Prendre le large (Jimmy P. et les médecins)

 

Le voyage en Amérique d’Arnaud Desplechin sur les traces de Jimmy Picard, Indien Blackfoot, et de son analyste, George Devereux, invite à revoir un documentaire de la même époque. Réalisé par John Huston, Let There Be Light s’intéresse aux militaires revenus des combats atteints de somatisations graves. Et de s’interroger sur les raisons qui ont conduit l’État américain, commanditaire du projet, à interdire un film faisant montre à son endroit d’une réelle bienveillance.

Jimmy P 5

Jimmy P., dernier film en date d’Arnaud Desplechin, pourrait être, selon cet auteur*, un remake du documentaire de John Huston, Let There Be Light. On voit tout de suite ce qui motive le rapprochement : la date et le sujet. 1946, c’est la fin de la guerre, les soldats américains rentrent chez eux. John Huston introduit le sujet avec tact : « Certains arborent les symboles de leur souffrance : béquilles, pansements, atèles ; d’autres ne montrent rien, mais eux aussi sont blessés. » De son côté, Desplechin narre la rencontre entre George Devereux, ethnologue et aspirant psychanalyste, et le dénommé Jimmy Picard, Indien Blackfoot tout juste revenu du front européen. Laminé par la migraine et quasiment aveugle, l’homme passe pour fou. Cependant, la plupart des rescapés dont les symptômes revêtent des formes aussi spectaculaires échappent à cette sentence. Pour parer au risque d’une publicité négative, on les cueille à l’arrivée et on leur offre des soins appropriés. Mandaté par le Centre cinématographique de l’armée américaine, Huston a pour mission de relayer le travail des médecins. L’opération médiatique vise à instruire les civils en les persuadant que de tels stigmates se guérissent, et surtout, honorent ceux qui les portent. Le résultat surpasse les attentes, l’image est sublime, d’une moralité exemplaire. Et puis, quelques heures avant la projection, le film est interdit. Huston, bon patriote, comprend. De la souffrance à la guérison, le public retiendra le pire. Dès lors, le film vit un destin décalé. Pendant trente-cinq ans il circule sous le manteau. La censure étant la meilleure des publicités auprès des cinéphiles, lorsque l’interdit tombe, en 1980, la reconnaissance se fait unanime. On ne s’étonnera donc qu’à moitié de ce qu’Arnaud Desplechin, habile exégète de ses propres films, se revendique d’une œuvre, somme toute, de propagande.

Let there be light 1

Jimmy P 2

Comment Desplechin regarde-t-il l’Amérique? Modestement, plus modestement que Roubaix. Depuis Un Conte de Noël, il cite volontiers Stanley Cavell, théoricien du perfectionnisme moral, et c’est donc aussi à Emerson et à Thoreau qu’il pense, ou encore, à John Ford, cette fois avec un court extrait de Young Mr Lincoln** glissé au cœur de Jimmy P.. Alors, les hautes plaines mentionnées en sous-titre sont-elles réelles ou renvoient-elles à une mythologie fantasmée ? Peut-être ne faut-il pas trancher, car on voit bien ce qu’énonce la double origine des personnages : un territoire mixte, pour moitié étranger : l’autre rive de l’océan, pour moitié intime : son cinéma (incarné ici par Mathieu Amalric). Partagé par nombre de ses confrères, ce déplacement en creux qui est l’élan naturel d’un passionné de cinéma, a l’heur de remettre à l’affiche des œuvres anciennes parfois méconnues. Il est vrai que Let There Be Light, depuis la levée de la censure en 1980, est très bien vu aux États-Unis. À tel point que le documentaire se trouve désormais inscrit au Registre national du film. L’élection, qui remonte à 2010, n’est peut-être pas sans rapport avec le statut d’invisibilité des vétérans actuels, en particulier les malades mentaux, tenus à l’écart des médias officiels. À voir Jimmy P., la chose se comprend mieux. Par affinité autant que par contraste, le film français met en relief ce qui, dans celui de Huston, a pu heurter ses commanditaires et s’avérer aujourd’hui nettement plus à leur avantage.

Non que Huston ait délibérément fourni la moindre raison de douter de sa bienveillance. Pénétré de psychanalyse***, c’est sans réserve qu’il admet la légitimité de la médecine dans ce domaine. Il prétend restituer une expérience intacte. Pas de trucage, ajoute-t-il. On comprend qu’il laisse certains traitements de côté, le profane n’est pas bon juge, les électrochocs pourraient heurter l’opinion. Ce sont davantage ses choix stylistiques qui le font pencher vers le cinéma de fiction. Pour autant, le ton déclamatoire, les cadrages obliques, les grands orchestres produisent une emphase qui, aussi surprenante qu’elle nous paraisse, tient sans doute de conventions de style que nous ne connaissons plus, pétris que nous sommes des formes vulgaires que prend aujourd’hui la dramatisation télévisuelle. Les intentions de Huston n’en restent pas moins louables. Il a envers ceux qu’il filme le plus profond respect. Il sait que cités en exemple, conscients de leur faiblesse, ils n’éprouvent que de la honte.

Let there be light 4

Jimmy P 3

Mais il entend aussi le discours des soignants. Un mot ressort avec vigueur, prononcé en toute occasion : confiance. Le terme ne fait qu’effleurer les malades ; passé ces rangs-là, c’est le public qui est visé. La confiance joue un rôle essentiel dans la fabrication de l’opinion, laquelle est dite cruciale dans le processus de guérison. Pour les hommes revenus de la guerre, la société se dresse en juge. La tautologie veut que la confiance s’élabore… sur de la confiance. On s’attend à ce qu’elle passe de la main à la main, ou par le regard. De là, l’idée de forcer le jeu. Mis à part les électrochocs, Huston expose assez libéralement que les soins prodigués aux malades comportent inévitablement un certain degré de violence. Psychotropes, hypnose, entretiens dirigés : il n’est pas jusqu’aux thérapies de groupe qui ne soient menées de façon autoritaire. Ce qui soulage la douleur offusque l’idée naïve que l’on se fait de la santé. La fin l’atteste. À quelques précautions oratoires près, la réussite est dite totale. À ceux qui ont raté leur entrée reste la consolation d’une sortie triomphale. Les voici radieux, resplendissants de santé, leur bus est un second navire, le char du soleil. Comme des enfants, ils passent la tête par la fenêtre et agitent les mains : sur eux repose l’avenir. Et si, malgré, ou peut-être, à cause d’une telle exubérance, le happy end paraît un peu forcé, si le doute obscurcit l’avant et l’arrière du bus, c’est certainement à l’insu d’un Huston qu’on imagine lui aussi à la fête.

Let there be light

Tout autrement procède Devereux. Tel qu’on nous le présente, il est l’homme providentiel. Et bien sûr, il l’est, mais ramené à Jimmy P., c’est peu de choses. C’est être l’égal d’un Indien. Juif converti au catholicisme, Hongrois émigré en France, Français en exil, ethnologue féru de psychanalyse (discipline pour laquelle il n’a pas encore obtenu la reconnaissance de ses pairs), son expertise n’est sollicitée qu’en dernier recours, par défaut. Voici donc deux survivants, deux pionniers, mais de ceux qui gênent, les irrécupérables. À fonctions égales, leurs physiques et leurs tempéraments s’opposent : l’un est grand, fort, l’autre petit, maladif, l’un taiseux, l’autre comique… Un vrai couple de cinéma. Sur de tels prémices, il va de soi que le lien thérapeutique prend la forme d’une enquête conforme au schéma hollywoodien.

Jimmy P 1

Let there be light 2

On voit comment, au sein d’une même relation de soin, différents rapports de force se cristallisent. De Let There Be Light à Jimmy P., ce sont deux systèmes qui s’affrontent, deux partages de la parole qui, mis en scène, impliquent différemment le public. L’un vise une action concrète, des résultats tangibles, l’autre fouille, foule la terre. Le premier se projette loin vers l’avenir, le second régresse vers le passé. Sous couvert de confiance, l’un tend à la persuasion, l’autre penche vers l’amitié.

Ces partis-pris impliquent des régimes d’images bien particuliers. Celles-ci, selon le cas, sont actrices ou productrices, recouvrantes ou révélatrices. Huston filme un hôpital peuplé d’effigies. Bien sûr il ne peut être question de regarder les malades, au contraire il redoute de même les voir ! Il lui faut de l’ombre, des cadres découpés comme des boîtes . Les expressions les mieux définies sont dès lors les plus stéréotypées. Sur des visages blanchis, l’effroi, l’égarement, l’euphorie se relaient sans trahir l’individu. Au soleil, un ballon à la main ou alangui sur l’herbe : l’éclaircie de l’âme épouse l’apparence d’une publicité. Non moins retors, Jimmy P. produit ses propres images. C’est un autre genre de stylisation. La trame visuelle du film se cosntruit de ses rêves et finit par ne plus les distinguer du réel. Pour abonder dans ce sens, Devereux se montre volontiers cabotin, l’analyste étant également tenu, vis-à-vis de son patient, d’endosser le rôle d’un acteur. La guérison en tant qu’elle se manifeste à l’écran ne signe pas un arrêt sur image (l’instantané, figure de Let There Be Light), mais l’arrêt de la production, le reflux vers l’invisible, rétablissement du quant-à-soi. L’Indien part retrouver sa famille, puis il s’en va sans laisser d’adresse.

Let there be light 6

Jimmy P 4George Devereux / Sigmund Freud / Mathieu Amalric

La relégation de l’événement au passé ( sous le joug de l’irreprésentable) figure un des basculements majeurs de la modernité au cinéma. Le personnage, empêtré dans un présent conflictuel, s’acharne à déchiffrer ses propres blessures. Sans appui, sans preuves, il s’égare, pris dans une spirale interprétative. De la guerre, fatalement les souvenirs se présentent confus, les plus récents se mélangent avec les plus anciens. Dans un contexte à peine moins ordinaire, le mal de vivre se donnerait tel quel, pour lui-même.  On dira que pour Jimmy P., la guerre est de moindre importance. Et pour les autres aussi : les médecins s’entendent à convaincre les patients que leurs traumatismes remontent à l’enfance. En poussant les choses à peine plus loin, la guerre apparaît non pas comme la cause finale, mais comme le facteur déclenchant (la cause effective) de troubles antérieurs, ancrés dans l’inconscient. On ne soupçonnera donc ni Desplechin ni, a fortiori, Huston, de s’être faits les porte-parole d’idéologies anticapitalistes ou de tout autre discours critique à l’égard du pouvoir. Filmés par Huston à maintes reprises les patients remettent en cause l’économie de leur pays, l’accusant d’induire un sentiment de détresse et d’insécurité. Ces propos surprenants sont dûment recadrés par les médecins qui, selon une tactique éprouvée, usent du discours psychanalytique pour rabattre les fautes de la Nation sur celles des pères et des mères. Pour guérir, il faut croire et obéir. L’injonction du médecin est biblique : lève-toi et marche.

L’accent se déplaçant des causes aux remèdes, il s’agit bien avant tout de célébrer un art du soin. La guérison advient comme une conséquence de l’attention portée à autrui, c’est dire que selon le cas, elle oscille de l’amitié à la persuasion. Pour que l’épreuve ait valeur d’argument, la souffrance est au centre d’une représentation emphatique. Jimmy P., colosse à la peau burinée, et avant lui les beaux miliaires parfaitement calibrés pour le combat, modèles patriotiques tels qu’on en verra un, des années plus tard, se taillader les joues par dérision****, de se voir ainsi diminués, ressentent de la honte. L’éclairage contrasté de Huston souligne les cernes, les plis aux commissures des lèvres, le front baissé, les visages défaits. Les médecins ne tiennent pourtant pas la comparaison, eux qui ressemblent à des nains grassouillets, nez chaussé de lunettes, presque grotesques dans leurs tabliers blancs. Mathieu Amalric se plaît à souligner le côté bouffon de Devereux. Le prosaïsme des uns exorcise la détresse des autres, constitue une base, un socle. Réunis par la conversation, ou mis face à face, les personnages fonctionnent par couple et prennent sens dans un espace qui les réunit : l’hôpital devient l’antichambre de l’Amérique.

Let there be light 8

Let there be light 7

Il n’en reste pas moins que Let There Be Light, avec sa dramaturgie vouée à une résolution heureuse, ses cas choisis, son montage efficace répond admirablement aux consignes. Sans bavure, sans zone floue, sans incertitude, il pèche par excès de confiance. Le pouvoir du médecin, aidé de mystérieuses drogues, en devient presque monstrueux. Les échanges sont mécaniques, télécommandés : la relation médecin-patient se dilue dans le groupe et s’abrite derrière la caméra. Un autre genre de trop-plein empêche l’adhésion avec la psychanalyse de Jimmy P ., malgré la place capitale que prend la conversation. Le jeu des acteurs la relègue au second plan. Du coup, c’est véritablement le cinéma qui guérit l’âme chez Desplechin, le cinéma qui actionne la psychanalyse, la littérature, la philosophie, l’histoire, la mythologie, et s’avère capable d’en extraire l’or d’une expérience rédemptrice. Ainsi, autant de sa part que de celle de Huston, il est demandé au spectateur d’adhérer au processus de guérison par un acte volontaire. Tout système de soin quel qu’il soit, s’il se veut honnête, revivifie l’enseignement de Socrate, les deux films ne manquent pas de le mentionner. « Apprenez à vous connaître vous-mêmes » disent les médecins dans un éclair de justesse, et Jimmy P. aura cette réplique magnifique : « Je me connais mieux que personne, vous m’avez appris ça ». L’adresse est lancée au spectateur.

Que le film de Huston ait été sanctionné par la censure tient certainement à sa profonde honnêteté. La propagande s’entend généralement de façon très sommaire, primale même, l’intelligence présente un trop grand risque. L’affect est un allié plus sûr. Et cependant, pour convaincre, encore faut-il que le remède soit à hauteur du mal. Trop faible, il échoue ; trop puissant, il effraie davantage. Et si le remède n’est autre que le cinéma, la voie est libre, incontrôlable.

Let there be light 5

John Huston, Let There Be Light, 1946 – lien vers le dvd Hollywood Pentagone  (en bonus duquel se trouve le film)

Voir le film Lien you yube

* Entretien entre Arnaud Desplechin et Michel Ciment sur France Culture : Projection privée, 07/09/13

** Young Mr Lincoln (Vers sa destinée), John Ford, 1939 (sûrement bien plus intéressant que la chose de Spielberg)

*** Freud (John Huston, 1962) n’est que l’exemple le plus évident d’une œuvre tout entière pénétrée de ce motif.

**** The Big shave, 1967, Martin Scorsese

Publicité

Psy en série, entre néant et désir.

A de multiples niveaux, psychologie et cinéma sont en constante interférence. Disparate et suffisamment galvaudée,  cette flagrante affinité  se manifeste, entre autres,  dans la construction des personnages, le jeu des acteurs, les abécédaires  freudiens  sulfureux et infantiles, et surtout,  dans l’état comateux qui est celui du spectateur captif de la fiction, envoûté et vulnérable devant l’écran. N’étant pas moi-même une adepte du divan – en tout cas pas à cet effet – je n’ai pas d’attirance particulière pour l’étalage de tripes – expression empruntée au regretté Witkiewicz, lequel s’adonnait  toutefois à l’analyse avec autant de  hargne que de perversité. Par ailleurs, il fut un temps (en réalité pas si éloigné) où je regardais avec une triste assiduité des  séries comme Carnivale, les Sopranos, Six feet under, etc. Leur travail sur la durée me réconfortait, j’appréciais la compagnie de personnages inventés, leur familiarité factice, le mûrissement et le pourrissement d’êtres sans conséquence… Ces agréables substituts de société se sont achevés les uns après les autres et ceux qui leur ont succédés ne m’attiraient plus. Ensuite, j’ai pu me persuader qu’il y avait peut-être une vie après les séries, d’autres amis à se faire – dans les romans par exemple. Récemment j’y suis distraitement revenue, sans désir particulier mais avec une vague curiosité.  Il se trouve que la série In Treatment offre  un intrigant défi : bâtir une fiction  sur le seul face-à-face du psy et de son patient. Le format est donc le suivant : quatre patients au total, répartis sur quatre jours, la cinquième séance étant dévolue au thérapeute – l‘analyste analysé. Au début ça fonctionne bien. On découvre ce petit monde de la souffrance non-assumée, des cas d’école clairs et lisibles – la nymphomane, le militaire, l’ado et le couple en conflit. Comme de juste, le psy n’est pas le moins névrosé… Des fictions réduites au discours, sans diversion, sans découpage, voilà ce qui me captive: le langage comme support unique de l’image et de l’intrigue.  Malheureusement, dès la seconde semaine, la banalité des personnages et leurs émotions stéréotypées entraînent tout ce beau travail  dans une trivialité de roman-photo. Le psy déçoit très vite, en ce qu’il s’avère incapable de tenir ses patients à distance, et comme souvent dans les séries américaines, la plastique des acteurs leur ôte tout caractère. Tout cela tombe assez bas, finalement. On reste à la surface, pire, dans le conventionnel. L’espace mental que la thérapie pourrait déployer de mille façons, en profondeur ou en imagination, ressasse les clichés comme d’autres leurs angoisses. Pourtant, s’il est un élément qui surnage encore de ce magma psycho-affectif, c’est l’érotisme, que le verbe contient et enrobe de volupté, comme nulle image désormais ne peut plus le faire. Narrations explicites, sublimées par les mots, par la voix, hors-champ infernal pour le thérapeute,  qui se tortille comiquement sur son fauteuil pendant que sa splendide patiente lui expose en détails, avec une gourmandise manifeste, le récit de ses aventures et de son intimité sexuelle, non sans chercher à l’allumer, paupières mi-closes, savourant l’émoi visible de l’homme qui lui fait face. Preuve que l’érotisme est surtout une affaire d’imagination… C’est le triomphe du verbe créateur, brûlant aiguillon du désir, source des plus vives représentations mentales. Exceptionnelles, ces séquences ne suffisent pas à sauver la mascarade, et la platitude des situations est d’un ennui désolant.

In Treatment (En analyse), avec Gabriel Byrne – saison 1 – HBO

La psychanalyse est un jeu d’enfants

Cela faisait quelques années que je ne m’étais plus frottée au bon vieux Hitchcock, sinon de loin, par tous ses successeurs-épigones qui se réclament de lui, sans qu’on sache vraiment s’ils font référence au mythe du réalisateur un peu fou génial tout puissant et avant-gardiste (comme Orson Welles) ou aux qualités réelles, mais désormais un peu dépassées, d’une œuvre fondatrice dans l’histoire du cinéma… Toujours est-il que, sans vouloir offenser la légende, je n’en ai peut-être pas choisi le meilleur bout, mais je me suis bien amusée. Le film en question, Spellbound, est une sorte d’application scolaire et naïve des théories psychanalytiques. Tourné en 1945, cinq ans après l’installation de Hitchcock aux Etats-Unis, le film s’accorde à la popularité des analyses freudiennes à Hollywood. Pour guérir une névrose, il suffit de réactiver la mémoire et d’en extraire les éléments de la petite enfance qui en sont la cause. Alors c’est très drôle. Il y a l’inévitable divan, la mise en situation (en cas d’urgence, un contexte similaire agit comme un catalyseur de mémoire),  l’indispensable transfert, le refoulement, les crises, les syncopes – une mécanique du cerveau imparable ! Hitchcock se fait plaisir, on s’en doute, déguise un éminent psychanalyste en docteur Freud (accent à l’appui), sans omettre la séquence-clef du rêve, transparent comme un cluedo, séquence qui, dessinée par Dali, ouvre dans le film une formidable scène surréaliste, dont l’esthétique et l’originalité transcendent le caractère par ailleurs très classique de l’image.

On peut savourer l’esprit grivois d’un cinéaste toujours prêt à jouer au chat et à la souris avec la censure (le code Hays en vigueur à l’époque est une stimulante parade à ses propres inhibitions) – baisers défaillants,  sous-texte érotique  comme cette phrase, prononcée par Ingrid Bergman avec un sourire en coin : « Darling, we’re only at the beginning, don’t hit too hard just yet.« . Les amants dorment sagement dans des lits séparés, au  plus chaud de la nuit ils s’enveloppent de peignoirs trop pudiques pour être honnêtes… ou encore, ce clin d’oeil à la caméra : s’embrasser sur le quai d’une gare n’est admis que s’il y a séparation, mais incompréhensible si le couple monte ensemble dans le train. Ces détails enchanteurs compensent la niaiserie de l’affaire, dans la mesure où le désuet peut s’avérer divertissant. Connu pour ses déclarations provocatrices, Hitchcock disait d’ailleurs : « Un film n’est pas une tranche de vie, c’est une tranche de gâteau… Je m’intéresse a priori fort peu à l’histoire que je raconte, mais uniquement à la manière de la raconter. » Et si cela ne suffit pas, eh bien on peut encore s’attarder sur le beau visage de Gregory Peck, ou sur celui d’Ingrid Bergman qui n’est pas unique mais multiple, changeant, tantôt sensuel tantôt sévère, vieux ou très jeune,  l’expression modifiant au gré de l’humeur un arrondi, un angle, creusant ou soulignant une courbe selon la lumière en elle et du dehors.

Spellbound (La maison du docteur Edwards), Alfred Hitchcock, 1945

Voir aussi, chez Noreille, la chronique du Mystérieux docteur Korvo, film également scénarisé par Ben Hecht sur le thème de la psychanalyse.