– de cette abstraction une chose charnelle –

laissant la musique durcir l’air autour de moi tel un moule qui aurait dessiné en creux l’espace que j’occupais, espace vide de toute pensée où résonnaient seulement les notes gaies et rigoureuses d’un prélude joué au piano. Blottie à l’intérieur de cet espace creux, je vibrais, me déployais sans le moindre mouvement ; la musique s’entrelaçait à mon corps, en explorant les moindres possibilités pour les intensifier, avant d’en susciter de nouvelles ; en retour, le champ neutre que je formais offrait aux intervalles entre les notes la dimension nécessaire pour pleinement développer la folle richesse de leur vide sonore ; ainsi, ils traçaient mes limites tout en les annulant, et moi, je faisais de cette abstraction une chose charnelle, juteuse, vivante, gonflée de sève s’écoulant par la moindre fente

Jonathan Littell, Une vieille histoire.

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Le marteau sans maître

C’est un algèbre fascinant où la maîtrise formelle s’amalgame aux contingences. Le marteau sans maître matérialise l’abstraction, lui donne du corps, du rythme. Mis en musique, les poèmes de René Char livrent immédiatement leur beauté étrange : nul besoin d’en expliciter la structure, on en perçoit d’emblée les sonorités chatoyantes, aussi dynamiques et vivaces que le texte original : J’écoute marcher dans mes jambes / La mer morte vagues par dessus tête / Homme l’illusion imitée /Des yeux purs dans les bois / Cherchent en pleurant la tête habitable. Une imagination proliférante, elle-même créatrice d’images. Boulez travaille son idée du texte, en démonte et remonte le mécanisme, sans le commenter ni le paraphraser, il transpose, métamorphose. Oubliées les alliances spontanées, les évidences ; la raison est capable de mieux. A ce jeu, les instruments renforcent l’insolite: le xylophone interprète le balafon africain, le vibraphone se déguise en gamelan balinais et la guitare fait écho au koto japonais : extensions spatiales sans références culturelles.

Avec son Marteau sans maître (1934), René Char s’éloigne du surréalisme et, vingt ans plus tard, Pierre Boulez assouplit le sérialisme. Peut-être ne s’agit-il que d’un hasard, mais ce titre, à moitié communiste (rappelant Maïakovski), complètement concret, et surtout ouvert à toutes les interprétations – est une porte grand ouverte qui appelle l’air en rafales.