Je perds en vous mes pas déconcertés

Chaque jour Odradka s’en revient chez elle et semble ne jamais y parvenir. De l’immeuble où nous travaillons quitté à une heure imprécise, on la voit s’éloigner puis disparaître dans ce qui peut-être l’attend du côté de la rue : nuit, soleil, poussière, pluie. Elle a ce drôle de manteau découpé en biais, trop large pour elle dirait-on sans conséquence ; son emmanchure étroite cependant ne pourrait accueillir des épaules moins frêles que les siennes.

Ainsi vêtue nous aimons la regarder, les pans d’étoffe volètent autour d’elle, c’est un corps alternatif une silhouette supplémentaire, ondoyante, accidentée, versatile, un désordre de tissus finalement bien adapté à la rue, à la déception, à la clarté déclinante du soir, à son éloignement qui la détache de nous aussi sûrement qu’un refus définitif, chaque jour réitéré.

Rien ne nous empêche de suivre son départ par la fenêtre, toute la journée nous dérivons vers cet espace vitré que traversent des corps inconnus et familiers, lorsque c’est elle qui passe il faut se dire tiens elle s’en va, déjà, et ce déjà formule une désolation qui n’a peut-être rien à voir avec Odradka, une désolation contre nous-mêmes qui restons encore, à travailler, ruminer, détailler ceux qui partent ensuite, après Odradka, dont on sait bien qu’ils ne pourront jamais la rattraper, faire un bout de chemin avec elle, simplement parce que cela n’arrive jamais. Odradka, son manteau d’oiseau, sa démarche décousue, une fois partie Odradka s’anéantit.

Une désolation par laquelle nous prenons acte de notre inassouvissement. Déjà, tant de gens rêvent de rencontrer des personnes inaccessibles, des personnes mortes, ou célèbres, ou inventées, des personnes lointaines. Mais nous savons qu’il suffit, pour cela, c’est-à-dire pour éprouver du désir, il suffit de songer aux personnes très proches. Ce sont les personnes proches qui sont les plus difficiles à atteindre. Qu’a-t-on le droit de leur dire ? De leur donner ? On leur donne le change et c’est tout. Ici l’inaccessible est tout près de nous : il travaille à nos côtés, mange à notre table, il nous embrasse ou pas, nous sert la main, nous regarde dans les yeux. Nous le désirons, nous le voulons au-delà de lui-même, lui parler, l’écouter, le toucher, l’étreindre. Inaccessiblement. On se tait, on reste poli, on essaie de penser à autre chose. On compense l’inintensité par la diversité. Il suffit de se laisser aller, de s’immerger dans l’eau collective, l’eau tiède, ni très profonde ni très claire, il suffit de ne pas tenir compte de cette suffocation qui nous surprend parfois, par surprise, la piqûre de rappel, par exemple quand Odradka s’en va, qu’elle s’éloigne toute entière de nous.

Alors son bureau s’ouvre, c’est une petite pièce aux murs couverts de livres, à son départ elle ne ferme jamais la porte, ne la referme que lorsqu’elle-même se trouve à l’intérieur. Nous on fait exactement l’inverse, marque de transparence et de convivialité conventionnelle, un simulacre, un artifice, comme tant d’autres, déficitaire. Odradka s’isole sans que son attitude éveille le moindre soupçon. La porte close de son petit bureau découpe dans la morne sobriété du couloir un espace différent, que prolonge l’idée de sa présence, plus précisément de sa valeur. On apprécie la concentration singulière, l’opacité qu’elle impose avec un si grand naturel, toute entière, dit-on, dévolue à la tâche. En réalité nul ne pourrait attester qu’Odradka n’est pas en train de lire un de ses nombreux livres, nul ne sait si Odradka travaille aussi bien qu’on le prétend, mais il suffit qu’on en soit persuadé. Odradka  doit assumer cela, et elle s’y applique par un silence difficile à interpréter.

Parfois il arrive qu’elle parte plus tard, longtemps après nous, et c’est alors elle qui nous regarde peut-être nous éloigner. Est-elle triste, elle aussi ? Songe-t-elle à la désolation, à l’inaccessible tout proche, à ce qu’elle a dit lorsque, un peu plus tôt dans la journée, elle l’a croisé par hasard, et qu’elle a échangé avec lui quelques formules d’usage tout en ramenant ses bras autour d’elle, serrant, serrant très fort ses bras autour d’elle, cherchant à s’éloigner rapidement et restant figée malgré elle, face à face disant ou ne disant pas un texte qui n’est pas le sien, des phrases écrites par un auteur insensible et vulgaire, un nègre de seconde zone qu’elle loge et nourrit quelque part là, au fond d’elle-même, pas dans le cœur, et qui prend la parole à sa place parce qu’elle est, d’évidence, véritablement inarticulée. Ce que nul n’entend, elle ne dit rien.

Mais nous sommes loin à ce moment-là, nous se sentons plus la présence d’Odradka, nous ne pensons plus à elle, loin déjà nous nous élançons vers l’autre vie, loin d’Odradka restée enfermée dans son petit bureau, et nos pas nous transportent, nous réjouissent, la rue s’épanouit dans la lumière, la poussière ou la nuit, pour nous Odradka n’a même plus la forme d’un oiseau cassé, d’un souvenir ému, dans le soir qui avance, Odradka n’existe plus.

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Titre : citation de Valéry

Photo : Sarah Moon

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ces choses penchées glissant dans un éboulement sans fin

Lodge KERRIGAN, « Clean, Shaven », avec Peter Greene, Etats-Unis, 1993 (durée : 79’)

« Et j’écouterais encore ce souffle lointain, depuis longtemps tu et que j’entends enfin, que j’apprendrais d’autres choses encore, à ce sujet. » Beckett, Molloy

Avec Peter, impossible de se situer, on n’est nulle part,  à l’intérieur, à l’extérieur, tout près, très loin… Expérience éprouvante que de se retrouver dans l’esprit d’un fou. L’opération réclame un ajustement, c’est-à-dire un désajustement, puisqu’il s’agit de dissocier perceptions et raison, opération faussée d’avance car elle prétend, par un acte de volonté, atteindre  un état de dérive  involontaire… Choisie, cette étrangeté peut se comprendre comme le fait de renoncer à une relation au monde consensuelle. Se nier et s’affirmer d’un seul geste, déconstruire l’identité, détailler toutes les incompatibilités qui se développent à partir d’une seule fracture. La schizophrénie s’expose en  libre accès, oppose son visage  impénétrable, dépose un bilan d’impossible altérité (aliénation). Sans artifice, sans métaphore, Clean, Shaven modèle son paysage sur  une conscience disloquée, exorbitée, puis nous invite à le parcourir. Il n’y a  pas d’arrière-plans, pas de ligne d’horizon, mais une dimension vacillante qui s’effrite en permanence : la représentation de la folie  dévoile la zone liminaire où fiction et réalité se confondent. Peter est double, en tant que tel, en tant que personnage, double négation devenant forte affirmation. Sur lui le regard blesse, se fragmente, non pas seulement le regard mais l’ouïe,  le toucher, l’existence… Entendre ce qu’il entend, grésillements de voix lointaines, injonctions mystérieuses, infrasons, ultrasons ; se crisper, éviter, agripper, frapper, réprimer. Mais que fait-on réellement ? Comment savoir ce qui se passe, ce qui est réel et ne l’est pas, subjectivement, objectivement ? Insupportable confusion. Changer d’angle, s’éloigner de Peter, entrer, par exemple, dans le cerveau de son alter ego, l’enquêteur ? Rien à faire, cet homme-là ne comprend pas davantage ce qui lui arrive, il analyse, déduit, suppose, c’est sa fonction, mais aussi il hésite, fantasme, se trouble, dérive. Concrètement, lui et Peter, ça fait juste une division supplémentaire (cf  Molloy / Moran). Est-ce à dire qu’il faut se résoudre à la cacophonie  ? Ne peut-on pas encore se raccrocher à quelque élément stable, ne serait-ce qu’à une illusion ? Régresser, trouver le moyen de vivre avec une vision partielle, incidente, affectée – créer la continuité et la maintenir. Les indices, ça se corrige, ça s’ordonne, ça se construit. En matière de schizophrénie, Lodge Kerrigan tranche avec le symbolisme fastueux de Spider (Cronenberg), ou avec la sanglante charge politique de Bug (Friedkin), Clean : Shaven (et plus tard Keane) , doit se comprendre comme une quête désespérante de récit. Mais le fou chemine dans son désordre, juxtapose des réalités incommensurables, et cette multiplicité  renvoie à une forme d’indétermination dont, en retour, la schizophrénie n’est guère qu’un symptôme. Tout est sujet à interprétation, le réel parle simultanément et confusément toutes les langues. La folie de Peter agit comme une caisse de résonance, difficile de ne pas se perdre en lui… Identification n’est pas empathie : quelque chose résiste, bien sûr on ne peut pas être fou et être spectateur de la folie ; mais alors,  comment savoir où l’on se trouve ?

« Mais c’est un son qui n’est pas comme les autres, qu’on écoute, lorsqu’on le veut bien, et que souvent on peut faire taire, en s’éloigant ou en se bouchant les oreilles, mais c’est un son qui se met à vous bruire dans la tête, on ne sait comment ni pourquoi. C’est avec la tête qu’on l’entend, les oreilles n’y sont pour rien, et on ne peut l’arrêter, mais il s’arrête tout seul, quand il veut. Que je l’écoute ou ne l’écoute pas, cela n’a donc pas d’importance, je l’entendrai toujours, le tonnerre ne saurait m’en délivrer, jusqu’à ce qu’il cesse. » Beckett, Molloy

Lodge KERRIGAN, « Clean, Shaven »

Lodge Kerrigan : « Keane » : Zones extérieures d’enfermement

Lodge Kerrigan : « Claire Dolan » (1997)

William Friedkin, « Bug » (2006)

David Croneneberg, « Spider », (2002)

Vers la Maison du Désarroi

Il m’avait avertie : mieux vaut ne pas t’y rendre, ce serait reconnaître l’échec.

Nul autre avertissement n’aurait pu moins me dissuader. Je ne me suis jamais considérée autrement que défaite.

Plongées dans un jour migraineux, les rues paraissaient plates, les maisons alignées, ennuyeuses comme le linge suspendu dans une armoire, j’avais l’impression de marcher sur les rayons d’un vaisselier. Je les regardais à peine, paresseusement accrochée aux filaments de mes pensées, anxieuse sans excès. D’ailleurs il ne faisait pas froid et  je n’étais pas fatiguée. Les objets manifestaient cette coutumière neutralité induisant aux métamorphoses. J’étais la dalle bombée du pavé, le volet crasseux, le mur, la porte close, le mystérieux papier trainant sur le trottoir, plus rarement le chien tirant sur sa laisse. Jamais un passant fugitif. Je trébuchais, et plutôt que de réveiller ma vigilance, cette infime perte d’équilibre me précipitait dans l’identification suivante. Je m’incrustais alors dans la  fente obscure qui lézarde la pierre.

Tu as tort. Avait-il répété à maintes reprises. Et toi tu n’aurais pas dû me tenter. La Maison du Désarroi – une tentation ? Je suis curieuse. Électrisée. Un visage, un lieu. L’inconnu. Triste endroit, son nom t’est familier. Sans doute, on pourrait parler de mon indifférence. Si tu veux. Je mentais un petit peu. Comme chaque fois.

Il n’était pas question de lui confier la cause véritable de mon attraction. Non qu’elle fût la conséquence d’une faiblesse, mais j’admettais une certaine équivalence entre les hypothèses et leur réfutation, de sorte que je me sentais souvent épuisée avant même d’avoir mis fin à mes recherches. L’incohérence, lorsqu’elle est objective, ne se laisse pas traduire et s’amuse à louvoyer. S’il lui prend l’envie de se manifester, elle provoque des distances,  s’interpose, s’écarte et sème les apories. Le sol se dérobait sous mes pieds quand je m’y attendais le moins, fracture d’intensité, crevasse d’intention, remise en cause permanente d’une intégrité illusoire. Se désagréger avant même d’avoir imprimé sans la boue son empreinte. Non figurative, comme on le dit d’une peinture, je n’étais alors qu’une image abstraite, en deux dimensions, et à ce titre, ni plus insignifiante ni moins avertie qu’un feu de cheminée. Tenant en main le plan qu’il avait soigneusement recopié pour moi, je me jouais de mes sarcasmes, prenant les choses par leur contraire pour m’y engloutir sournoisement. Suivre les indications n’avait rien de compliqué : les lieux ne m’étonnaient pas.

La Maison du Désarroi. Dans ce cas vas-y seule, je ne t’accompagne pas. Tant mieux. N’ai-je pas répondu. Tant pis. En souriant, pour adoucir. Je m’intéresse à l’architecture. Tu le sais. En souriant, pour adoucir.

Cette conversation m’avait donné un but momentané. Comparable aux tâches mineures qui emplissent  la journée d’une plasticité régressive – faire la vaisselle, se brosser les dents, descendre la poubelle, défroisser les draps, ne pas répondre au téléphone  – sans le caractère répétitif qui les alourdit considérablement,  le fait de me rendre en un lieu inconnu ne représentait à mes yeux rien de plus que sortir de chez moi pour une raison vague et exceptionnelle. En imagination je ne tentais pas de former ces images qui accompagnent sans doute l’accomplissement d’un rêve. Je marchais sereine, et ce garçon qui m’avait révélé l’existence de la Maison du Désarroi avait tenu sa promesse de m’y laisser aller seule.

J’avais attendu trois jours, dans une stratégie d’ironie qui ne visait que moi. Ensuite j’étais partie très tôt, parce que passé sept heures du matin, je n’ai plus le courage d’entamer quoi que ce soit. Tout cela était plutôt arrangé, j’aurais préféré ne rien savoir et qu’on m’y mène par surprise. Pourvu que je ne rencontre personne. J’espérais. Je regarde. J’observe. Peut-être, pensai-je, si cela me plaît, je reviendrai pour visiter l’intérieur. Pas tout de suite. Pas aujourd’hui. Pas maintenant.

Et puis tout d’un coup je m’arrêtai. C’était elle. L’enseigne élégante, discrète, indiquant Maison du Désarroi, comme un hôtel de luxe ou une maison close. Un numéro peint sur la pierre. Plusieurs étages, de la hauteur, de l’espace, un raffinement classique, deux tours, une atmosphère bancale, légèrement démodée. Un vestige, véritable banalité urbaine d’une époque révolue. Je sentais la feuille rèche du plan dans ma main, je me tenais bien droite, face à la porte, les noms alignés à côté des sonnettes, gravés dans leurs ridicules plaques métalliques, tous les noms sauf un, le mien. Une buée noyait maintenant mon regard, collant les cils, la petite veine au-dessus de ma lèvre supérieure se mit à vibrer. Voilà. J’y suis. Constatai-je. Chez moi.

Le Silence des Sirènes

Une histoire peu connue de Kafka…

Photo Parallax(e) en mots et images

Comme preuve que des moyens insuffisants, puérils même, peuvent servir au salut :

Pour se préserver des Sirènes, Ulysse se boucha les oreilles avec de la cire et se fit enchaîner au mât. Tous les voyageurs, sauf ceux que les Sirènes attiraient de loin, auraient pu depuis longtemps faire de même, mais le monde entier savait que cela ne pouvait d’être d’aucun secours. La voix des Sirènes perçait tout et la passion des hommes séduits eût fait éclater des choses plus solides que les chaînes et un mât. Mais bien qu’il en eût peut-être entendu parler, Ulysse n’y pensait pas. Il se fiait absolument à sa poignée de cire et à son paquet de chaînes, et toute à la joie innocente que lui procuraient ses petits expédients, il alla au-devant des Sirènes.

Or, les Sirènes possèdent une arme plus terrible encore que leur chant, et c’est leur silence. Il est peut-être concevable, quoique cela ne soit pas arrivé, que quelqu’un ait pu échapper à leur chant, mais sûrement pas à leur silence. Au sentiment de les avoir vaincues par sa propre force et à l’orgueil violent qui en résulte, rien de terrestre ne saurait résister.

Et de fait, quand Ulysse arriva, les puissantes Sirènes cessèrent de chanter, soit qu’elles crussent que le silence seul pouvait encore venir à bout d’un pareil adversaire, soit que la vue de la félicité peinte sur le visage d’Ulysse leur fît oublier tous leurs chants.

Mais Ulysse, si l’on peut s’exprimer ainsi, n’entendit pas leur silence ; il crut qu’elles chantaient et que lui seul était préservé de les entendre ; il vit d’abord distraitement la courbe de leur cou, leur souffle profond, leurs yeux pleins de larmes, leur bouche entrouverte, mais il crut que tout cela faisait partie des airs qui se perdaient autour de lui. Mais bientôt tout glissa devant son regard fixé au loin ; les Sirènes disparurent littéralement devant sa fermeté et c’est précisément lorsqu’il fut le plus près d’elles qu’il ignora leur existence.

Mais elles, plus belles que jamais, s’étirèrent, tournèrent sur elles-mêmes, laissèrent leur terrifiante chevelure flotter librement au vent et leurs griffes se détendirent sur le roc. Elles ne désiraient plus séduire, elles ne voulaient plus que retenir le plus longtemps possible au vol le reflet des grands yeux d’Ulysse. Si les Sirènes avaient eu une conscience, elles se fussent alors anéanties. Mais telles qu’elles étaient, elles restèrent ; seul Ulysse leur a échappé.

La tradition rapporte d’ailleurs un complément à cette version. Ulysse, dit-on, était si fertile en inventions que la déesse Destinée elle-même ne pouvait lire dans son coeur. Il est possible – encore que l’intelligence humaine ne puisse le concevoir – qu’il ait réellement remarqué que les Sirènes se taisaient et qu’il n’ait usé de la feinte décrite ci-dessus que pour leur opposer, à elles et aux dieux, une espèce de bouclier.

Franz Kafka (1917), dans Récits et fragments narratifs, La Pléiade, traduction Marthe Robert.