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Cannon beach (Oregon), San Francisco et Californie du Nord.
L’Islande c’était des eaux violentes et des eaux calmes.
(Photos de Vincent)
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Cannon beach (Oregon), San Francisco et Californie du Nord.
L’Islande c’était des eaux violentes et des eaux calmes.
(Photos de Vincent)
Hirokazu Kore-Eda, « Still walking », Japon, 2008 (durée : 1h50)
Trop souvent, la représentation de la discorde procède d’une thèse dont les personnages (et à travers eux : le public) sont les arguments. Une narration venant à épouser la montée de la querelle nourrit un déterminisme pathogène, comme si chacun devait porter en soi – incarner – une partie de ce grand tout qu’est la discorde, matrice formelle, génératrice de sens et d’émotions ; il s’en faut de peu qu’elle ne devienne un système totalisant, fallacieux mais convainquant, fondé sur des prémisses inexactes : ces œuvres séduisent, forcent l’adhésion en soumettant le réel à une réduction spéculative. A l’opposé de ces drames qui camouflent leur arrogance en pathos, il existe un cinéma qui, loin de formaliser sans discernement une agressivité dont la cause n’est peut-être pas dans sa cible, choisit au contraire de la neutraliser, de l’atténuer par une diffusion lente. La discorde cesse alors d’être démonstrative, elle devient latente, insaisissable, elle échappe à sa propre définition. Ainsi dans Still walking, elle est comme diluée dans la lumière, elle infiltre la matière vague, indéfinissable, l’atmosphère si l’on veut, à la place du vide, elle est, en quelque sorte, le négatif de cette incarnation paradoxale de l’espace et du temps qu’est la famille.
Parce que Kore-Eda, documentariste de formation, travaille cette fois, non plus sur base d’un fait divers (Nobody knows), mais sur des souvenirs personnels (sa relation avec sa mère), la question du point de vue se pose en des termes très précis, posture de l’artiste qui doit nécessairement se prendre à la fois comme sujet et comme objet d’étude, quel que soit le potentiel réflexif de l’argument initial, se dédouble, se démultiplie : toute invention comprend une part de soi et une part de non-soi, seules les proportions varient… Ici Kore-Eda renonce à l’angle du créateur omniscient ; il semble assister à sa propre mise en scène, filme des corps, des lieux, des conversations comme autant de faits autonomes qu’il se garde, avec une retenue très japonaise, d’interpréter. A partir de là, Still walking offre l’apparence d’une toile unifiée, les scènes qu’on croirait prises sur le vif, spontanées, sincères se succèdent à un rythme égal, et c’est à peine si l’on se souvient qu’il s’agit d’une fiction, tant la distance qui sépare le cinéaste de ses personnages provoque, chez le spectateur, l’effet inverse, une vertigineuse identification.
C’est donc l’été dans une petite ville côtière, une réunion familiale tout à fait conventionnelle. On arrive les bras chargés de cadeaux, les enfants se taquinent tandis que les adultes, soucieux, méfiants, discutent, dissimulent mieux qu’ils ne s’informent, on cuisine, on mange un peu trop, on somnole, encore une promenade, quelques « vraies » conversations à la dérobée avant qu’on ne se sépare avec soulagement, avec amertume… Ce canevas familier, capté dans la durée, languide par moments, frémit d’un mouvement souterrain, comme si chaque scène portait son ombre, en bas, au niveau des racines de l’arbre généalogique. Quelques secousses de tourmente, lointaines, étouffées, une gravité sans cesse atténuée par la maîtrise des apparences.
L’unité du temps et de l’espace est illusoire. La famille est un concept de mémoire collective (le sang), et celle-ci, en l’occurrence, ne cesse de refluer vers une scène originelle, événement qui, par la force des choses, sert désormais d’exutoire à l’insatisfaction de chacun. Une mère inconsolable (et, par extension, aigrie, injuste, cruelle), un père déçu, deux enfants décevants : une fille encombrante, un garçon marié, comble de malheur (et de redondance) à une veuve, le voilà, cet arbre généalogique qui lézarde le présent. En pensées, les personnages sont ailleurs, dans une autre ville, dans une autre maison, où sur une plage toute proche du cimetière… Non que l’image nous entraîne dans leur conscience nomade, il n’y a ni flash-back ni autres échappées diégétiques, Kore-Eda s’en tient aux objets, aux échanges verbaux. Le téléphone, les photos, les disques sont des indicateurs suffisamment limpides. Sur les visages des petits-enfants se reflètent les tristesses et les rancœurs des parents, s’y concentrent déjà comme un surcroît de conscience, bien que heureusement dépourvue de déterminisme. Le long de ces trois générations circule discrètement un fil de transmission, avec ses ratés, ses faux raccords et ses rejets inespérés. Ici encore, Kore-Eda effleure sans nouer, désamorce les tensions, défait les causes et les nécessités. Entre ces mailles la lumière s’engouffre généreusement, la chaleur, l’océan…
A la tombée du jour, un papillon, incarnation fugitive de la perte, du manque, de l’exaspération, entraîne la famille dans le sillage de son vol affolé, tous divisés ils se précipitent en désordre, bras en l’air, animés de sentiments inconciliables, pourtant rassemblés en ce moment de grâce. Ainsi certains espaces, certains symboles impriment dans le réel des points de fuite qui annulent les différences, les conflits. C’est ici un papillon, le cimetière, mais aussi la nourriture, contrepoint substantiel à l’atomisation de la famille. Elle possède le pouvoir surnaturel de l’élément unificateur, ultime liant terrestre des êtres à la dérive. Au centre de cette journée ensoleillée, elle offre, sinon un démenti, tout au moins une constante atténuation de l’amertume. Dans le cahier des heures elle inscrit son rythme ancestral, régénère sa communauté de travail et de partage. Ces propriétés terrestres et spirituelles peuvent en retour indisposer ceux qui y sont contraints, comme si ce ciment naturel, sacré, devait désormais être rejeté, trop impérieux, jugé néfaste : la cérémonie s’achève, les personnages prennent conscience qu’il leur est fait douce violence, et que l’ingestion est pesante, lourde de prières et de devoirs ; la nourriture familiale exige de leur part un consentement qu’ils ne sont peut-être plus disposés à donner.
Ces sombres courants traversent le film en profondeur, sous une surface chatoyante où nul n’élève la voix, le silence dilate les solitudes et protège ceux qui s’y réfugient … Latence de la discorde qui libère ses sujets, latence de la mise en scène qui ouvre le réel, caresse l’ombre et l’invisible, à distance, assemble des tableaux, des tablées, une famille dont l’unité ne tient plus qu’à son imaginaire. Still walking est d’une trame difficile, de rancœur, de non-dit, de ressentiment ; puisque le détail à lui seul ne détermine en rien la totalité, un fil de nerfs et une étoffe de sang tissent ensemble une toile de lumière.
En écoutant « Le Triangle d’Incertitude », Cécile Le Prado
C’est étrange comme un paysage peut en recouvrir un autre sans se confondre à lui, étage mental supplémentaire venant s’ajouter aux précédent dans un continuel processus de superposition, suis-je jamais pleinement à l’endroit où je pense me trouver ? Et c’est étrange comme un paysage musical se déplie sans entrave dans l’espace confiné, dans l’étriqué, le restreint du quotidien, comme il interrompt naturellement ce que je fais, même si ce faire consiste en l’écoute de cet unique paysage musical, étrange cet irréductible décalage entre l’écoute, l’objet sonore et le devenir de cet objet en moi. Manque de rigueur et dissipation révélés me tranquillisent : je peux parfois produire un refuge contre l’angoisse que je fabrique ailleurs, même si l’inverse est aussi vrai, sinon plus fréquent. Aussi je m’engouffre avec sérénité dans cette eau, j’embarque sur les esquifs ou sur les paquebots, j’approfondis l’obscur parmi les poissons étonnés, en esquivant algues et filets, jamais je n’étouffe, jamais je ne reprends souffle. Ils parlent toutes les langues, les marins incertains, ils traînent de lourds cordages et connaissent la géographie des mers du passé, leurs voix me rappellent ces histoires lues il y a longtemps, de périples et de pirates, les îles nombreuses autour de mon lit, tropicales ou nordiques, désertes ou colonisées, les Robinson sentant le vieux cuir et la terre, les fruits robustes et les plantes monstrueusement hautes, le sable et le désir jusqu’aux Circé, les sortilèges et les rituels inquiétants, la sauvagerie et la disparition… Si le froid m’étreint, je cède ; si la vague m’engloutit, elle me berce ; si j’échoue, le coma me va comme un rêve. Le paysage sonore développe l’intervalle qui me sépare de l’instant, défait l’illusion de participer, d’être comprise dans le cercle homogène qui clôt le corps autour de la sensation, brassant, mêlant le dedans et le dehors en ce qu’il se ressemblent et toujours se rassemblent. Ici l’océan ouvre l’abîme, l’océan de sons vient creuser mon absence, me repeupler là où je ne suis pas, là où je voyage à longueur de temps. L’océan grandit, il me répond, réveille la mémoire, l’inconsciente surtout la fictive, la saveur particulière du jamais vécu. Qu’importe si ce que je vois n’est pas ce qu’elle a vu, elle, si mon triangle d’incertitude diffère de son triangle d’incertitude – le triangle n’est-il pas la figure féminine qui signifie et désigne l’ambiguïté du genre – qu’importe si ce que je vois c’est précisément ce qu’elle a vu, lorsqu’elle transformait en secret les bruits collectés. La captation du vivant trahit sa fragilité, l’art annonce la mort en la dérobant. Comme la lumière des étoiles éteintes quand elles me sont enfin visibles, ce que j’entends n’existe plus, mais des traces naît une différence, un monde modulé, ondoyant, sensuel, palpitant, une onde qui, adressée à moi ou à d’autres se réécrit indéfiniment, alchimie de la matière analogue et de la matière singulière.
« Le Triangle d’Incertitude », Cécile Le Prado
Cécile Le Prado (1956) : biographie sur le site de l’Ircam
(photo de Vincent)
Diego Martinez VIGNATTI, « La Marea », avec Eugenia Ramirez Miori, (Argentine, Belgique, 2007– durée 80’) – VM2324
« Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. » Michel Foucault, « Le corps utopique / Les hétérotopies », 1966, (Lignes).
L’œil ne capte d’abord que la stupeur : visages de cire derrière un pare-brise démoli, rien ne bouge. Imperceptiblement le tableau s’anime, une femme prostrée ouvre les yeux, tourne lentement la tête de droite à gauche ; à quelques pas, autour de la voiture ça crie, ça s’agite. On imagine l’accident, a posteriori, on accepte de voir très peu, on s’attend à en savoir encore moins. Inutile de chercher à reconstituer le drame, à le saisir dans sa totalité : le détail du verre brisé n’est là que pour figurer le cadre liminaire d’un basculement. Près de la jeune femme, dont on apprendra par hasard qu’elle se prénomme Azul – mais cela n’importe guère – près d’Azul donc, dans la voiture, il y a aussi l’enfant et l’époux, morts tous deux. Comme un œil s’ouvre et se ferme, à coup de séquences quasi-photographiques – l’hôpital, les larmes, l’hébétude. Puis, les formalités accomplies, Azul s’en va, elle quitte la ville, parcourt des kilomètres pour gagner l’océan. Dès lors, on se demande, quelle est la nature du basculement qui survient ? Profond, intense mais fragmenté, salement fissuré comme le pare-brise. Contrairement à ce que l’on pourrait croire – gardons-nous d’assimiler l’isolement volontaire à une forme d’autisme – l’accident produit sur Azul non pas un effet de repli, mais d’ouverture. Si La Marea repose sur un dispositif qui en détermine le contenu, c’est néanmoins sans la moindre trace de dualisme. Sa tonalité spécifique tient à ce que le film s’affranchit des conventions du deuil et de sa pesante symbolique. Loin des oppositions communes (avant / après, vie / mort, nature / civilisation), le film explore une dimension radicalement autre du vécu de la souffrance, une hétérotopie, qui s’actualise dans l’espace même qu’il déplie.
La Marea témoigne de ce que l’atonie de l’esprit endeuillé peut s’inverser en volonté d’abolir les limites et le sens. Car il y a véritablement une énergie dans la souffrance, une force dont elle se nourrit aux dépens de celui qui l’éprouve. Dès lors, la question n’est plus : pourquoi je souffre mais qu’est-ce qui souffre en moi ? Azul réussit à arracher ce nerf douloureux, à s’en dissocier, à faire jaillir la rage. Entre elle et le monde extérieur, il n’y a guère plus que la minuscule baraque en tôle qui abrite son sommeil. Elle ne parle pas. Son souffle, amplifié, extraordinairement vivant, s’accorde à la respiration de la nature, à ses bruits organiques, cris, feuillages, ressac. Le corps est malmené, poussé à bout, meurtri. Mais le rire peut jaillir sans raison – mieux, la défier. Débarrassés de toute symbolique, les éléments naturels récupèrent leur valeur ontologique : Azul s’ouvre au monde des choses en soi. Son corps absorbé par l’espace devient sa propre utopie. Elle se défait et son environnement se défait à mesure. Folie ? Errance ? Dissolution ? En l’occurrence, ces termes formulent ici une positivité, un dépassement du nihilisme dans l’affirmation de l’être. C’est l’énergie d’une femme qui refuse la mort, la perte, qui trouve ce lieu qui n’existe que pour et par elle, où elle peut tout assimiler. Rivage quasi-désert bordé de dunes battues par le vent, plaines herbeuses arides, forêt au bois sec peuplée de bêtes sauvages, et, à l’avant-plan, l’ample océan, accueillant comme un lit de songes : le point de chute d’Azul est à la fois lieu et non-lieu. Il efface, neutralise et purifie. Indifférente aux fonctions assignées, elle investit son territoire personnel par annulation. C’est d’abord la région de son enfance dont elle récuse l’ascendance, c’est ensuite la possibilité de se reconstruire, de se régénérer, qu’elle compromet par épuisement physique et mental. C’est aussi sa féminité, qu’elle n’accepte qu’en tant que possibilité d’enfantement. Ou encore, ses émotions : prendre soin mais ne plus aimer. Ainsi ce chien blessé qu’elle découvre au terme d’un de ses longs périples quotidiens. Risquant de s’effondrer à son tour, elle le porte dans ses bras jusque chez le vétérinaire. Guéri, il devient son unique compagnon, muet comme elle, présence silencieuse. Il y a du reste beaucoup à dire sur l’ambivalence de toute relation avec un animal, à mi-chemin entre une intense communion et une égale solitude. Devenue étrangère à elle-même, Azul acquiert une nouvelle perméabilité à l’autre. Sa sensibilité ne s’étiole pas, simplement elle se déplace des étants à l’être (disparition des prénoms). Le passé peut revenir dans le présent, le temps se répéter, toutes les époques se confondent, les matières et les êtres vivants, la douleur et la jouissance, la pensée et la sensation se déploient désormais en désordre, dans un chaos triomphant. Au-delà du deuil, qui n’est jamais que résignation, peut-être au seuil même de sa propre mort, Azul offre le spectacle physiquement déchirant de la femme-monde qui outrepasse les limites, les énoncés, les significations. Aux extrêmes, mais sans restriction.
Diego Martinez VIGNATTI, « La Marea »
Michel Foucault, « Utopies et hétérotopies » (document audio)
Photos de Vincent