Alto : résistance de l’instrument.

« Montre-lui combien une chose peut être heureuse,

innocente et combien nôtre ;

à quel point, dans sa plainte, la souffrance,

consent à revêtir une forme, et sert comme une chose,

ou meurt comme une chose – pour rejaillir,

plus loin, joyeuse, d’un violon.

Et comprendre ces choses qui vivent de s’en aller,

les comprendre pour les louer ;

périssables elles cherchent secours auprès de nous,

nous plus périssables encore. Elles attendent

que nous les changions en notre cœur invisible

– infiniment – en nous-mêmes. »

R. M. Rilke, Neuvième élégie de Duino – traduction Lorand Gaspar.

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C’est en toute discrétion que l’alto entame sa carrière au XVème siècle. Dissimulé au cœur de l’orchestre, il prend de la force dans des formations moins nombreuses et, organisme sensible qui gagne à être mis en serre, la chambre lui va bien. Il accède à l’autonomie au XIXème siècle, à partir de là, sa relative virginité solistique lui confère un attrait singulier. Il faut dire que, proche du violon, l’alto n’a ni son piquant ni sa souplesse : plus lourd, plus grand, plus épais, on hésite même sur la façon de le tenir, à l’épaule ou devant soi, comme le violoncelle dont il n’a pas davantage la prestance et la belle gravité. Sa position médiane au sein d’une famille turbulente lui vaut une réputation d’instrument sobre dont on apprécie le calme mais dont on fuit l’ennui. Cet ostracisme ne pourrait mieux convenir à son caractère difficile. Car ce qui passe chez lui pour une mélancolie sans devenir est incandescence souterraine. Avec lui les sonorités brûlent à froid et comme par insinuation, et ce n’est pas aux extrêmes de l’aigu et du grave qu’il s’exprime le mieux, mais dans les entrailles du bizarre.

Au repos il possède une existence silencieuse, ni sommeil ni attente, mais jouissance immobile de la forme, lit de bois, drap de cordes : paradoxe de la résonance rentrée et de l’indécelable.

Il faut le tirer hors de lui-même, forcément le contraindre. S’il se livre difficilement, c’est aux mains fureteuses et à l’idée saugrenue qu’il s’abandonne, hôte récalcitrant du silencieux et de l’inouï. Et voici que Geneviève Strosser, avec l’intelligence et le goût des musiques actuelles, décline cette mise au jour en cinq propositions, cinq compositeurs de la première moitié du XXème siècle rassemblés pour une pièce en cinq actes : extraits d’un discours sur l’instrument, son emploi, sa résistance.

LIGETI (1923-2006, Hongrie) : viscéral.

Il faut noter ceci : il y a au départ une émotion qui n’est pas musicale mais sonore. Cela se passe lors d’un concert à Cologne en 1990. Ligeti écoute la musique (Schumann, Schubert) et soudain il est saisi : c’est la musique qui se décompose, ou plutôt s’ouvre, et Ligeti se retrouve à l’intérieur, captif. Si l’écoute est attention et le saisissement emprise, quel est son devenir ? Reprise ou abandon ? Mise en examen ou allégeance ? Ligeti ne choisit pas, il veut les deux, complicité, connivence1. Parce que ce n’est pas la musique en tant que totalité qui le bouleverse, mais son détail, son fourmillement. Troublé – piqué – par la note do, Ligeti, qui prend le temps de la sentir, de l’étudier, affirme qu’elle concentre en elle toute la saveur de l’alto : « une étrange amertume, compacte, un peu âpre, avec un arrière-goût de bois, de terre et de tannin2. »  S’il pouvait, il la saisirait, la mangerait et créerait avec elle quelque chose de nouveau. Ce sera la sonate. En écrivant Hora Lungâ, il va jusqu’à lui offrir une corde fantôme, plus grave, sur laquelle sa mélodie peut reposer. C’est là une première tentative, une note imaginaire pour une note insaisissable. La corde gémit, se plaint, alors la musique tourne autour, Loop, se tord, Fascar, se soumet au vertige de l’identique, Prestissimo con sordino, s’appauvrit, Lamento et finit par renoncer, Chaconne finale qui éclate et laisse filer. Construction imaginaire, construction amoureuse autour d’une note qui résiste, poursuivie et jamais atteinte. Sur cette corde viscérale de l’alto, la sonate déploie sa force d’énigme.

HOLLIGER (1939, Suisse)- évité

L’alto représente ici l’événement musical qui n’arrive pas. L’emploi semble a priori accessoire, un autre ferait tout aussi bien l’affaire, Trema étant à l’origine destiné au violoncelle. Justement, qu’est-ce qu’une banale substitution peut nous apprendre sur l’alto ? Sans doute ceci : qu’il se révèle davantage dans l’adversité que dans l’apologie. Armé contre la musique – contre lui-même, il déclare son opacité. Là où Holliger conduit ses propres négations jusqu’à l’aporie, l’alto, travaillé à la corde, poussé à l’usure, ne livre pas seulement son chant du cygne. Il fait barrage ; son corps mis à l’épreuve se substitue à l’événement musical. Et ce qu’on lui arrache, ce qu’il abandonne, est agonie non pas de l’instrument, mais du son. Ce qu’on entend ce sont les cordes, et en même temps ce qu’elles protègent, non pas un quelconque événement musical, mais le silence, chant profond de l’alto dont seul le contour est désespérément audible.

DONATONI (1927-2000, Italie) – confisqué

Si Holliger tente avec force d’éviter l’événement sonore, Donatoni en consomme l’entière disparition. D’un matérialisme radical, il détourne l’instrument pour le nettoyer de tout usage conventionnel. C’est là moins le fait d’une volonté destructrice que d’un esprit facétieux, avide de faire jaillir les entités sonores comme autant de savoureuses pépites. Privée d’événements, c’est la durée qui s’abolit dans la musique. Alors, le présent redevient un enfant. L’invention se défait dans l’innocence et dans la joie. L’alto est pincé, chatouillé, farfouillé dans tous les sens et dans toute la facétie du geste. Les sonorités étincellent et retombent aussitôt, l’amnésie et l’inconséquence sont balbutiements d’un discours empêché. L’alto se prête au jeu avec enthousiasme. Ce voyage en enfance est aussi dénué de nostalgie que sans lendemain : une identité confisquée.

LACHENMANN (1935, Allemagne)- natif

Lachenmann reprend l’instrument dans un désir. Comme la corde do pour Ligeti, c’est le son qui importe, le son à l’état natif, c’est-à-dire substance et non pas matériau. Et l’instrument, qui n’est pas l’objet du désir mais son réceptacle, fait mieux que de le recevoir, de le laisser reposer : il l’incarne. Dans la Toccatina, l’alto remplace le violon, et il ne déçoit pas. Développée en langage, cette recherche du son qui traverse l’instrument est une poésie, une poésie telle que l’entend Roland Barthes lorsqu’il évoque l’« espoir d’atteindre enfin à une sorte de qualité transcendante de la chose, à son sens naturel et non humain4 ». Le son originel n’est pas une idée, n’est pas une abstraction, mais une qualité, un naturel. C’est le son avant son histoire, avant la musique – le son-état, disponible, informulé. Si, comme prétend Lachenmann, le son est devenu inaudible à l’issue de ses nombreuses métamorphoses, il n’est pas irrécupérable. Et c’est là le rôle essentiel de l’instrument, en l’occurrence du violon ou de l’alto : permettre une extraction. L’instrument est, pour le son, tout à la fois l’arme, la blessure, le remède et la guérison – démultiplication des rôles et assignations contradictoires qui s’accordent bien à la physiologie de l’alto, plus précisément, qui exploitent au mieux sa formidable plasticité matricielle.

SCELSI (1905-1988, Italie)- envahi

Plus encore que Lachenmann, Scelsi voudrait se rapprocher du son, le détailler, le magnifier, voudrait, si possible, se trouver à l’intérieur de lui. Gonflé à l’extrême, le son  n’est plus ni matériau, ni substance, mais totalité, univers : « … ce do devient toujours plus grand, vous voyez, vous entendez battre le cœur du son, c’est un univers entier, il vous encercle, vous entrez à l’intérieur du son4. »  Scelsi formule un désir d’incorporation : être mangé par le son, devenir Jonas qui, dans le ventre de la baleine, se ressaisit, se réalise. La venue dans le son doit se comprendre comme un exercice spirituel – lucidité ou illumination. Resté dans l’ombre, l’instrument matérialise l’approche, entéléchie du son, mouvement et mise au jour. Il est donc vivant, organique : dans la pièce Manta, l’alto s’accompagne de voix humaines. Cordes de l’alto et cordes vocales sont prothèses de la conscience, cordes ombilicales,  évidence de la non-séparation son-corps-esprit.

En vibrant à l’unisson, les cordes ouvrent le son. Celui-ci se referme aussitôt. Mais de quoi est-il fait ? De quoi la conscience est-elle entourée lorsqu’elle séjourne en son cœur ? Magnifié, unanime, le son ne se supporte plus, s’excède, se constelle, c’est sa substance qui s’espace, le vide qui gagne en ampleur, qui triomphe. Le son n’est jamais si proche du non-être que lorsqu’il encercle l’être, jamais si proche de dissoudre l’être qu’il contient que lorsqu’il l’avale. A son tour, la conscience perd sa consistance, le son l’anéantit et à mesure qu’il s’étend, il vide l’espace qu’il remplit.

Raison pour laquelle il est presque impossible de saisir le son (et même la musique) sans avoir recours à de nouvelles figures, figures de substitution, autres langages, métaphores qui comblent les vides, qui font la sourde oreille au silence, raison pour laquelle il faut en revenir à l’instrument comme à la trace charnelle de l’être du son. Au bout de cette logique de réduction, l’instrument lui-même retourne au silence. Et l’être creusé, vidé par le son stagne encore au cœur de l’instrument, son à l’état natif.

En ce sens, l’alto reste une énigme, les sons jaillissent, s’éloignent – il demeure en deçà.

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Notes

1. connivence : « …savoir ombreux, qui reste intégré dans un milieu, ne s’abstrait pas d’un paysage, …, ne détache pas un moi du monde, reste en deçà de toute exposition possible… » François Jullien, Philosophie du vivre, Gallimard, 2011.

2. extrait de la note d’intention, à lire intégralement sur le site de l’Ircam.

3. Roland Barthes,Mythologies, ici citation complète.

4. Scelsi cité par Jay Gottlieb

Voir aussi sur ce blog Ligeti ou le chant des sirènes.

Geneviève Strosser, Alto (Ligeti, Holliger, Donatoni, Lachenmann, Scelsi)

Biographies détaillées et analyses musicologiques des œuvres sur le site de l’Ircam.

Encre : Victor Hugo.

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Leçons de Ténèbres

François COUPERIN (1668-1733), « Ténèbres du Premier Jour », les Demoiselles de Saint-Cyr et Emmanuel Mandrin, (Ambronay Editions, 2009)

Photo : Uta Barth

Puisque les Leçons de Ténèbres sont pour moi une musique aussi solennelle qu’émouvante, j’aimerais parler de cette transformation miraculeuse de la ferveur d’autrefois en recueillement, de l’extraversion d’un événement partagé, porté par la foule dans l’ampleur intimidante et réconfortante d’un cérémonial collectif, à son incorporation intime, dans la solitude d’une pièce dont on a, subrepticement, refermé la porte. Cette émotion déchirante, on hésite, on la réprime un peu, entre la poitrine et le ventre, on ne sait si on a le droit – quelque portée que l’on donne à ce mot – de la ressentir, de s’abandonner à un état dont on n’ignore pas qu’il n’est en rien religieux. Ce décalage, je l’ai d’abord éprouvé au cinéma, avec Little Odessa, ce film reçu en plein cœur, la neige, les rues tristes, les âmes mortes de Brooklyn et, par-dessus les traînées grises, plus blanche que le deuil, la musique d’Arvo Pärt. Laquelle, plus tard, m’a encore retrouvée, dérangée, dans un film russe, Le Bannissement, renouvelant le malaise d’une exaltation peut-être déplacée, dégradée. Persistance indue de croyances originelles ; scrupule quant au fait de dénaturer le sacré, de l’abaisser au profane, pire, à soi-même ? J’en viens à penser que ce trouble manifeste positivement la continuité essentielle qui unit toute émotion méditée, rêve ou prière… L’art n’a-t-il pas, depuis plus d’un siècle, remplacé la religion dans la sphère même du sacré ? Lorsqu’il accompagne l’esprit dans son élan vers l’altérité et vers l’ailleurs, qu’il le détache de l’immédiat pour s’implanter plus profondément en lui, qu’il convoque le singulier dans le multiple  –  cette participation ne s’actualise-t-elle pas à juste titre aujourd’hui, ici et maintenant, dans une salle de cinéma, en pleine rue, dans le métro un casque sur les oreilles et, a fortiori, dans l’isolement d’une chambre ? Mue par un sentiment métaphysique d’une autre nature, non pas absent mais différent, l’écoute des Leçons de Ténèbres, ainsi détournée, trahit-t-elle l’œuvre originelle qui rassemblait les fidèles au XVIIème siècle, pendant la Semaine Sainte ? En ce temps-là, la musique ne devait pas divertir mais dénuder l’esprit. A ce dépouillement intérieur correspondait l’assombrissement progressif de l’église lorsque, à chaque Leçon, une à une on éteignait les bougies d’un grand chandelier. Elles étaient au nombre de quinze, et la dernière, intacte, symbolisait la résurrection. Un bref instant cette ultime flamme était dissimulée derrière l’autel, fracas de la foule pour signifier la terre tremblant au dernier souffle du Christ, et la lumière, crevant l’obscurité, revenait plus intense, modifiée. Tels que nous les percevons à présent, les chants des Leçons de Ténèbres conservent l’empreinte de la tradition spirituelle qui les a produits. Ils ont la force  des concepts informulés, de la musique en tant qu’art, en tant que rite, en tant qu’interrogation métaphysique. L’obscur ne se présente jamais sans son contraire qui l’affirme, et l’esprit circule de l’un à l’autre. Les Psaumes et les Lamentations de Jérémie sont arrachés à leur propre littéralité, incorporés à des voix féminines (parfois soulignées par des orgues discrètes) dont le timbre épuré retourne et déforme longuement les syllabes au point de perdre le texte, de le noyer, d’en faire remonter le sens à la surface et au-delà, de l’abstraire, de l’anéantir. Je ne suis pas certaine que l’erreur ne soit pas ici dans le fait de poser une gradation dans l’expérience intérieure, de distinguer le face à face avec Dieu de la confrontation avec la musique, avec soi-même… Il me semble pourtant que l’essentiel, dans l’écoute, est préalable à la musique même. Les Leçons de Ténèbres (de Couperin, mais aussi celles de ses prédécesseurs que cet enregistrement effleure et donne envie d’approfondir), se suffisent à elles-mêmes : elles formulent une hypothèse de vie qui, désormais indéterminée, peut s’étendre jusqu’aux extrémités du possible, annexer la trivialité, la ferveur, l’exégèse et l’imaginaire. Pour que la musique fasse sens, il faut se laisser travailler par elle, se laisser entraîner hors de soi, sans se demander vers où, encore moins jusqu’où, car la réponse serait d’emblée une limitation de sa trajectoire. Entre la sophistication ornementale et l’austérité, la linéarité du plain-chant et l’ample déploiement des voix dans l’espace, les Leçons de Ténèbres regorgent de contrastes sensuels, poignants – les interstices sont ici la matrice d’un son équivoque. Ils lui impriment un mouvement, une dynamique spirituelle communicative qui,  pour s’accomplir, s’empare de notre être tout entier et le désempare.

François COUPERIN (1668-1733), « Ténèbres du Premier Jour »

Et aussi :

Little Odessa

Le  Bannissement

Exprimer cette odeur sonore

A propos de : Georges APERGHIS (1945): «Storm beneath a skull» et «The little red riding hood», Ideale Audience, 2009 (Durée: 102’)

« […] le seul traumatisme de l’homme n’est point celui de la naissance, auquel un vain peuple des sciences humaines croit, mais d’être né malentendu, et que le malentendu soit l’essence de la communication ». François Régnault, extrait de « Né malentendu. Autour des Machinations de Georges Aperghis », 2008

« Il y a un horizon sonore derrière le fond des lieux. Morceaux de sons d’une peur qui a éclaté jadis comme l’univers et que hèle la dépression, qui s’entrave dans le plaisir, qui s’échappe dans la souffrance. […] Toutes les langues du monde semblent secondaires à l’égard de cette plainte de faim, de détresse, de mort, de solitude, de précarité. Comme les bêtes viennent se frotter dans leur propre puanteur. Les langues qui sont prononcées aiment la masse des voix. Toutes les langues du monde, si puissantes ou habiles qu’elles soient, ne couvrent pas cette odeur sonore de l’espèce. » Pascal Quignard, extrait de « Petits traités I », (XX / Langue, pp. 464 et 466), 1990.

Partition de Récitation, Georges Aperghis

La musique n’est pas un mode d’expression plus direct que la parole. C’est un langage sophistiqué, dont le pouvoir émotionnel n’atteste pas la spontanéité. Basé sur l’alphabet latin, le système de notation musicale anglo-saxon trahit la gémellité des langages: la partition est un texte composé de sons. Pour être transmise la pensée se transforme ; ce qui la précède – sensation, intuition, geste – se déforme. Les significations évacuent le désordre, s’organisent, se complètent, suscitent des correspondances. Ces réseaux prolifèrent à l’infini loin de leurs racines ; les tours de Babel s’élèvent les unes après les autres. En dépit de leur complexité, les langages n’épuisent pas l’être, ils le réduisent au silence. Restent des traces – des raclures, pour Artaud, l’innommable pour Beckett, une odeur sonore.

Initié par les avant-gardes au début du XXème siècle, l’art moderne, dans une de ses multiples orientations, vise précisément cette portion primitive, encore intacte, trace de l’être en friche. L’aporie philosophique est, pour l’artiste attiré par l’indicible, un fort stimulant : tout ce qui lui résiste, il veut l’exprimer avec violence.

C’est le défi que se pose Georges Aperghis dans le courant des années 70. Ce compositeur d’origine grecque, venu en France à l’âge de dix-huit ans, délaisse alors le sérialisme pour fonder (avec sa femme, l’actrice Edith Scob) l’ATEM ou Atelier de Théâtre et de Musique. Il s’agit, dans un premier temps, de réunir en un seul lieu des pratiques indûment séparées. Comme musique et parole partagent la même origine et des intentions similaires, tous les arts de la scène sont physiques, contigus du corps et du son. Inspiré par le travail de Mauricio Kagel (1931), Aperghis met en place un théâtre musical sur un principe d’équivalence entre acteurs, instrumentistes, chanteurs et danseurs. C’est dans la suppression des hiérarchies que le concept se distingue de l’opéra, ainsi que dans la dislocation du discours. Il y a bien, pour les deux genres, un projet commun d’art scénique total, mais tandis que l’opéra harmonise les langages en liant le texte aux voix et aux instruments, le théâtre musical fait exactement l’inverse. Ses éléments basculent en position critique. La musique, la narration, pour peu qu’elle soit encore présente, les voix, les mots. Les dislocations se juxtaposent dans une immense détresse, qui préfigure une jubilation plus grande encore.

Un tel délitement expose l’art au nihilisme. Aperghis se garde de toute radicalisation, de toute littéralité. S’expliquant sur sa démarche, il établit un parallèle avec les peintures rupestres préhistoriques. Le dessin, dont la finesse de traits subit les anfractuosités de la roche, finit par composer, avec les âpres reliefs, une œuvre hybride, étrange et versatile, à laquelle l’œil ne peut jamais s’habituer. Appliquée aux créations scéniques, cette métaphore souligne le caractère positif  des accidents, des obstacles qui d’une part, éveillent sans cesse l’attention, d’autre part compromettent la fixation du sens. On cherche l’être sans forme, sans voix, l’en deçà du langage. Les mots se décomposent en phonèmes qui se répètent, les chanteurs émettent des borborygmes, les instruments gémissent, les corps se tordent. Et le spectacle, loin de sembler sinistre, produit plutôt une réelle jouissance. Une énergie fuse manifestement de l’épreuve – et c’en est une pour les artistes, que d’émettre, parfois contre nature, ces hoquets, ces cris, gloussements, râles, soupirs, grondements – les bruits organiques exacerbent les sensations, rendent nerveux, excitent. L’essentiel, pour Aperghis, est de prévenir la formation de cellules signifiantes, horizon scabreux d’une pensée qui se limite elle-même.

Pour appréhender concrètement le travail d’Aperghis, on regardera avec intérêt ce documentaire. La première partie, composée d’extraits filmés de différents spectacles, donne un aperçu utile de l’œuvre. S’ajoutent classiquement les commentaires des chanteurs, des musiciens, et surtout, ceux du compositeur. Aperghis, également auteur du livre, Le corps musical, est un orateur doué, ayant le goût des antithèses et des formules poétiques – ce qui laisse penser que pour critiquer le langage, il est indispensable de bien le maîtriser. La seconde partie est une pièce filmée, Le petit chaperon rouge, relecture originale du conte de Perrault. Le spectacle vu dans son intégralité permet de confronter la théorie à la pratique. On en arrive alors à cette évidence, ironique et heureuse, que les corps et les mots épars qui s’élancent de tous côtés, dans des éclairages variés, composent une chorégraphie dont les significations rejaillissent irrésistiblement. Il est difficile de ne pas interpréter, de seulement vivre un spectacle… Sans doute le programme d’Aperghis réclame-t-il, de la part du spectateur, un détachement égal au sien.

Georges APERGHIS (1945): «Storm beneath a skull» et «The little red riding hood»

Lien 1 : Œuvre de Georges Aperghis

Lien 2 : Œuvre de Mauricio Kagel

Lien 3 : Très beau site de Georges Aperghis (photos, extraits sonores et textes de François Régnault, Félix Guattari…)