Que ceux qui considèrent que la philosophie ne les concerne pas, que le monde auquel elle se réfère est un haut lieu inaccessible, fermé à clef par un langage ésotérique; une construction mentale; une réalité glacée, austère, rigide, où la pensée remplace la vie; une littérature sans histoire, une science sans merveille, un discours sans émotion; que ceux qui, quand il leur semble manquer d’un je-ne-sais-quoi, ne croiraient jamais que la pratique de la philosophie, au même titre qu’une rencontre, un voyage, une diversion à l’ennui, plutôt que leur apporter un réconfort immédiat, puisse les changer profondément de sorte que l’inassouvissement se transforme en son contraire; que ceux enfin pour qui la philosophie est simplement une affaire d’école, rébarbative comme une salle de classe aux odeurs humides de craie, ne fût-ce que pour une heure, empruntent, pour l’approcher, le chemin que propose, depuis quelques années déjà, Raphaël Enthoven.

Pour modifier une opinion largement admise, travailler contre l’inertie qui nourrit l’habitude, il faut ruser, s’entretenir un moment avec de diable sans lui céder son âme, risquer, peut-être, une pointe d’opportunisme. Sur ce fil ténu, les « vulgarisateurs » louvoient entre des concepts arides et le désir de les rendre intelligibles au plus grand nombre. Simplifier sans trahir, enseigner sans déplaire, capter l’attention en restant vrai, juste et intéressant. Tel est le talent particulier de certains, peut-être moins spécialistes que pédagogues, indispensables, pourtant, au développement des sciences, car aucune d’entre elles ne peut grandir sans un substrat humain, hors du regard du monde. Si Raphaël Enthoven est professeur à Sciences Po et à l’école de Polytechnique, écrivain et conseiller de rédaction à Philosophie Magazine, on connaît surtout son visage médiatique, à la radio, et, bientôt, à la télévision, sur ARTE. Or, les spécialistes se répartissent en deux catégories: ceux que leur discipline rend incompréhensibles tant les subtilités dont ils s’occupent semblent irréductibles au langage commun, et ceux qui, au contraire, puisent dans le vocabulaire technique un surcroît de transparence, qui rend leur discours à la fois lisible, précis et structuré. Inutile de préciser que Raphaël Enthoven est de ceux-là. Cette facilité de parole, consacrée à la philosophie, en fait ressortir toute la clarté naturelle, comme un trait de jour adoucit les lignes d’une architecture compliquée là où une lumière artificielle en fausse la perception, durcit les angles, rajoute des ombres qui brisent les volumes, des contrastes qui accusent anormalement les contours. Le talent consiste ici à exposer une pensée telle qu’elle se donne. Encore, cela ne serait rien, sans la chaleur, le lien affectif profond que Raphaël Enthoven entretient avec la philosophie : « En 1ère année d’hypokhâgne, un cours sur le Mémorial de Pascal a littéralement changé ma vie, en me donnant le sentiment d’accéder pour la première fois à des vérités d’une saveur supérieure. Je suis tombé amoureux de cette discipline, de ses paradoxes, de son austérité et de sa difficulté. Et je ne voyais aucune raison de ne pas passer ma vie à éprouver de telles joies. La philosophie est une façon de répondre au monde par le sourire plutôt que par la plainte, une école de légèreté. J’ai décidé de m’y consacrer pleinement et de la transmettre, de toutes les façons possibles, à l’université, à la radio, à l’écrit et maintenant à la télévision. » Cette approche sensible rejaillit forcément dans sa voix, dans ses phrases, ses lectures: un sujet présenté avec passion ne peut être que passionnant.
En regard de ce que diffuse quotidiennement France Culture, les émissions de philosophie, qui ont ma préférence, s’inscrivent dans une programmation généralement de haut niveau, dont l’intention est, à la lettre, de mêler savoir et plaisir, ou plutôt de démontrer par la pratique que le savoir est un plaisir. Qu’il s’agisse de politique, d’économie, d’art, de médecine, de sociologie, c’est-à-dire autant de sujets qui, a priori, peuvent décourager un auditeur ne cherchant qu’à se distraire, cette manière de communiquer, mélange de délectation, d’enthousiasme et d’efficacité, non seulement attire (capture…) l’attention sur les univers qui nous sont moins familiers, mais encore, modifie notre rapport aux choses par des questions nouvelles, des idées, débats, réflexions qui étendent naturellement le champ de la pensée. Cela suppose – exigence obsolète – d’écouter la radio. En bruit de fond, France Culture n’est qu’un bourdonnement désagréable; pour en profiter, on pourrait lui accorder toute l’attention que l’on donne, par exemple, à la télévision, si, aujourd’hui, du fait de son omniprésence, celle-ci n’était également reléguée à cette fonction primitive, et pourtant très actuelle, qui est de combler le vide, chasser le silence. À rebours de ces émissions conçues pour être comprises avec un minimum d’éveil cérébral, les programmes de France Culture, denses, approfondis, réactifs, demandent une certaine concentration.

Forcément, France Culture n’est pas très accessible en Belgique. Internet offre la possibilité de podcaster les émissions, mais l’opération est longue et demande un acte de volonté. « À la carte », les fichiers ne restent disponibles qu’une semaine environ. Aussi, lorsqu’il arrive qu’un programme fasse l’objet d’une édition discographique, est-il reçu comme un cadeau. En puisant dans ses archives, la chaîne fait paraître aujourd’hui deux volets de ses Vendredis de la Philosophie, l’un consacré à Montaigne, l’autre à Sartre. Raphaël Enthoven produit désormais Les Nouveaux Chemins de la Connaissance, émission quotidienne qui privilégie une approche thématique ; les Vendredis ont été repris par François Noudelman.
Durant les deux heures consacrées à l’un et l’autre philosophe se dessinent des portraits à la fois pertinents, précis, et prétextes à des variations infinies. Point de départ et point de fuite, le contexte historique n’a que peu d’importance pour qui aime l’inactualité, l’aventure humaine affranchie du temps, du lieu, de la personne. On ouvre les livres – c’est-à-dire concrètement, sur le monde. Cette approche procède parfois par démembrement: du texte, on extrait un passage, un mot, qu’on définit, tourne et retourne dans tous les sens. Pour Sartre, par exemple, ce sera « salaud », « innocence », «temps», « conscience »… Pour Montaigne, les grands thèmes que sont la mort, l’amitié, le « je », au-delà d’un français qui n’est plus le nôtre, résonnent encore aujourd’hui, plus denses, plus cinglants aussi que bien des discours qu’il a inspirés. Mais concentrer en quelques phrases un tel foisonnement d’idées reviendrait à vouloir épuiser les Mille et une Nuits, et la comparaison n’est pas exagérée, puisqu’on procède de la même manière, par analogie, comparaisons, développement, prolifération. L’aventure se prolonge encore après l’émission, soit que l’on en revienne aux textes, dont quelques morceaux choisis sont exposés dans le livret qui accompagne les disques, soit que l’on poursuive le voyage intérieurement, tant les questions soulevées sont nombreuses, puisque, après tout, comme le souligne Raphaël Enthoven, « Mon métier est de transmettre du doute ».
Montaigne : la voie du milieu – avec André Comte-Sponville
Sartre : la liberté dans tous ses états
Penser par autrui: retranscription d’une définition amoureuse de la philosophie, par Raphaël Enthoven
Lien vers l’émission Les Nouveaux Chemins de la Connaissance
Les Vendredis de la Philosophie, sur France Culture