Disparessence des jeunes filles (suite)

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Un jour de Saint-Valentin, il y a plus d’un siècle, quatre jeunes filles disparaissent. L’événement se produit à Hanging Rock, plateau verdoyant surplombé d’un mont rocheux, cadre idéal pour un pique-nique. Laissant leurs camarades à leur délicieuse torpeur, quelques collégiennes entreprennent l’ascension du rocher. Quand vient la nuit, tandis que les insectes s’affairent à débarrasser la pelouse des derniers restes de gâteau, les promeneuses n’ont toujours pas reparu. Le lendemain des recherches sont organisées. On ratisse Hanging Rock en long et en large. Ni les clameurs effrayant la faune ni la végétation qu’on piétine ne livrent le moindre indice. La police sait se faire discrète pour ne pas troubler l’ordre et les usages, valeurs plus précieuses que la vérité. Du malaise qui envahit peu à peu le collège, l’origine semble  simultanément reculer, remonter non pas de Hanging Rock, mais des murs même du collège. Seulement à l’inverse de la maison Usher dont la décrépitude, à tout moment sensible, se propage au rythme d’une conscience qui se résigne, l’honorable établissement se dore jusqu’à l’ultime de ses illusions, de l’aura des jeunes filles.

Aussi le traitement esthétique outrancièrement mièvre du film doit-il faire l’objet d’une appréciation circonstanciée. La pâleur voilée des images, la musique sirupeuse, les ralentis portent la candeur régressive d’une révolte qui s’étrangle. Contre une éducation bête et mensongère, l’imagination des jeunes filles, sorte d’intelligence séminale progressant à l’aveugle, s’agrège de sensations, de secrets échanges, de motifs saisis au hasard et réinvestis avec passion. Le registre du mièvre est grave comme une maladie. Non sans une certaine duplicité, il se retourne et renvoie ses excès à la face des adultes qui l’encouragent. Dans cette ambiance indécise, rose et noire d’abjection, c’est le cinéma de Lynch qui se profile, Twin Peaks et son monde innocemment dépravé. (Sans doute est-ce aussi la marque de Sophia Coppola et de ses Virgin Suicides, mais cela nous intéresse moins). C’est dire qu’à Hanging Rock comme à Twin Peaks, on ne sait pas ce qui agit dans l’invisible. Est-ce un pur effet d’optique, un écho de soi-même que l’ignorance défigure, le geste d’une hystérie collective, l’empreinte d’un surnaturel, tout cela,  à parts égales, monstrueux et grotesque ? On ne sait pas, au fond, ce qu’est le mal, comment le définir, comment le situer. Partant, on ne peut davantage le conjurer.

L’étonnante douceur de Pique-nique à Hanging Rock n’est donc pas si naïve. Ni pose ni cache, elle demande certes d’ajuster son regard, d’envisager les choses par le dessous, obliquement.

Croire, espérer, rêver ne sont plus des manières d’aborder le monde. La disparition est un gouffre, une menace pour ceux qui se tiennent au bord et ont le malheur de regretter. Ainsi d’un jeune homme qui, s’étant aventuré jusqu’au rocher sous la dictée d’un songe, est retrouvé inconscient, couvert d’égratignures. Autre victime, une jeune orpheline, fidèle à la mémoire des disparues, trouve la mort dans une serre. A partir de ces deux exemples, la question à poser n’est donc pas d’où vient le mal – puisqu’il y a coupure, basculement, on ne peut qu’émettre des hypothèses -, non, ce qu’il faut interroger c’est ce qui se met en place. Qu’arrive-t-il, quel est le visage de l’actuel ? Est-il plus vrai, plus réel ? Ou seulement plus impérieux ? Contre quoi la peau des jeunes filles faisait-elle écran ? Si tant est qu’à leurs visages d’anges succèdent des grimaces.

Tandis que la directrice du collège, incapable d’affronter une ruine qu’elle a initiée, noie son chagrin dans l’alcool, c’est à un personnage parfaitement secondaire que revient la plus saine analyse de la situation. Il s’agit d’une domestique, sorte de lien feutré entre tous les mondes et tous les âges, car elle n’en possède aucun. Je plains les filles, dit-elle, celles qui ont disparu mais surtout celles qui restent. En effet, les disparues se sont, à leur manière, pleinement réalisées. La disparition est paroxysme, extase (le temps s’arrête à midi). Peut-être existe-t-il pour elles, sous une autre forme, un devenir, animal, spirituel, et même charnel, s’agissant de celle qui revient vêtue de rouge. En tout cas, ce sont des pistes que le film suggère. Les autres, celles qui restent, sont vouées au déclin : envie, haine, folie.

Hanging Rock n’est pas un paysage pour Sisyphe. Le rocher ne marque pas ce point limite du monde où l’homme négocie sa vie contre sa liberté, mais celui, plus scabreux, de la fin du poème, cet autre lieu de la négociation. L’attirance qu’il exerce, sur les jeunes filles en particulier, s’ente sur celle de la mort, peur et émerveillement, poison et remède à une existence inauthentique, privilégiée non moins que détestable. Il ne se réduit cependant pas aux affects et aux projections convenues qu’il suscite. Car s’il se présente comme un écran de fantasmes, désirable, redoutable, c’est qu’en réalité personne ne le voit tel qu’il est. Ce qu’il est reste à inventer. Tout hasard se travestit de sens, participe d’une emprise imaginaire. Les oiseaux traversant le ciel par nuées sombres sont-ils un langage ? Et la lumière qui supprime la netteté des contours, les insectes forts de leur nombre, de leur appétit vorace ? D’où vient cette douce panique qui court sous la peau des jeunes filles ? Le rocher qui dégringole se colle au corps du colosse, le pétrifie, l’humanise, l’écrase mais l’épouse. Hanging Rock fait l’apologie du contraire, fascine, exalte le refus du monde. Sa hauteur exige la légèreté, veut la transparence, la blancheur, la blondeur… Vraie menace encore bien que confuse, ce rocher-là ne tombe pas, son pouvoir est de ne pas tomber, de signifier le dernier degré de l’éblouissement avant la dissolution.

Picnic at Hanging Rock, Peter Weir (1975)

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