Le temps c’est toi*

Retrouver les œuvres qui nous ont marqués nous met face à nos propres changements. Ce retour sur soi est une sincérité que l’on se doit, surtout lorsqu’il est comme adouci par l’objet qui le supporte. Les œuvres se rappellent à nous, on ne les sollicite pas, elles se présentent spontanément, surgissent ritournelles et réminiscences, il faut simplement les accueillir. Notre rapport aux œuvres se déploie dans le temps, dans l’intimité du temps, et il est certainement plus fondé que ces jugements que l’on profère à leur égard – ou à leur encontre –, lesquels s’appuient le plus souvent sur des normes extérieures aux œuvres, étrangères à nous, en ce sens parfaitement contestables. Ainsi les œuvres changent avec nous, elles nous accompagnent, on pourrait presque admettre que c’est elles qui écrivent notre commentaire.

Cette inversion est, en ce qui me concerne, particulièrement avérée dans l’expérience que j’ai de Persécution, film de Chéreau vu l’année dernière et qui, sur le moment, m’a  fort affectée. Mon émotion, ce n’est pas tant le souvenir du film qui la contient, que la chanson sur laquelle il se referme (Mysteries of love). Ce morceau triste étant revenu me hanter, je ne pouvais pas ne pas revoir le film.

L’émotion demeure inchangée, mystérieuse, mais ma lecture des personnages, elle, diffère radicalement. La première fois, il m’avait semblé que Daniel détenait quelque vérité essentielle que je me devais de comprendre, aussi m’étais-je avant tout intéressée à lui, sans du reste parvenir à en dégager quoi que ce soit. Cette fois c’est Sonia qui a retenu mon attention, alors même qu’elle m’était tout d’abord apparue quelque peu insipide, transparente, désertée, et, de ce fait, d’un abord désespérant.

Sonia, on l’entend, on ne la voit presque pas. L’entendre même est difficile : il faut l’écouter, lui prêter une oreille attentive. Elle parle de loin. Principalement au téléphone, qu’elle préfère à la vraie vie, pour s’entretenir avec Daniel. Sa voix douce pourrait laisser penser qu’elle l’est tout autant, mais douce, Sonia ne l’est pas exactement, ou, pour mieux dire, pas en soi. Quant à ce qu’elle est, sans doute est-ce un mystère, à commencer pour elle-même – faut-il le savoir, ou le percevoir ? Elle ne s’épanche pas, se réserve. D’où la douceur, comme une façon de s’excuser. Son opacité l’inscrit d’emblée dans un rapport d’opposition vis-à-vis de Daniel. Le drame veut qu’elle porte en elle son idée de l’amour, son idéal. Face à Daniel et à cette obsession du choix qui est la sienne – aimer c’est choisir -, obsession qu’elle lui a peut-être suggéré par mimétisme, c’est cependant elle qui choisit, qui élit l’amoureux. Tu ne m’aurais jamais remarquée, lui dit-elle, tu ne me regardais même pas. Cette déclaration, dénuée d’amertume, détermine la qualité de leur relation, en impose la hauteur, l’intensité, presque déjà l’exaspération, car bientôt lui, l’élu, ne voit plus qu’elle. Devient fou. Fou de ne pas comprendre : élire, aimer, et disparaître. Toujours loin, présente au téléphone, intensément présente – mais loin. Là où Daniel ne voit qu’une forme d’indifférence, commence la solitude de Sonia. L’amour s’énoncerait alors comme un paradoxe : recevoir l’autre en cette part de soi irréductible à l’autre. La rareté du geste en accentue la valeur, tel est le sens de la présence, et chaque parole prononcée traverse un chemin d’intensité. Elle ne dit pas je t’aime, mais : dans ma tête je t’appelle mon amoureux. Aussi, d’elle à Daniel, celui qui se croit solitaire l’est, effectivement, le moins. Daniel furieux contre le monde, aux prises avec une angoisse qu’il projette sur les autres, n’est jamais seul, ne veut même pas l’être, toujours préoccupé, inquiet, envahi (jusqu’à produire un double). Sonia, effacée, douce, vaguement souriante, qu’elle soit entourée, serrée, étouffée, elle demeure seule.

Ce vide dont je croyais qu’elle était porteuse – comme on porte positivement une absence  –  est réel, il lui est intérieur, peu importe, il se produit, par réaction, autour d’elle.  C’est le temps, la distance, le lointain. Qu’elle ne demande pas de franchir pour être atteinte, elle n’est pas inaccessible ; il n’y a rien à abolir puisque ce n’est pas un retrait, encore moins une négation de l’autre, mais l’espace, incommensurable, qu’elle lui réserve.

Première lecture du film : And kiss forever in a darkness

Persécution, Patrice Chéreau, avec Charlotte Gainsbourg, Romain Duris.

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*« Je vais te dire un grand secret  Le temps c’est toi

Le temps est femme Il a

Besoin qu’on le courtise et qu’on s’asseye

A ses pieds le temps comme une robe à défaire

Le temps comme une chevelure sans fin

Peignée

Un miroir que le souffle embue et désembue

Le temps c’est toi qui dors à l’aube où je m’éveille

C’est toi comme un couteau traversant mon gosier

Oh que ne puis-je dire ce tourment du temps qui ne passe point

Ce tourment du temps arrêté comme le sang dans les vaisseaux bleus

Et c’est bien pire que le désir interminablement non satisfait

Que cette soif de l’œil quand tu marches dans la pièce

Et je sais qu’il ne faut pas rompre l’enchantement

Bien pire que de te sentir étrangère

Fuyante

La tête ailleurs et le cœur dans un autre siècle déjà

Mon Dieu que les mots sont lourds Il s’agit bien de cela

Mon amour au-delà du plaisir mon amour hors de portée aujourd’hui de l’atteinte

Toi qui bats à ma tempe horloge

Et si tu ne respires pas j’étouffe

Et sur ma chair hésite et se pose ton pas. »

(Aragon, Elsa)

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and kiss forever in a darkness

Patrice CHEREAU, « Persécution », avec Romain Duris, Charlotte Gainsbourg, Jean-Hugues Anglade (France, 2008 – durée : 1h40)

Il y a beaucoup de trains dans les films de Chéreau, beaucoup de métros, de quais, de trottoirs. Ce sont là les zones liminaires où il va chercher la foule, prenant les individus dans la masse, c’est là qu’il rassemble, étreint, comprime – sans gommage ni mélange. L’affluence ralentissant le flux, ces lieux de circulation soudain s’engorgent, s’encombrent et se désagrègent, précipitent un retour au détail. Les « gens » n’ont pas lieu d’être avec Chéreau, il n’y a que des individus plus ou moins nombreux, plus ou moins remontés les uns contre les autres, tous différents, mais surtout hérissés, désassortis, discordants. Des êtres abrasifs, intranquilles, dont la nervosité surgit davantage de conflits intérieurs qu’elle ne s’irrite des frottements avec l’extérieur. Ainsi s’explique la séquence d’ouverture de Persécution, son agressivité paradoxalement déviante: dans un métro bondé, une femme fait la manche dans l’indifférence générale (on connaît ça : les yeux baissés, le silence) et finit par asséner une paire de gifles à la seule personne qui la regarde, qui lui sourit. Honteuse, la victime sort du métro et c’est alors que Daniel se jette sur elle, flot de paroles enfiévrées, questions, réponses, insistance maniaque, tout cela pour arracher une signification, non pas rationnelle mais morale, aux gifles qui  brûlent encore les joues de la jeune femme, évacuer le hasard, la malchance, introduire la notion de « choix ».

« Choisir » est un verbe important. Selon Daniel (Romain Duris), aimer c’est d’abord « choisir », « choisir » est ici presque synonyme du mot « élire ». Autre notion essentielle : le mérite, lequel régit les rapports sociaux, anonymes ou personnels, donner / recevoir, rien n’est gratuit, tout se paye. Cependant, si Daniel se montre dur, exigeant, sévère, c’est en premier lieu vis-à-vis de lui-même. Étranglé par son système de jugement, impérieux mais toujours défait, il analyse, retourne, interprète sans relâche, éperdu de sens et de justice, impose une explication à tout ce qui arrive, s’efforce de comprendre, de trier, d’éliminer et d’agir en conséquence. Personnage manifestement dostoïevskien (entre Raskolnikov et Ivan Karamazov), Daniel a bien sûr un double, démoniaque et haïssable, double qui veut le posséder, qui l’adore et le poursuit dans la nuit et dans la solitude. Et puis il y a Sonia (Charlotte Gainsbourg)… Sonia en apparence si douce, si fragile, incarnation de la grâce et de la rédemption. En sa présence, Daniel enfin se calme, son regard s’attendrit, on croit qu’il va se poser, enfin se reposer. Mais, différente de son homonyme de Crime et châtiment, Sonia n’est pas cette âme noble qui purifie le héros de son angoisse, c’est même plutôt l’inverse. Sonia est une femme désertée, et sa délicatesse est celle d’un voile transparent, dépourvu de forme et de contenu. Elle dit qu’elle « sent » les choses, mais pas toujours, rarement même. Pour « sentir » son amour, il faut qu’elle soit loin de lui, pour communiquer, il lui faut un téléphone, pour progresser, elle doit se déplacer, prendre des avions. Elle s’étonne – et c’est charmant – que les lieux se transforment lorsqu’elle s’y rend, le triste devient joyeux, le laid devient beau, le répugnant parvient à séduire. Dans le monde de Sonia, mou et dénué de sens, tout vacille d’un contraire à l’autre, aussi ne peut-elle se fixer nulle part ni avec personne. Entre elle et Daniel, c’est une brève épiphanie, une intersection lumineuse, enflammée, entre la rigueur et la fluidité ; l’excès de l’un vient précisément combler ce qui fait défaut à l’autre. Le retour à la normale est forcément violent, se retrouver seul, tel que l’on est, épuisé, vidé, perdu, l’amour est forcément impossible.

Magnifique à mes yeux, dans l’inachèvement des espaces (dès lors toujours ouverts) et la complexité des matières, corps incandescents et gestes précis d’une danse macabre, Persécution est pour moi l’un des plus beaux films de cette année. Et si le fait que de me « retrouver » dans certaines œuvres, certains personnages, ne m’est généralement pas nécessaire, ni cause de rejet ni cause d’appréciation, lorsque cela arrive – rarement –  comme ici, l’expérience tient du vertige. D’autant que le film se clôt sur une chanson ancienne, déjà connue, émouvante, mais réinterprétée de telle façon qu’elle me déchire le cœur, métaphore exacte d’une histoire, sans doute commune et mille fois répétée qui, parce qu’elle se greffe cette fois sur des questionnements qui  l’investissent d’une charge affective nouvelle, ou pour d’autres raisons plus mystérieuses, me bouleverse soudain comme jamais avant.

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La chanson : Antony & The Johnsons reprend « Mysteries of love », chantée par Julee Cruise dans « Blue Velvet ».

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Filmographie de Patrice Chéreau