La lettre (sous l’emprise d’une joie élégiaque)

[Cette lettre est celle que mentionne le texte Tu n’écris pas]

« Notre rencontre fut un événement remarquable et, pour cette raison, insuffisant. Il est vrai que j’ai peiné jusqu’à toi, plus que jamais avant, peiné pour établir ou pour créer –  sur quel motif, sur quelle matière –  un dialogue. Jusqu’à toi, c’est encore dehors, à distance. N’imagine pas que je me désole, cette peine n’est pas une souffrance, bien plutôt patience, luminosité, lumière dont la source reste cachée. Qu’aurais-je à dire de toi si tu m’étais proche, si tu m’étais donné, je ne te verrais pas, tu me serais interdit comme tu l’es à toi-même. Tentée (traversée, habitée) par le silence, j’ai voulu m’en recouvrir, t’envelopper aussi, sachant que cela ne ferait aucune différence : ce que j’ai à dire de toi, pour toi, ne pèse rien. Mais alors, sortant de ta réserve, tu m’as défiée, et ton orgueil m’a enseigné que ce qui doit se dire peut se perdre ou disparaître, la lumière demeure entière, intacte – cachée. En ce sens, l’événement n’est pas une condition mais une saisie – une forme pourtant essentielle ; en ce sens aussi l’absence d’événement est une inspiration plus sûre, plus vaste. Cela, je le savais déjà – et je croyais que c’était le fond de ma déficience, ma limite si tu préfères, le signe que je devais renoncer. Tu m’as détrompée, avant toute réalisation, alors même que tu fais l’inverse, pire, que tu rends l’inverse désirable. Mais en ce domaine, a-t-on vraiment le choix ? Tout est possible et tout est impossible, l’erreur consiste à exclure. N’est-ce pas sur cette ambiguïté que se noue le dialogue ? Et le poids, la valeur – il n’y en a pas de plus infime, il n’y en a pas de plus lourd – est simultanément une soustraction et une addition. A présent je t’écris et c’est pour clôturer cette éprouvante mise en abyme, pour la renouveler, enfin. Je t’écris sous l’emprise d’une joie élégiaque, dans l’ombre de cette lumière par laquelle définitivement veut dire indéfiniment… Avec toi je sais où je vais : très exactement jusqu’à ta limite, qui est celle que tu m’assignes et celle à laquelle tu es contraint, après il n’y a plus rien et je me retrouve non plus face à la lumière, mais face à moi-même. C’est évidemment une autre histoire, une histoire d’écriture, sans événement. »

.

Photo : un autre polaroid de Tarkovsky.

Publicité

Tu n’écris pas

Tu n’écris pas. Chez toi c’est couvert de papier. Feuilles qui jonchent les tables, qui s’envolent au moindre courant d’air, qui crissent quand on les froisse, bruissent quand on passe, feuilles sur les chaises, sur le lit, collées aux murs, glissées dans les livres, feuilles traînant par terre. On peut se servir, ça t’est égal, du papier tu en as, tu ne comptes pas combien, tu t’en aperçois à peine. Ce n’est pas toi, le collectionneur, le bibliothécaire, l’archiviste, au contraire : tu disperses, tu oublies, tu perds. Tu n’écris pas.

Si je ne t’avais pas rendu visite, cette fois-là, alors que tu ne m’attendais pas et que tu ne m’avais même jamais fait la moindre invitation, j’aurais déduit de tes paroles rares et de tes gestes accordés que tu étais un homme précis, soigneux, un homme de mesure, de milieux justes, un homme raisonnable sans doute moins troublant que toi tel que je t’ai découvert ce jour-là, surpris, probablement agacé d’être interrompu. Quelque activité mystérieuse encore aujourd’hui ignorée de moi.

Mais tu m’as ouvert la porte et j’ai pu, à mes dépens, franchir le seuil, me compromettre, me confronter à ce que tu laissais deviner de toi, négligemment, sans te soucier d’exactitude. M’engager dans une découverte hostile et irréparable, en quelque sorte t’envahir ; m’emparer d’images, de morceaux épars, les garder pour plus tard. Je l’ai fait, suivant une intention définie d’avance, préméditation aggravée par le calme que tu m’opposais, j’ai insisté ne me privant pas de t’en faire part, commençant des phrases en espérant t’entendre me répondre. Tu te contentais de m’accompagner poliment, comme si ce n’était pas toi, comme si ce n’était pas ton appartement, tes tables, tes chaises, tes murs, tes feuilles. L’ennui, moi de faire intrusion, toi d’être dérangé, me faisait devenir pire, te faisait devenir moindre, mentalement détruire, quitter les lieux. La stratégie de la terre brûlée.

Et sans avoir soif je voulais ce thé que tu servais dans des tasses transparentes, sans avoir faim je voulais ces gâteaux secs, je demandais à emprunter ces livres et je m’emparais des feuilles répandues, cet étalage agressif de papier, cette lave blanche, hélas sans me brûler j’en ramassais, j’en laissais tomber t’observant du coin de l’œil. Rien ne semblait pouvoir t’offenser. J’ai dit tu n’écris pas.

Alors dans tes yeux, souligné par un certain mouvement de la tête, j’ai cru déceler un message à mon adresse, rédigé comme une énigme à méditer. Ayant saisi ta demande à l’instant de son retrait, j’ai su qu’il fallait que je m’en aille, que je te laisse, que je te déchiffre. Avant de revenir, pour être en droit de le faire. Tu souriais en refermant la porte. Plus tard, sous l’emprise d’une joie élégiaque, je t’ai envoyé une lettre, dont j’attends toujours la réponse. Tu n’écris pas.

Tu vis dans une pénombre, dans une poussière qui te correspondent, te trahissent – même matière, même comportement, même volatilité. Ton regard annule la précision, il irrite ou invite à la paresse, au demi-jour du désir et de l’offrande, il te referme sans que personne n’y prenne garde, jamais, il filtre les idées, efface les détails, donne à voir des promesses, demi-jour à remplir. Comme toutes ces feuilles, et tu n’écris pas.

.

[Suite : La lettre]

Instantané sur fond d’un polaroid de Tarkovsky. A voir sur le site.