"Le cabinet interdit".
Capture du Fil Rouge d'après "Barbe-Bleue", Sarah Moon, Quatre Contes.
«Une menace pèse sur notre bonheur : un risque, non pas tant de suppression ou de disparition que de dévaluation générale, de disqualification globale. Car le risque de perte n’est guère inquiétant, comparé au risque de dévaluation généralisée : on peut toujours espérer remplacer ce qu’on a perdu, au lieu qu’il est impossible de remplacer une fortune que l’on possède toujours mais dont on s’aperçoit qu’elle consiste et ne peut consister qu’en objets sans valeur. La plus irréparable des pertes concerne ainsi ce qu’on n’a jamais cessé de posséder. Le malheur de la perte offre une prise à la résignation ; celui de la possession sans valeur est sans appel. Frappant de nullité à la fois les biens que l’on possède et ceux que l’on pourrait posséder, il signifie la fin à jamais de tout bonheur. Tous les bonheurs à venir seront oblitérés par le rappel d’une vérité amère qui viendra en toute circonstance perturber la dégustation du réel: au cœur de la source des plaisirs jaillit quelque chose d’amer qui, au sein même des délices, vous reste dans la gorge*.
«Une vérité amère se manifeste ainsi au cœur même du plaisir. Étant logée à l’enseigne du bonheur, elle occupe un site imprenable puisqu’elle contrôle cela même qui lui semble le plus réfractaire : et c’est pourquoi aucune sagesse ne peut la prendre en défaut, aucune philosophie la résorber. tout ce qui se peut faire est l’ignorer, ou l’oublier. C’est d’ailleurs ainsi qu’on peut définir en premier lieu cette amertume, de manière toute négative : elle désigne quelque chose qui n’a pas à être connu, quelque chose qu’on a intérêt à ignorer. Elle concerne un sujet à propos duquel toute curiosité serait fatale, comme dans un conte célèbre de Perrault, La Barbe-Bleue. »
Clément Rosset, Le réel. Traité de l’idiotie, (Editions de Minuit 1994/2004, p. 66)
*Lucrèce, De rerum natura, IV.