ТИШЕ !

Tishe 9(Nicéphore Niépce, Vue de la fenêtre)

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Vers 1826, lorsque Niépce invente la photographie, sa première prise dure huit heures. Il décide, pour l’occasion, de prendre appui sur le rebord d’une fenêtre. Maturée d’ombre et d’attente, l’image se donne comme une impression, une vague empreinte du paysage. Aujourd’hui, une aussi longue prise vient plus naturellement se loger dans un film. Le sujet n’en est pas moins altéré. Pour preuve, cent ans plus tard, c’est encore le geste de Niépce que Victor Kossakovski cite au début de chacun de ses films. Son aspect tremblé mais tellement expressif réconcilie et expose les injonctions contradictoires inhérentes à tout enregistrement.

Tishe !, Kossakovski insiste, est un condensé de hasards. Le voici enfermé chez lui, à Saint-Pétersbourg, désireux de se trouver au calme. Du moins c’est ce qu’il croit. Sans cause précise – pas de révolution, pas d’épidémie, pas de catastrophe -, il sent la rue monter vers lui, envahir l’appartement. Par salves sonores, éclairs de couleurs, brusques changements de température, elle l’appelle, l’invite à écouter, à regarder, à imaginer. Alors, se souvenant du geste de Niépce, à son tour Kossakovski pose sa caméra sur le rebord de la fenêtre. Cette poussée de curiosité, comme une fièvre, le reprend par épisodes tout au long de l’année ; au bout du compte, il en a pour dix heures d’enregistrement.

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C’est donc une rue ordinaire. Un film en décor naturel, une suite de faits authentiques. Le manège quotidien du balayeur. L’incurvation des feuilles soulevées par le vent. Un trou dans la chaussée, les engins de terrassement. L’affût secret des oiseaux. Un dessin abstrait sur une surface humide. Des éclats de voix, une rixe, une glissade, des amoureux qui s’étreignent. Le va-et-vient des chiens, des chats, des gens. Qui, au passage, déplacent des couleurs, des attitudes, des impressions. Idée aussi simple qu’enchanteresse : couver la rue du regard. L’ambition reste modeste. C’est l’aventure des petits détails, ni cosmique ni spécialement méditative. Avant chaque séquence, on entendrait presque : action !  Sur le qui-vive, tout fait événement.

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Il y la fascination qu’exerce le réel dès qu’on l’observe avec attention. La fenêtre qui fait corps avec la caméra, donne le maximum de transparence qu’un cinéaste peut espérer. C’est-à-dire, un cadre dans lequel le monde s’engouffre sans forcer, sans tricher. Mais ce n’est pas tout. Fin stratège, Kossakovski tire les ficelles. S’il n’est pas posté à la fenêtre, il compense à la table de montage. Raccourcir, accélérer, ajouter des musiques, amplifier certains sons, recadrer, agrandir, varier la mise au point – est-ce trahir l’engagement documentaire ? Ce soin esthétique porté aux images provoque des ambiances, des esquisses de genres cinématographiques : musical, burlesque, épouvante, mélodrame… mais comme aux actualités : sans transition. Est-ce mentir, ou bien la véritable tromperie ne serait-elle pas de présenter le monde comme exempt de fictions ? Nos sélections intimes, nos désirs, nos angoisses, nos distorsions inconscientes, sont ce que nous voyons, ce que nous sentons, ce que nous vivons. Le travail de Kossakovski consiste à lancer des pistes, à en suggérer de nouvelles sans aller jusqu’à nous raconter des histoires. L’écheveau du réel reste défait. Alors, la question du regard se résout dans celle du voisinage ; alors les deux se fondent en un halo visuel, aussi suggestif que l’ombre sur la photographie de Niépce.

Tishe ! Silence ! Ce titre, ce cri à qui s’adresse-t-il ? À la rue ? À un chien ? à nous ?  Marmonnant dans le vague la baboushka  énonce la petite morale du film. Laissons les choses ruminer leurs propres fictions.

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Victor KOSSAKOVSKI, « Tishe ! » (« ТИШЕ ! »), Russie, 2003

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De la photographie (Gaël Turine)

D_un_monde_a_l_autre__Gael_Turine__photographe_2Gaël Turine, photo extraite de la série Voodoo Project

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C’est lorsqu’elle se pratique avec sérieux, et donc avec art, que la photographie documentaire interroge peut-être le plus gravement ses présupposés. Une manifestation telle que Visa pour l’Image l’atteste sans doute à son corps défendant, qui, chaque année, fait le pari d’un festival de photojournalisme. Face à la misère qui s’affiche, spectaculairement offerte, pour peu que l’admiration ne soit pas totale, le malaise est violent. Le beau et le terrible, Rilke l’a mieux dit que quiconque*, loin de se repousser, avancent sur les pas l’un de l’autre. Et ceci n’est qu’un des multiples enjeux éthiques que porte en lui le photographe de presse. Aussi, parce que c’est une chose que d’en avoir conscience, et encore une autre de l’assumer, en d’autres termes, parce que c’est un mal nécessaire, le travail de Gaël Turine, en noir et blanc pour l’essentiel, tient entre ces deux abîmes : exhibition et effacement. Une digne photographie serait peut-être ceci : elle n’éluderait pas seulement l’œil qui la met au monde, ne révélant de celui-ci que sa sensibilité comme une transparence décisive, elle ferait de même pour ce qu’elle retient, ménageant à l’image son propre espace de retrait. Cependant, l’heure est à l’actualité totale, au visuel exacerbé. La photographie fait vieille déjà, elle date. Dans un contexte socio-économique hostile, Gaël Turine continue à la pratiquer avec une exigence qui lui fait honneur. C’est dire qu’il doit circuler entre des sphères a priori incompatibles, au carrefour de forces économiques inégales. Qu’y a-t-il de commun entre ses éventuels acheteurs, galeristes, éditeurs, journaux, et ceux dont il se fait l’intercesseur, ceux-là dont il a désormais, en mémoire et sur papier, la pleine responsabilité ? C’est sur cette conscience extrême que quelque chose passe à travers lui, en dépit du reste, à travers ses photos. Et cette conscience rejoint alors l’œil de chacun, le contamine. Cette idée se retrouve dans le titre du documentaire consacré au photographe, D’un monde à l’autre. C’est toutefois une approche sommaire et très ponctuelle. Gaël Turine est suivi sur quelques-uns de ses sites d’enquête – une mine en Bolivie, Kaboul ou un chantier érythréen -, et sur quelques-uns de ses lieux de négociation : la rédaction d’un journal belge, la scène d’un musée, la table d’un infographe. Pas question de regarder par dessus son épaule, on ne tente pas de le doubler, de l’entendre, de le prendre en défaut. On l’observe de loin, opaque, réservé, tout entier dans ses actions. La réflexion naît alors dans l’image, à partir d’un différentiel entre le rendu débraillé de la vidéo et celui, intense, pensé, construit, de la photographie. En cela se résume l’intérêt du documentaire. Ce que la caméra filme, sites, faits, personnes, la photographie le fond au noir. C’est dans cette frange d’ombre, dans cette perte rendue visible et donc en négatif, que se profile la figure du photographe.

* « Car le beau n’est que ce degré du terrible qu’encore nous supportons et nous ne l’admirons tant que parce que, impassible, il dédaigne de nous détruire. » Rilke, Première Élégie de Duino

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Ci-dessus : photo de Gaël Turine extraite de la série The fence of shame ; photo du dessous extraite du film.

Dominique Henry, Vincent Detours, D’un monde à l’autre / Gaël Turine photographe (à voir sur La Plateforme)

Site de Gaël Turine

Psychologie non-euclidienne de la photographie

Salvador Dali, illustration pour la couverture de la revue Minotaure.

« L’un des premiers textes écrits par Salvador Dalí pour étayer sa théorie de l’activité paranoïaque-critique, publié dans Minotaure, s’intitule Psychologie non-euclidienne d’une photographie. En regard de ce texte, il fait reproduire la photographie en question : deux fières boutiquières et un homme plus effacé posent à la porte de leur devanture ; en dépit de ce sujet central hypnotisant, ce qui accroche son regard à lui, Dalí, et sur lequel il attire notre attention, est une minuscule bobine de fil, sans fil, qui traîne inexplicablement contre le bord du trottoir. « Cet objet exhibitionniste entre tous à cause de son  imperceptible existence, et par son caractère et sa nature invisible se prêtant à l’irruption subite propre aux  apparitions paranoïaques réclame à grands cris une interprétation.»»

Catherine Millet, « Jour de souffrance ».

La voix perdue

« Hervé Guibert : l’écrivain photographe », un projet sonore de Vincent Josse, textes lus par Juliette Gréco, Jean-Louis Trintignant, Anouk Grinberg et Cyrille Thouvenin, musique de Dominique A. (Naïve 2009 – durée : 54’)

Il s’agit de savoir à quel endroit se place le hiatus, s’il y en a vraiment un d’ailleurs, ou bien s’il n’est là que pour moi, auquel cas j’en serais, d’une certaine façon, responsable. Ce hiatus, avec la réserve qui s’impose, je le sens dès les premiers mots, quiconque a déjà eu l’occasion d’entendre la voix d’Hervé Guibert, sur enregistrements, connaît sa texture rêche, mélange insolite de raucité et de moelleux, voix de gorge légèrement enrouée qui s’égare sur la langue avant de passer les lèvres, lente, traînante, à la fois délicate, soucieuse de justesse, d’exactitude, et sûre de son efficacité, insinuante, satisfaite. Ni musicale ni harmonieuse, mais cependant inoubliable, tellement chargée d’arrière-pensées (et d’arrière-sensations) qu’elle en devient aussitôt addictive. C’est ainsi qu’un timbre particulier peut se graver dans la mémoire. Surtout, cette voix suinte l’écrit, le prolonge, le devance, l’enveloppe et le reflète, selon qu’elle le commente, l’explique ou, au contraire, l’anticipe. Entre l’écrit et l’oral, c’est la continuité farouche du plaisir pris sur soi-même, l’unité jouissive qui fait craindre toute substitution, altération, intrusion. Et voici la raison de mon malaise, une flagrante inadéquation  entre les textes d’Hervé Guibert et les acteurs choisis pour les lire, lesquels ne les incarnent pas mais interprètent, avec leurs inflexions lointaines, inadéquates en dépit de leur talent, de leur beauté intrinsèques, l’impression que ça ne va pas, que ça sonne faut :  on entend l’effort, le désir de bien faire, de transmettre comme s’il s’agissait d’une opération simple. Bien sûr la voix de Jean-Louis Trintignant possède une étrangeté voisine de celle de Guibert, un même alliage contre nature de qualités antinomiques, mais cette parenté fortuite n’en souligne que davantage le différentiel. Cyrille Thouvenin, plus neutre (pour ne pas dire insipide) est peut-être alors moins traître. Quant à Anouk Grinberg et Juliette Gréco, elles sont l’emploi féminin qui vise à renforcer l’ambiguïté sexuelle de l’auteur, instrumentalisation à la limite du vulgaire : le problème tient sans doute à ce que l’œuvre d’Hervé Guibert fait cercle autour de lui, de sorte qu’il est de mauvais goût d’en modifier le moindre terme… c’est du moins ce qu’il me semble. Sur cette question d’intégrité du texte, qu’avons-nous ici ? Une anthologie ? Un collage ? Un zapping ? Vingt-cinq plages pour cinquante-quatre minutes, c’est une moyenne de deux minutes par extrait. Seule exception : « L’image fantôme », qui dure treize minutes. Ainsi donc : ce n’est pas une anthologie – il s’agit davantage de citations que de véritables textes ; ce n’est pas un collage dans la mesure où les éléments, très sagement et régulièrement agencés, parfaitement homogènes, ne produisent rien de neuf, font l’effet d’un ciblage, en plus petit, en plus court, de ce qui est déjà là – ce qui équivaut à  montrer ou à occulter, par le raccourci. Cependant je n’irai pas jusqu’à qualifier ce disque de zapping… La photographie, autour de laquelle s’articule le projet, peut d’une certaine  façon justifier l’extrême brièveté des morceaux. C’est presque par hasard, à la fin des années 70, sur injonction d’Yvonne Baby, chef du service « Arts, Lettres et Spectacles » au Monde, qu’Hervé Guibert, sans nul autre bagage que son étonnante maturité esthétique et l’acuité légèrement perverse de son regard, se met à écrire sur la photographie, zone encore relativement vierge pour les commentateurs. Dans le Monde la rubrique se crée avec lui, il n’a guère comme référence que La chambre claire de Roland Barthes, écrivain dont il admire la méthode et le style, sans pour autant chercher à l’imiter. En cela comme en toutes choses, Hervé Guibert aborde son objet d’étude avec la formidable audace de sa seule subjectivité. Qu’importe la renommée des photographes, qu’importe ce qu’on en pense, ce qu’on en dit, la technique et l’historique, c’est un travail de candeur féroce. Le disque regroupe des écrits de deux sortes : les commentaires proprement dits, sur les photos de Cartier-Bresson, Koudelka, Mapplethorpe, et une réflexion sur sa propre pratique de la photographie, qu’il conçoit, on s’en doute, comme un prolongement de l’écrit – prolongement de l’intimité, du fantasme, amorce de l’autofiction… Par exemple, il met en scène Suzanne et Louise, ses tantes adorées, il les déguise, leur fait tenir des rôles… Il photographie ses amants, se jouant de ses désirs de (dé)possession, il tente aussi de capturer sa mère, non sans l’avoir débarrassée de ses attributs d’épouse, il la réarrange à sa guise, le temps d’une séance, passage à l’acte œdipien tout juste atténué par la médiation de l’appareil. L’opération échoue – acte manqué – suite à une erreur de manipulation, mais il en conserve la trace écrite, c’est donc l’ « image fantôme » dont je parlais tout à l’heure, de loin le plus bel extrait du disque. De façon générale, les descriptions de photographies, aussi brèves soient-elles, sont comme des instantanés à l’intersection du verbe, de la voix, et de la lumière, l’image proférée surgit, se matérialise dans quelque endroit du cerveau capable de « voir » sans le recours des yeux. Les commentaires qu’Hervé Guibert rédige pour le Monde sont rarement accompagnés d’une reproduction de la photo décrite, ils ne tiennent alors qu’à la puissance évocatrice d’un langage qui ne cherche ni à analyser ni à critiquer, mais à exprimer voire à réinventer : « Mais peut-être que raconter la photo, c’est la dévoiler ; en raconter la circonstance, la vérité, c’est la vider de son mystère, la tuer en tant que photo, la réduire à une histoire. » (dans « La photo mystérieuse »). Question fondamentale, que vient à se poser tout critique d’art, musique, peinture, danse, comment passer d’un langage à un autre, comment traduire, suggérer avec des mots ce qui se manifeste originellement sans leur intermédiaire ? Cette expérience-là, peut-être donne-t-elle raison au disque tout entier, ou peut-être n’est-elle qu’un reflet diminué de ce que la lecture de L’image fantôme ou La photo, inéluctablement permet d’atteindre, je l’ignore. Pour ma part, je ne sais que faire de ces frottements entre les textes trop courts, les voix étrangères, la petite musique inutile de Dominique A qui ne sert qu’à indiquer qu’on passe déjà au texte suivant,  j’ai la désagréable impression que ce travail est davantage une bande-annonce qu’une véritable (re)lecture de l’œuvre. Je préfère me souvenir du beau film  La pudeur et l’impudeur, de la mémorable intervention d’Hervé Guibert à Apostrophes en 1992, quitte pour le reste à me contenter des livres, puisque la véritable voix de l’auteur y demeure à tout jamais enclose.

A lire : La pudeur et l’impudeur.

« Hervé Guibert, écrivain-photographe »

La frontière de l’aube

La frontière de l’aube de Philippe Garrel, avec Louis Garrel, Laura Smet, Clémentine Poidatz (MK2, 2008, France).

Détaché, insulaire, l’imaginaire est une autarcie sans territoire ; toute référence, toute subordination à un soi-disant « réel » le conjure aussitôt, comme le regard impatient d’Orphée sur sa bien aimée la fait disparaître à tout jamais. Quel rêve, si prégnant, si précis dans la mémoire, ne se révèle pas  insaisissable, qui, à mesure que le discours tente de s’en emparer, se disloque, se volatilise ? Au cinéma, en littérature, l’imaginaire ne se construit pas, il apparaît, il surgit au cœur même du quotidien, du réel, double familier ou traître reflet. D’emblée on le perçoit – ou on l’ignore, qu’il nous attire ou nous repousse. Il n’y a pas d’entrée. Pas de clés, pas d’explications, pas de traduction. Les sensibilités individuelles font que les uns s’y retrouvent aussitôt – et s’y trouvent bien – et que les autres, restés dehors, se moquent ou se fâchent. Les œuvres les plus cohérentes, d’un imaginaire dense – hermétique – sont celles qui divisent le plus. On évoque Lynch, mais on peut parler de Philippe Garrel, dont La frontière de l’aube est l’objet des critiques les plus contrastées.

Par son esthétique sombre et romantique (en noir et blanc) et son climat voluptueusement décadent, La frontière de l’aube rappelle l’univers d’Edgar Allan Poe. Non pas « modernisé » ou « actualisé », c’est entendu, l’imaginaire est hors du temps, et les accessoires qui semblent parfois devoir le soumettre à une temporalité définie ne sont que les indices de la porosité des  époques. Comme chez le poète américain (mais encore, chez tous les conteurs raffinés de la fin du XIXème siècle, Théophile Gaultier, Villiers de l’Isle-Adam, Nerval…), les êtres passionnés se consument et se contaminent ; l’amour, dont témoignent des spectres parés du désir comme d’un suaire, ne se mesure qu’à l’aune de la mort. La frontière de l’aube est un récit fracturé. Premier acte : la rencontre entre François (Louis Garrel) et Carole (Laura Smet), leur passion fulgurante (quoique conventionnellement proustienne, cf. la théorie des « essuie-glaces »). Rupture : le suicide de Carole. Deuxième acte : François s’épanouit auprès d’Eve (Clémentine Poidatz), il apprend vaillamment la « vie de couple ». Dans les interstices de ses doutes, de ses peurs, Carole revient, son fantôme – en est-ce un ? – mémoire des promesses, invitation à la fuite…

La stylisation du récit, et la caméra rivée sur les visages, loin de confiner les personnages à leur rôle tragique, définit, en profondeur, le cadre d’un mystère. Il est remarquable de constater à quel point une esthétique aussi raffinée peut provoquer, à rebours, une telle approximation dans les actes, produire tant d’incertitudes, de questions. S’il y a un au-delà, plus sûrement encore il y a un en deçà : on se couche, on rampe, on vacille, on tombe. Par accident ou volontairement ? Les questions les plus simples ouvrent des brèches, des plaies par lesquelles les amants transcendent leur finitude. Ne faisant qu’une seule prise, Philippe Garrel restitue la profusion énigmatique de l’instant, régénère la matrice du réel. Comment le spectateur pourrait-il se figurer une vérité qui échappe aux personnages eux-mêmes ? A leur disposition, ils n’ont que paroles creuses et gestes maladroits. François (qui est photographe) aime les images. Carole-l’actrice ou Carole-le-fantôme. La femme, de chair et d’angoisse, excède sa nonchalance. D’ailleurs, il ne s’agit pas de l’envisager sous un angle moral, ni même d’en faire un pâle héros romantique, mais, alors que la photographie du film tend clairement à cette idéalisation, de révéler son inconsistance, de l’épuiser jusqu’à la transparence. Originellement, la tragédie qui vise à éveiller un sentiment métaphysique, ne cherche pas à affliger. La frontière de l’aube ne se réduit évidemment pas au conflit amoureux. De l’intérieur, insidieusement, l’imaginaire que le film ressuscite, fissure les apparences, faits et rêves confondus, et propage une angoisse définitivement insoluble.

La frontière de l’aube, de Philippe Garrel

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