHENMANN (1935, Allemagne)- natif

Lachenmann reprend l’instrument dans un désir. Comme la corde do pour Ligeti, c’est le son qui importe, le son à l’état natif, c’est-à-dire substance et non pas matériau. Et l’instrument, qui n’est pas l’objet du désir mais son réceptacle, fait mieux que de le recevoir, de le laisser reposer : il l’incarne. Dans la Toccatina, l’alto remplace le violon, et il ne déçoit pas. Développée en langage, cette recherche du son qui traverse l’instrument est une poésie, une poésie telle que l’entend Roland Barthes lorsqu’il évoque l’« espoir d’atteindre enfin à une sorte de qualité transcendante de la chose, à son sens naturel et non humain4 ». Le son originel n’est pas une idée, n’est pas une abstraction, mais une qualité, un naturel. C’est le son avant son histoire, avant la musique – le son-état, disponible, informulé. Si, comme prétend Lachenmann, le son est devenu inaudible à l’issue de ses nombreuses métamorphoses, il n’est pas irrécupérable. Et c’est là le rôle essentiel de l’instrument, en l’occurrence du violon ou de l’alto : permettre une extraction. L’instrument est, pour le son, tout à la fois l’arme, la blessure, le remède et la guérison – démultiplication des rôles et assignations contradictoires qui s’accordent bien à la physiologie de l’alto, plus précisément, qui exploitent au mieux sa formidable plasticité matricielle.

SCELSI (1905-1988, Italie)- envahi

Plus encore que Lachenmann, Scelsi voudrait se rapprocher du son, le détailler, le magnifier, voudrait, si possible, se trouver à l’intérieur de lui. Gonflé à l’extrême, le son  n’est plus ni matériau, ni substance, mais totalité, univers : « … ce do devient toujours plus grand, vous voyez, vous entendez battre le cœur du son, c’est un univers entier, il vous encercle, vous entrez à l’intérieur du son4. »  Scelsi formule un désir d’incorporation : être mangé par le son, devenir Jonas qui, dans le ventre de la baleine, se ressaisit, se réalise. La venue dans le son doit se comprendre comme un exercice spirituel – lucidité ou illumination. Resté dans l’ombre, l’instrument matérialise l’approche, entéléchie du son, mouvement et mise au jour. Il est donc vivant, organique : dans la pièce Manta, l’alto s’accompagne de voix humaines. Cordes de l’alto et cordes vocales sont prothèses de la conscience, cordes ombilicales,  évidence de la non-séparation son-corps-esprit.

En vibrant à l’unisson, les cordes ouvrent le son. Celui-ci se referme aussitôt. Mais de quoi est-il fait ? De quoi la conscience est-elle entourée lorsqu’elle séjourne en son cœur ? Magnifié, unanime, le son ne se supporte plus, s’excède, se constelle, c’est sa substance qui s’espace, le vide qui gagne en ampleur, qui triomphe. Le son n’est jamais si proche du non-être que lorsqu’il encercle l’être, jamais si proche de dissoudre l’être qu’il contient que lorsqu’il l’avale. A son tour, la conscience perd sa consistance, le son l’anéantit et à mesure qu’il s’étend, il vide l’espace qu’il remplit.

Raison pour laquelle il est presque impossible de saisir le son (et même la musique) sans avoir recours à de nouvelles figures, figures de substitution, autres langages, métaphores qui comblent les vides, qui font la sourde oreille au silence, raison pour laquelle il faut en revenir à l’instrument comme à la trace charnelle de l’être du son. Au bout de cette logique de réduction, l’instrument lui-même retourne au silence. Et l’être creusé, vidé par le son stagne encore au cœur de l’instrument, son à l’état natif.

En ce sens, l’alto reste une énigme, les sons jaillissent, s’éloignent – il demeure en deçà.

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Notes

1. connivence : « …savoir ombreux, qui reste intégré dans un milieu, ne s’abstrait pas d’un paysage, …, ne détache pas un moi du monde, reste en deçà de toute exposition possible… » François Jullien, Philosophie du vivre, Gallimard, 2011.

2. extrait de la note d’intention, à lire intégralement sur le site de l’Ircam.

3. Roland Barthes,Mythologies, ici citation complète.

4. Scelsi cité par Jay Gottlieb

Voir aussi sur ce blog Ligeti ou le chant des sirènes.

Geneviève Strosser, Alto (Ligeti, Holliger, Donatoni, Lachenmann, Scelsi)

Biographies détaillées et analyses musicologiques des œuvres sur le site de l’Ircam.

Encre : Victor Hugo.

Son visage arbitraire (John Cage et la radio)

Le poste de radio, dont John Cage extrait du son aléatoire comme il pourrait le faire de n’importe quel objet trouvé, figure au centre de deux performances (1951 et 1956) d’une sobriété presque contemplative, désintéressée. D’un effet vertigineux, ces mises en scène n’en demeurent pas moins simples et ordinaires. Au milieu du siècle des avant-garde, John Cage n’est pas de ceux qui, sans discernement, exaltent le progrès et cherchent à s’en prévaloir. En art comme dans la société, dans les faits comme dans la vie, l’innovation technique, qu’elle soit littérale, ludique ou même subversive, ne tient lieu ni de style ni de contenu. Aux yeux de cet artiste pluridisciplinaire mais radical, il n’est d’art que vivant, émancipateur, toujours en devenir. L’œuvre ne peut se donner comme forme fixe, forme inerte, sclérosée ; c’est là le cadavre de l’art peut-être – si tant est que l’art n’abolisse pas nécessairement sa propre fin.

Passé l’épisode du piano préparé, les expérimentations de John Cage témoignent d’un cheminement quasi spirituel – ce par quoi il faut surtout entendre : mise à distance, détachement. Distance par rapport à l’immédiat, par rapport à tout ce qui s’organise, s’impose, s’enferme et fait loi. John Cage, qui est un philosophe-musicien (comme Nietzsche, par exemple, est un philosophe-poète, ou encore Kandinsky, un philosophe-peintre), a tendance à donner du monde une représentation essentiellement sonore, à concevoir l’existence  en termes de manifestations sonores. Sa pratique et son approfondissement de l’indétermination ne disent rien d’autre que cela : l’extrapolation du geste musical sur tous les plans. Promouvoir la liberté dans la forme – abolir la forme?  Refuser les pleins pouvoirs au compositeur, aux interprètes – abolir la composition, l’interprétation ? Rendre obsolètes l’exécution et la lecture passives, conjurer l’obéissance : autant d’arguments doubles, fruits d’une pensée circulaire qui soude l’art à la vie.

Plus qu’à l’affût des nouveautés matérielles dont il a un usage rationnel, parcimonieux et absolument accessoire, Cage s’inspire des sagesses orientales. Les appareils ne sont guère pour lui que des objets définis par leur potentiel sonore, de captation ou d’émission. S’il en résulte une quelconque mise en évidence, celle-ci ne peut être que fortuite et dénuée de toute valeur symbolique.

C’est ainsi que Cage procède : cadrer pour libérer. Les amateurs de notations originales trouveront leur bonheur en examinant les « partitions » de « Radio music » et « Imaginary landscape n°4 », sur lesquelles l’artiste détaille écarts de fréquences, silences et autres spécificités hertziennes, d’abord sur une portée puis directement en chiffres et en traits de façon à ouvrir au maximum le spectre de manœuvre. Ces deux morceaux, qui emploient chacun une dizaine de postes et le double en exécutants, sont voués à être uniques (on ne tient pas compte des enregistrements « historiques », contradiction dans les termes), d’autant que la radio évolue sans cesse, en forme et en contenu. Si la radio n’est guère qu’un objet sonore parmi d’autres pour John Cage, plus encore que le piano arrangé, elle est l’instrument de l’indétermination par excellence. Sa multiplicité reflète la multiplicité de tous, reflète plus encore la multiplicité d’un seul – et  parfois même elle paraît porter la gravité de son destin. Unanime et ressemblante, est-elle l’expression de tous ou d’un seul ? Ou, immanence ingrate, ne dévoile-t-elle qu’un visage rassemblé, difforme – son visage arbitraire ?

La radio n’a pas de sens, elle les contient tous, n’en retient aucun. L’ampleur d’un paysage imaginaire est sans limite. A l’écoute, on se trouve d’emblée transporté comme dans un long voyage en voiture. Il arrive toujours un moment où dans la torpeur de la monotonie, on allume distraitement la radio. A tâtons (qu’est-ce qu’on cherche ? qu’est-ce qu’on attend ?), on s’abandonne aux ondes indistinctes, cela peut durer des dizaines de minutes, entre deux villes sur l’autoroute il n’y a pas grand-chose, on passe trop vite d’une chaîne à l’autre, tout est fluide, les parasites collent les bribes de voix, les langues inconnues, les notes de musique, les cris, les rires… La radio est ce médium acousmatique* qui ne supprime certaines formes du silence, de la solitude et du vide que pour les remplacer par d’autres, plus insidieuses, plus redoutables car plus banales… Voilà ce qu’évoquent ces deux morceaux de Cage, ces temps de dérive, ces temps abstraits infiniment creux où, sans se l’avouer, ce qu’on écoute à la radio c’est la radio elle-même, totalité incohérente, continue et discontinue, lugubrement rassurante, berceuse appropriée au demi-sommeil, à la folle rêverie de la pure passivité.

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John Cage (1912-1992), « Imaginary landscape n°4 » (1951), « Radio music » (1956) –

* Voir l’étymologie du terme acousmatique sur le site musicologie.org

Photo : John Cage et son chat (tout de même mieux que John Cage et sa radio…)

John Cage : discipline et paradoxes de l’indétermination

« Le désordre dans lequel nous vivions, c’est-à-dire le désordre qui voulait qu’un bidet se convertît insensiblement et tout naturellement en discothèque et archive des lettres en attente, m’apparaissait comme une discipline nécessaire. » Julio Cortázar, « Marelle ».

Robert Rauschenberg, Poussière (pour John Cage)

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Il n’est pas dans mon intention de livrer un aperçu de la vie de John Cage ni de son œuvre. A la biographie je ne substituerai pas davantage un de ces portraits par lesquels je tente d’appréhender l’art par la fiction, cette pratique ne convenant pas du tout au sujet, lui étant même contraire faute d’une subjectivité suffisamment flexible, suffisamment insolente surtout, pour se rapporter à lui. Elle a sa place bien sûr, mais ailleurs, en des endroits dont le compositeur a compliqué l’accès, endroits non pas illusoires mais mobiles et changeants et, de toute façon, inappropriés. Mes élucubrations musicales ne méritent pas, en général, que je prenne de telles précautions oratoires ; le fait est que Cage m’intimide et m’incite à la réserve. Chose étrange, il s’agit moins de ma part d’un embarras dû au prestige, au poids historique, qu’une défiance vis-à-vis d’une pensée qui, je le sens, entraîne la mienne dans des zones qui lui sont contraires. Et c’est bien sûr de ce heurt que naît en moi la curiosité, le désir, le défi d’aller à sa rencontre. Dès lors, ce que j’en dirai touchera moins la personne – ou plutôt, le personnage – touchera moins l’œuvre ou sa trame mystérieuse qu’une certaine conception de la musique pouvant être, de loin, ressaisie, comprise et intériorisée.

En particulier, l’idée que je retiens est celle de l’indétermination. Si je m’en réfère au cheminement de Cage, je constate avec plaisir qu’il relève davantage d’un opportunisme sensible que d’une habileté spéculative sans âme. Encore faut-il s’entendre sur le terme opportunisme, dans lequel je vois le fruit d’une vigilance apte à saisir la chance, qualité que l’on désigne aujourd’hui par le mot sérendipité. Ainsi du concept d’indétermination, mis au jour incidemment : c’est l’invention, en 1938, du piano arrangé. Ce piano, dans lequel sont introduits divers objets, n’est pas tant un instrument de subversion, ce qui serait pourtant bien dans l’esprit de l’époque, qu’il n’est conçu pour régler à moindres frais certains problèmes logistiques. C’est là que tout s’inverse : les cordes et la caisse de l’instrument réceptacles de matières hétéroclites (métal, plastique, caoutchouc, verre, etc), s’enrichissent effectivement de rythmes et de timbres, mais surtout, ce bric-à-brac et ce remue-ménage rendent le jeu de l’interprète aléatoire. L’altérité que la musique accueille la contamine tout entière, le piano trône en son centre, réservoir d’imprévus, paradigme d’une culture aggravée. Suite à cette heureuse expérience, Cage décide d’étendre l’indétermination à l’acte même de composer. A ce stade, il est intéressant de noter qu’il ne s’agit nullement, de la part du compositeur, d’un véritable lâcher-prise, en ce sens que, comme pour le piano arrangé, plus qu’un retrait c’est un ajout qui provoque l’indétermination. Entre la partition et ses interprètes, John Cage interpose de multiples subterfuges : calques, diagrammes, jets de dés, oracles du I-Ching, etc. Inutile de rentrer dans les détails, l’essentiel est de retenir que partout la dynamique de la création est maintenue – voire renforcée. L’abandon est dans la conséquence bien moins que dans la démarche.

Indétermination ne signifie pas innocence, encore moins désintéressement. C’est un procédé orienté en vue d’une fin : revivifier la musique. Mais peut-être est-il temps que l’on cesse d’utiliser le mot musique, tenu en bride par une histoire ancienne qui en fige le sens. Il faut alors, sans rien céder en contenu et en virtuosité, recourir au son ; composer revient donc à créer les conditions nécessaires au libre déploiement sonore. En un sens, il s’agit de rivaliser avec la nature en générant des sons vivants et autonomes. Cette conception, largement inspirée par les écrits de Thoreau, proscrit logiquement toute forme de mimétisme, même celui qui feint de promouvoir une modernité dont il se contente d’imiter (ou de reproduire) certains signes distinctifs. On le comprend, rien n’est plus opposé à l’indétermination que la vaine quête de ressemblance. Si Cage se plaît à enregistrer des bruits sur bandes magnétiques, il se garde de ne jamais les utiliser tels quels, les débarrasse de leur contexte et du champ sémantique qui les recouvre, les fait régresser jusqu’au dénuement. Son ambition est essentialiste : il s’agit d’atteindre le son en soi. A cette exigence l’indétermination en ajoute une supplémentaire, qui est également moyen d’accéder à la première : l’indétermination est le mouvement par lequel le son est rendu à lui-même, et cette pureté retrouvée justifie à rebours l’indétermination. Le raisonnement se ferme en cercle parfait.

En tout état de cause le principe d’indétermination est problématique. Le silence, qui en figure la clef de voûte, soulève précisément de nombreux paradoxes. Encore s’agit-il d’un emploi restrictif, d’une forme de silence, qui est : suspension du geste musical (4’33’’). C’est-à-dire, comme le piano, il s’agit d’un silence arrangé, dont le potentiel génésique repose sur la contrainte et sur la préméditation. Le public est convoqué ; sont requises la présence, l’action et l’attention. Alors seulement, encadré et prescrit, le silence fait œuvre : il accueille les bruits ambiants et les redistribue à ceux qui sont là, à ceux-là mêmes qui les émettent.

Or si d’une part, l’indétermination relève d’une discipline et, d’autre part, le silence s’accompagne d’une procédure, la liberté rendue au monde sonore restreint singulièrement celle de l’écoute. Certes, l’indétermination, en laissant surgir le son, le renforce, mais l’acte de volonté qui la sous-tend ne le laisse pas indemne. Sans doute le son ne souffre-t-il plus de disparaître sous d’épaisses couches de récit et de symboles, mais c’est oublier un peu vite que la musique, en le dissimulant et en composant avec lui, le protège et le met à l’abri. Cage offre au son une attention que le monde ne lui a jamais octroyée. De quoi est fait le réel ? De nos perceptions mélangées, de nos perceptions émoussées. Que gagne le son a être ainsi surexposé ?

Non que cette manœuvre me trouve incrédule, je me contente ici de soulever les questions qui me hantent lorsque j’appréhende l’œuvre de Cage et qui, je crois, peuvent expliquer certaines perversions qu’elle a pu subir dans son héritage… Contre l’infini du sens dans la musique, quel sorte de remède propose le son purifié ? Dans son obstination à dévoiler un monde sonore organique, désintellectualisé, John Cage n’en facilite nullement l’accès, au contraire : cette nudité qui s’offre à l’écoute signifie l’exigence de notre disponibilité. Par analogie, je peux imaginer une rencontre fortuite avec une personne connue. Selon l’affection que je lui porte, mes sentiments seront variés mais difficilement absents. Et si cette personne me trouble, me dérange ou me surprend à un moment importun, et si je suis amoureuse, et si, à la faveur de cette circonstance exceptionnelle, je lui découvre quelque qualité nouvelle, tous ses sentiments ne finissent-ils pas par former des pensées, susciter des interprétations ? Comment pourrais-je m’en défendre, sinon par une indifférence dont je suis de toute façon incapable ? Il en va de même pour la musique et, a fortiori, pour une production sonore que je suis mise en demeure d’écouter attentivement. Je ne serai pas indifférente, les sons auront un effet sur moi, un effet physique et intellectuel. Le son est d’autant plus sonore qu’il est mis en scène – paradoxe de l’indétermination – d’autant plus retentissant qu’il reçoit cette part de moi-même qu’est mon écoute, il est, dès lors, d’autant plus chargé, d’autant plus signifiant… Cette admirable construction, cette exigence qu’est la musique du hasard, se fracasse contre mon propre déterminisme, se compromet d’autant plus radicalement qu’aucune grille ne la protège, qu’elle se donne à moi dans sa nudité et qu’il me manque sans doute la candeur nécessaire pour respecter la sienne.  Il y a moins de réel dans le son que de sons dans le réel. Cage en a fait l’expérience lui-même : dans le silence le plus absolu, c’est son propre corps qu’il entend. Et j’ajouterai : ses propres pensées. Le son, augmenté de l’écoute, ne peut jamais se remplir que d’irréel.

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Les œuvres de John Cage

Renseignements bio- et bibliographiques sur le site de l’Ircam.

Ligeti ou le chant des sirènes

« La musique paraît demeurer immobile, mais c’est là seulement une illusion : à l’intérieur de cette apparente immobilité, cette qualité de statisme, il y a des changements graduels : je pense ici à une surface aquatique où se réfléchit une image, la surface de l’eau est alors peu à peu troublée, et l’image disparaît, mais très, très progressivement. A la suite de quoi l’eau s’apaise de nouveau, et nous pouvons voir une image différente. »  (Ligeti in conversations, Ernst Eulenburg, 1983)

« Quand on peint une chose intérieure, on peint une chose enfoncée. Or l’enfoncement, quelque éclairé qu’il puisse être, ne peut jamais offrir l’uniforme et vive clarté d’une surface. » Joseph Joubert

(les métronomes)

La musique de Ligeti est d’une plénitude qui se dérobe ; l’aborder c’est la dissiper, c’est, du même coup, dissiper un possible malentendu. Semblant induire à la rêverie, le canevas qu’elle déplie se crevasse sitôt qu’il est approché, se déchire sous le désir de s’y prélasser. Étale en apparence, cette musique ne fait que retomber, elle s’éloigne, tout est calme. Sa surface : l’ombre neutralisée. Engloutie mais persistante, on pourrait croire qu’elle se dédouble, entre ce qu’elle garde et ce qu’elle donne, de fait, le dédoublement est pour elle une nécessité : ce qu’elle retient, son intériorité, est la condition même du jaillissement. Est-ce à dire que son existence relève d’une spéculation sur l’invisible, sur l’inaudible, que sa valeur tient d’un acte de foi ? Tout dépend de l’écoute, de l’endroit où l’on se place c’est-à-dire, pour être précis, de vers où l’on se déplace. Se méfier des apparences : sur le calme il faut s’agiter. Ligeti lui-même va et vient, très loin lorsque déjà, réfléchissant à la trame qui se noue sur sa partition, il ne fait qu’accumuler de la distance, s’éloignant toujours plus de sa position initiale qui continue à exister sans lui, durable et mémorable. L’intégrité d’une œuvre impose que son origine lui devienne inaccessible, aille jusqu’à se contredire – en apparence.

Il est troublant de constater à quel point l’évolution d’un artiste semble parfois obéir à une idée qu’il ignore, laquelle lui confère une cohésion qui surpasse son trouble, son angoisse, son ambition, qui surpasse même son désir de se surpasser, une cohésion qui domine les contradictions et s’accommode des erreurs.

Tandis qu’à rebours l’œuvre exhume l’idée, l’idée demeure encore cachée, ne devant jamais paraître nue, dans sa simplicité désarmante, l’œuvre devant la travestir, la justifier, la combattre, l’approuver et la réprouver. Mouvement dialectique imparable, fondateur, garant d’un espace et d’une durée propres à l’œuvre, garant surtout d’authenticité ; l’œuvre est ce détachement progressif par lequel je deviens autre.

Cette idée oriente Ligeti dans son travail depuis avant qu’il en soit conscient – depuis avant que, croyant la connaître, il tente de se saisir d’elle. Et voici, en résumé : à Budapest, sur les traces de ses compatriotes Bartók et Kodaly, il collecte des musiques traditionnelles sans autre intention que celle de déchiffrer leur grammaire étrange, il écrit la Musica Ricercata (« mise en scène » par Kubrick dans Eyes wide shut). Passés quelques essais sériels peu probants, à Vienne dans le studio de G. M. Koenig et sous l’influence de Stockhausen, il se livre à de plus engageantes expérimentations dans le champ de la composition électronique, mais au final ne s’y attache pas davantage. Plus tard encore, études d’un autre genre sur les timbres, ce qu’il nomme « micropolyphonies », la pensée s’affine, la démarche se précise sans que l’homme ne songe jamais à mettre un terme à ses recherches, prenant simplement conscience de ce qu’il fait, ne s’arrêtant pas, son exigence altière braquée sur l’ailleurs. L’idée le creuse, lui, toujours au même endroit : derrière, en bas, du côté des rouages, de l’ossature, du fonctionnement. L’arrière-monde de la musique plutôt que la musique en tant que telle, comme si son seul et unique sujet devait être son accomplissement, quitte à ce qu’elle n’advienne jamais ou que, à peine créée, elle reflue, se retire, disparaisse, à la fois subsidiaire et dissipée, n’étant musique qu’en revers, substance d’ombre et de mécanismes, corps intentionnel non pas corps effectif.

Il y a ce moment devenu historique, un peu dada parce que Ligeti, au début des années 60, est plus ou moins lié à Fluxus, moment cependant décisif, celui du Poème symphonique pour 100 métronomes. Historique, non en raison du léger scandale qu’il occasionne à la télévision, mais parce qu’il donne audience à ces machines un peu honteuses que sont les métronomes (telles le quadrillage d’un cahier destiné à faire écrire droit), que l’on relègue aux coulisses du travail. Au singulier, le métronome appuie la structure rationnelle de la musique. Le pluriel en revanche l’invalide par l’excès, tout en la maintenant dans le ridicule d’un entêtement absurde (penser au lapin Duracell). Voilà pour l’angle comique. Quant à l’angle tragique, en laissant les métronomes caqueter jusqu’à épuisement pendant une vingtaine de minutes, Ligeti montre la mécanique interne d’une musique qui n’existe pas encore, qui n’existera jamais sinon dans cette tentative tragi-comique d’accéder à l’existence.

Pour faire le pont avec ce qui va suivre, il faut évoquer Continuum. Ce morceau peut sembler reproduire l’expérience des métronomes,  cette fois sur un véritable instrument ; mais son principe repose sur une théorie différente. En exploitant les spécificités du clavecin (claviers multiples, douceur du toucher), Ligeti crée l’illusion du continu avec le discontinu. Comme dans le Poème pour 100 métronomes, on entend d’abord des cliquetis innombrables, ensuite, sous l’effet tant de l’hypnose légère à laquelle induit toute musique répétitive, tant de la qualité propre de la note répétée, qui est de contaminer les notes voisines, de filer, de couler, de se répandre, ce qui semble ne devoir être qu’un martèlement inconséquent  se transforme, prend forme, devient flux, se métamorphose à l’oreille. Ce déphasage fait une fois de plus douter de l’existence de la musique, interroge sa nature, son étendue entre louvoiement, altération et reprise, du son à la perception.

A partir de là, Ligeti entre dans un rapport nouveau de création. Il se met à composer comme un magicien, maître d’une œuvre qui n’existe pas à l’endroit même où elle se produit cependant. Lontano, Lux Aeterna, Concerto pour violoncelle et orchestre : autant de musiques illusoires, de surfaces d’absence. Pièces maintes fois récupérées au cinéma, toujours Kubrick, ou copiées (Angelo Badalamenti pour Lynch), nul hasard là-dedans, mais conséquence fâcheuse en ce qu’associées à une image, à un film, elles perdent hélas leur caractère singulier, leur potentiel de questionnement, devenant « atmosphériques », autant dire inopérantes.

Déjà loin, Ligeti concentre désormais son attention sur les instruments, sollicitant leurs incapacités et leur réclamant d’impossibles sons que  l’orchestre seul parvient à rendre, orchestre plus que jamais assigné à réunir des instruments pris en défaut. Hungarian Rock, Nonsense Madrigals, Concerto pour piano : rusé, curieux, facétieux et avide d’expérimentations diverses, désormais Ligeti cherche avant tout à s’amuser, vieil homme un peu voltairien, il rit des querelles d’école et entend bien cultiver son inadhésion, demeurer au dehors, ailleurs – nulle part de préférence.

Ligeti a beaucoup écrit, beaucoup parlé, entretiens, essais, commentaires, notices… Ses propos suivent de près les variations incessantes de l’œuvre musicale, revenant avec insistance sur le besoin d’évoluer sans cesse, l’horreur de la stagnation. C’est pourquoi ses eaux calmes n’ont pas droit à l’existence, c’est pourquoi elles infligent l’apparence comme un piège. L’arrière-monde doit rester enfoncé, invisible et inaudible, seule l’illusion peut, non pas le faire apparaître, mais le rendre désirable. Interdit comme tel, il provoque des images, des reflets sonores ; il s’ouvre d’autant plus qu’il attend d’être arpenté. La musique attend, la musique est ce chant des sirènes, irrésistible appel et invitation au voyage.

Ligeti sur le site de l’IRCAM (Compositeur autrichien né en Transylvanie le 28 mai 1923 et mort à Vienne le 12 juin 2006, etc)

Discographie.

Varèse : portrait du musicien en personnage

Edgar Varèse (1883-1965), « Amériques » (1921) et « Déserts » (1950-1954), dans « The complete works », interprété par le Royal Concertgebouw Orchestra dirigé Riccardo Chailly (Decca 1994-1998)

Le rêve d’Edgar Varèse n’était pas de faire chanter les bruits, mais de faire bruire les chants. Ne l’intéressait pas, ou ne l’intéressait plus, ce périple séculaire que l’on nomme parfois, par euphémisme, retour à Ithaque, et qui, initié par un Ulysse sagement rusé, ne désigne rien d’autre qu’un retour à l’imaginaire par les voies du récit. Du concret à l’abstrait :  tel est le mouvement naturel de la pensée. Ce que je perçois, je veux le restituer ; ce que je conçois, je veux l’interpréter, lui donner du sens, le définir, l’aménager selon mon goût ou le généraliser pour atténuer ma solitude. De l’abstrait au concret : l’ambition de Varèse vise le contresens.

Se considère-t-il comme un prisonnier de l’esprit, détaché du réel, de l’être ? L’intuition et le refus peuvent-ils ensemble mener à terme un projet que leur affrontement constitue ? Ses études d’ingénieur interrompues pour celle de la musique, se méfiant des concepts mais toujours entouré d’intellectuels, familier des mécanismes et des spéculations – son ambition est positivement régressive:  retrouver – recréer – l’émerveillement des choses énigmatiques. Sous cet angle inversé, les notes agacent, des mouches, elles reviennent lorsqu’on les chasse, des mots, des lettres, éléments pauvres, cernes qui accablent le réel. C’est que les notes, solitaires, agglomérées, unies ou en lutte les unes contre les autres, semblent se trouver partout, on n’entend qu’elles dans la musique, elles monopolisent les sons, les bruits. Peut-on souffrir qu’elles aient une telle emprise sur le monde sonore ?

Toute l’œuvre de Varèse peut être lue comme une tentative d’échapper à l’autorité des notes. S’il le faut, par la mise en question de la musique, si tant est que celle-ci se présente de façon tristement désincarnée, construction maniaque répondant à un ordre – ordre décrété par qui ? ordre rationnel ou relationnel ou, en réalité, totalement relatif ? Le sérialisme intéresse très peu Varèse, des partitions, encore et toujours des partitions ! Varèse rêve de sonorités concrètes, mais son rêve renouvelle et renforce le règne des abstractions. Ce qu’il imagine ressemble un peu à ce qu’entreprend  Pollock avec l’action painting : primauté du geste (pour Varèse : du rythme), disparition du récit (les fibres mieux que le tissu), alchimie de la matière. La toile comme événement, l’événement sonore comme toile de métamorphoses. Que les sons adviennent, ouvrent un espace inouï, espace nullement imaginaire mais sensible.

Il s’agit donc moins de renier l’abstraction que de la priver de toute autre mise en forme que celle qu’imposent les sons. L’orchestre occupe une position équivoque, entre le vouloir du compositeur et l’autonomie que doit dégager l’œuvre. Dans les années 20, Varèse crée Amériques. C’est un nouveau monde qui se défend d’être une idée, sans Histoire, peuplé d’habitants-fantômes, tout en bruits et en secousses. Un état d’âme. Un programme constitué de conventions déroutantes. On dirait presque : le versant positif de L’Amérique (L’Oublié) de Kafka – publié en 27. Un continent imaginaire, paradoxal, saturé de projections et débordé de toutes parts, s’effrayant lui-même.

Amériques donne voix au pluriel ; trente ans plus tard Déserts donne voix au singulier. Subsiste l’espace, le vide d’idées pour que toute place laissée soit dévolue à la matière. Et celle-ci abonde, phénoménale ! A l’orchestre déjà agrandi dans Amériques viennent s’ajouter les bandes magnétiques de Pierre Henry, diffusant des enregistrements de bruits captés dans des fonderies et des scieries. Les déserts de Varèse ne sont pas propices au recueillement, à la quiétude : ce sont des plans industriels d’anxiété, d’effroi et de rage dont l’homme est absent, si ce n’est, une fois de plus, comme fantôme, spectre de celui qui écoute, de celui – on ne sait trop, peut-être – à qui ces effondrements s’adressent.

Varèse demeure dans la mémoire du XXème siècle comme sanctifié par son échec. Visionnaire, il n’aurait pas eu les moyens (techniques) de son rêve ; maudit, il se serait traîné de moulin à vent en moulin à vent, de tentative en tentative, sans jamais trouver séjour satisfaisant. C’est pourquoi j’ai aimé disposer de lui comme d’un personnage, mi-réel mi-imaginaire, créateur de structures sonores originales sur l’image de la musique désertée.

(détail de la partition de Poème électronique)

 

Edgar Varèse  « The complete works », interprété par le Royal Concertgebouw Orchestra dirigé Riccardo Chailly (Decca 1994-1998)

Entretiens avec Georges Charbonnier et création de Déserts, (1954-1955), INA Mémoire Vive, 2008

Edgar Varèse sur le site de l’IRCAM (biographie, etc)

Hors les décombres le vide

Mise en garde: la musique de Sciarrino doit se découvrir par le corps. Sans expérience physique, les significations ultérieures n’auront pas lieu, elles s’évanouiront faute d’espace et de temps, d’histoires à ne pas raconter, de silence et de bruits.

L’insolence et l’innocence sont souvent le fait d’autodidactes. Sans apprentissage ni déterminisme, l’art redevient une surface vierge d’une neutralité presque ennuyeuse. Aussi fastidieuses et encombrantes qu’elles soient, les connaissances historiques et techniques constituent une toile de fond sur laquelle chaque artiste pose son geste, dans la continuité ou le déni, le respect ou l’iconoclasme. Salvatore Sciarrino a, en quelque sorte, brûlé les étapes, mais pas tout à fait. Initié à la musique en autodidacte, il n’en a pas moins suivi une formation aux arts visuels, transversalité qui préfigure la spécificité de son approche autant que son indépendance vis-à-vis de ses contemporains. Son rapport à la tradition est d’autant plus modéré qu’il n’a pas eu à en souffrir. Citant volontiers Nono (« Le lointain nostalgique et utopique m’est un ami qui se désespère et une inquiétude permanente. »), il distingue la tradition vivante de la tradition consolidée, c’est-à-dire d’un côté un matériau riche dans lequel l’artiste puise sans réserve (et sans gêne) pour élaborer ses propres créations; de l’autre côté un carcan sclérosé, l’académisme castrateur. L’œuvre de Sciarrino se fonde en partie sur le recyclage: extraction de matière brute, effilochage, distillation. À dessein, il prélève très peu de matière, une phrase, une page, une goutte sonore encore chargée de sens et d’histoire, pour l’enchâsser dans son univers à lui. Rendue étrangère à elle-même, la musique révèle-t-elle son essence ou se dissout-elle à tout jamais? Question sans réponse de l’Allegoria della notte, reprise fragmentaire d’un concerto de Mendelssohn, lignes pures fichées dans un silence massif, face sombre de la planète Mendelssohn – selon l’auteur. Même sans connaître l’œuvre originale, on entend la rupture, comme si la nature plurielle de la musique, et plus loin du son, se révélait. La musique arrachée à elle-même, et cela de façon très concrète, voilà ce que Sciarrino obtient du recyclage – mais ce n’est que l’amorce d’un projet plus vaste.
Pourquoi ne pas s’intéresser aux choses dans ce qu’elles semblent ne pas être ? Qu’est-ce qu’un concerto désossé, sans sa construction harmonique particulière? Qu’est-ce qu’une histoire dépouillée de sa vocation narrative? À partir d’un postulat dualiste (lumière / obscurité, présence / absence, bruit / silence), Sciarrino trace une voie médiane, sans viser la conciliation. Il nomme cette tentative forme à fenêtres (forma a finestre). Transposition d’une idée graphique, il exprime ainsi son désir d’aller au-delà, de franchir l’espace et le temps, sans violence, sans négation, par ouverture, dans la continuité, fenêtre après fenêtre. Les imposantes dimensions du réel, qui menacent à tout instant de le figer, sont ainsi compensées par leur étendue. Une façon très simple d’appréhender la complexité, dans un flux suffisamment lent pour percevoir les détails, suffisamment dynamique pour rester constructif et stimuler l’imagination. La reprise d’une phrase de Mendelssohn démultiplie les points de vue sur le concerto, celle d’une histoire détourne l’attention des faits visibles et la reporte sur ses qualités imperceptibles. Du monologue d’un homme sur le point de se suicider, La morte de Borromini ne retient qu’une substance sonore disparate: délire, cris, soupirs – bruits en suspension dans la nuit qui, étrangement, évoquent une situation concrète, l’imminence de la mort, et une absence de situation, d’événement, comme une angoisse sourde qui, jaillie d’un élément précis, n’a en fin de compte plus rien à voir avec lui.
On en revient toujours au silence. Telle est la clef des compositions de Sciarrino, celle de la forme à fenêtres. Dans l’espace et le temps projetés conjointement vers l’ailleurs, la nature du silence se manifeste de façon équivoque. Véritable corps de la musique, on voudrait croire qu’il est hanté – par les sons qui le précèdent et lui succèdent – mais également habité. L’un devient multiple, le silence n’existant qu’en tant que somme abstraite de silences, tous différents, tous signifiants. L’univers s’y passe, s’y engouffre, de la même façon que le blanc contient toutes les couleurs. L’infini du réel réclame l’infini du silence. Le son, lorsqu’il survient, figure sa trace, écho partiel, fragmentaire et forcément faussé de ce qui est. S’il ne se ressemble jamais, il est impossible. Sa nature ambivalente, purement théorique, Cage l’avait déjà démontrée dans sa pièce 4’33 : lorsque tous les instruments se taisent, même dans une chambre insonorisée, il y a encore du son… de soi-même, de son propre corps. La pensée aussi est bruyante. Il faut distinguer la valeur négatrice du silence de sa valeur effective. Car Sciarrino joue sur les deux tableaux. Contre le monde actuel, saturé de bruits, de musiques, d’objets sonores, il revendique un silence qui refuse. Mais cela, c’est presque, hélas, un lieu commun – comme la lenteur – déjà récupéré. Réduire le silence à l’interruption de la frénésie renvoie à un dualisme simplificateur. Contre les apparences, il n’est pas de frontière de l’audible, car l’oreille humaine, indigente et diminuée, ne perçoit qu’une infime partie du monde sonore. Ce qui lui semble silence tremble et gronde encore, et l’œuvre de Sciarrino en est la reproduction métaphorique.
Avant, après – considérons tout ce qui l’entoure. Le silence comme surface lisse dans laquelle se reflètent les bruits environnants. Quand tout se tait, le son persiste mentalement sous forme d’écho, d’acouphènes… Vient ensuite le vrombissement des pensées, les mots curieusement articulés, hurlés parfois, inamovibles. En admettant que l’on parvienne à se vider l’esprit (certains bouddhistes, certains hésychastes peut-être…), le corps se manifeste brutalement, digestion, respiration, battement du cœur. La profondeur du silence induit un retour sur soi moins mystique qu’organique. Il n’empêche, Sciarrino, l’athée, ne craint pas d’explorer ce bas monde. Loin des musiques à vocation spirituelle, son œuvre racle les tréfonds du corps, inversant jusqu’au bout l’ordre des éléments sonores: les sons ne sont que l’écho affaibli des événements qui se sont produits dans le silence. Il convoque des orchestres grandioses, deux fois, trois fois la taille normale, pour leur intimer le silence. Aux instruments, il impose une manipulation déconcertante. Il ne s’agit pas exactement de «jouer», mais de produire des sons, en détournant leurs propriétés acoustiques naturelles – autre manière d’exploiter la tradition vivante. Souffler, bruire, japper, crisser, gémir – s’interrompre. Plus les musiciens sont nombreux, plus l’effet de ces saccades sonores brusquement suspendues se fait sentir. Hyperréalistes selon ses propres termes, les compositions de Sciarrino creusent les profondeurs organiques de la matière. Il suggère, insuffle, hypnotise. Vertiges, nausées, effroi: sa musique provoque des sensations qui, à leur tour, stimulent la pensée, comme le cauchemar, d’un flot de folie, induit à la réflexion.

Salvatore Sciarrino,Variazioni/Allegoria della notte / Frammento adagio/Morte di Borromini

Liens supplémentaires
Lien 1: Luigi Nono
Lien 2: John Cage
Lien 3: Salvatore Sciarrino
Lien 4: le concerto de Mendelssohn