Approcher l’espace, « High Life » de Claire Denis

Dans l’espoir d’échapper à la peine de mort, un groupe de condamnés accepte de s’envoler dans l’espace. L’ordre de mission parle de récupérer l’énergie rotationnelle d’un trou noir. C’est sans compter que le contrat comporte une clause cachée. De cette hypothèse de science-fiction, Claire Denis ne garde à l’image que ce qui intéresse les prémisses d’une expérience humaine à la fois singulière et éclairante.

High Life dors

L’espace, si c’est cela que promet l’aventure, ne s’atteint jamais, le seuil, sans cesse reporté, est celui du dehors ; le voyageur, lui, reste à l’intérieur, toujours enfermé, que ce soit dans son vaisseau ou dans son scaphandre.

Tendre, vorace et ardent

Étranges et accueillants, les premiers plans du film décrivent un jardin. On y voit s’alanguir des citrons mûrs et des tomates d’un rouge épanoui dans une abondance humide et verte où se distinguent aussi quelques salades reposant mollement sur un sol gras. Décor familier s’il en est, à ceci près qu’il semble faux. Il manque, en effet, à ce tableau d’une pénombre paisible, comme une profondeur de champ, un ciel, ne serait-ce qu’une brise légère – quelque chose, somme toute, de vivant et d’intrépide qui en ferait le vrai jumeau d’un potager terrestre. Car ce bout de terrain ne surgit pas seulement hors-sol, il voyage dans l’espace. Pour l’équipage du vaisseau qui l’abrite, le bénéfice concret de ce petit miracle technologique est l’autonomie alimentaire, la garantie de ne jamais connaître la faim quelle que soit la durée de la traversée.

High Life jardin 2

Au cœur de la nuit stellaire, ce qui ressemble à une irruption édénique offre un indice du sentiment incertain qui relie les voyageurs à leur lointain passé sur Terre. L’au-delà, l’idée d’un autre monde, est un argument aussi bien qu’un état de fait : la profusion nourricière et la possibilité de la reconduire à l’infini signalent aux condamnés le caractère ambigu de leur sursis. Toutefois, à l’inverse de ce que raconte Tarkovski, cinéaste dont Claire Denis convoque ici les ambiances (Stalker, Solaris), il y a très peu de nostalgie dans High Life, très peu d’envie de revenir à la vie d’avant. La Terre, dans le souvenir qu’en garde le « héros » du film, Monte (Robert Pattinson), suinte la mort, la tristesse et l’abandon. Un passé qui se donne dans des teintes aussi blafardes rend l’éclairage artificiel presque excitant. Bleues, rouges, blanches ou vertes, les lumières captieuses du vaisseau semblent répondre à un code pulsionnel inédit qui lui-même relativise l’idée que, dans un environnement synthétique, la vie s’éteint et le corps ne s’exprime pas.

Passée la porte du jardin, ce que transportent les couloirs est d’un contenu vorace et ardent. C’est qu’en effet, la mission possède une clause cachée que les prisonniers ne vont pas tarder à découvrir. Sous le commandement du Dr Dibs (Juliette Binoche, blouse blanche, longue crinière charbonneuse), l’équipage composé pour moitié de jeunes femmes belles, et pour l’autre de jeunes hommes beaux, doit se soumettre à un protocole expérimental de reproduction en captivité. A priori, les essais menés in vitro ne requièrent pas d’autre rapport sexuel que celui qui doit conduire ces messieurs à déposer leur semence dans des tubes dédiés à l’insémination.

High Life Juliette Binoche

High Life contact entre prisonniers

Quelle sorte de vie est-ce offrir à des personnes que définissent des désirs violents ? Qu’ils n’aient été que de simples délinquants ou de redoutables sociopathes, à tout prendre peut-être auraient-ils préféré la chaise électrique à une vie en semi-liberté, conditionnée à de constantes stimulations hormonales sans issue charnelle. Il faudra tout de même quelques années de galère collective avant que n’éclate la mutinerie mettant un terme au supplice de ces corps en pleine santé. De ce purgatoire proche de l’enfer, Monte et sa fille Willow (Jessie Ross) sont les seuls à ressortir vivants et intègres.

Le film commence à peine que déjà retentissent les pleurs de l’enfant. Willow a été laissée seule dans une pièce équipée de deux écrans. Sur le premier, elle peut suivre les gestes de son père qui, revêtu d’un scaphandre, tente une réparation à l’extérieur du vaisseau. Sur l’autre défilent les images en noir et blanc de rites funéraires d’un peuple disparu*. Mais bientôt, Monte est de retour auprès de la petite, et pendant une demi-heure, soit un quart de la durée du film, on assiste au quotidien, tour à tour enchanteur et désespérant, d’un homme isolé avec son bébé. Repas, sommeil, jeux, câlins, moments de détresse, apprentissages, premiers pas… tout se rejoue là comme à l’aube de l’humanité, dans la grâce insensée que répand autour de lui le regard d’un très jeune enfant.

Ne serait-ce le contexte improbable dans lequel il s’inscrit, ce tableau d’une intimité paternelle paraîtrait presque documentaire dans son absence d’événement. Et c’est sur cette toile tendre et peu spectaculaire que s’épanouit, d’abord de façon charmante, puis, progressivement, avec une monstruosité plus séduisante encore, une forme de conte, ce qui, chez Claire Denis, n’est rien d’autre qu’une façon de faire parler la forme.

High Life père et fille3

Palingénésie

Un conte est un itinéraire de pensée qui libère les êtres de leurs nuances. De même qu’une personne nous affecte par son rôle dans notre vie davantage que pour ce qu’elle est, le conte ne cherche pas à se confronter au réel, sa vérité lui suffit. Cette vérité, dans High Life, murmure qu’il y a des anges et des sorcières, des chevaliers sans armure et des vierges fécondes. Selon cette alchimie émotionnelle, nulle puissance ne s’oppose à une autre, il y a plutôt des fonctions qui s’échangent, composent, dérivent.

High Life lait

Le conte dit aussi que l’exil est une sorte d’emprisonnement. L’infini du dehors et l’exiguïté du dedans s’agencent en une trajectoire commune de possibles que le film égrène doucement : mort, folie, régénération. L’enfant et le jardin sont les deux termes qui dénouent la dialectique du désespoir.

On en revient ici à l’hypothèse selon laquelle un trou noir possède une énergie propre, dite rotationnelle (processus de Penrose). Serait-il réducteur de considérer que l’argument scientifique du film pourrait n’être qu’une métaphore un peu élaborée de la « lumière au bout du tunnel » ? Et quand cela serait, l’aura du règne cosmique alliée à la celle du règne végétal sous la forme à peine domestiquée du jardin, se dépose comme un halo sur le récit qui n’est pas celui d’un au-delà réconfortant. De même, le couple père-fille, quoique pas forcément incestueux, transgressif selon une morale terrestre, bouscule l’imaginaire pourtant sombre et suffocant des scènes antérieures. Lorsque toute l’horreur humaine a été consommée, que peut-on ressentir ? Que reste-t-il à faire ?

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Contour du vertige

J’ai approché High Life avec une idée simple : créer une sorte de musique hasardeuse, qui peut exister dans le vide, à l’image des constellations, autour d’une structure toujours cachée des musiciens, qui du coup n’avaient qu’un minimum d’informations, voire aucune, sur ce qui était enregistré. — Stuart Staples

« Parasites » : tel est le terme employé par Monte pour nommer les images qui lui reviennent encore de la Terre. Ce n’est plus dans cette direction-là qu’il regarde désormais, depuis que Willow est à ses côtés. Théoriquement il y a un au-delà dans High Life, représenté comme un point d’embrasement du corps et de l’esprit. Ce que cet horizon n’est pas, nous le comprenons bien : il n’est ni religieux ni réparateur, un retour sur Terre n’étant assurément ni envisageable ni souhaité. Positivement, l’au-delà s’apparente à une musique. Souvenons-nous que Claire Denis a passé son enfance en Afrique : « High Life, ainsi désigne-t-on la musique de la côte Ouest du Nigeria, du Ghana, du Cameroun anglophone, une musique issue du jazz. Ça colle bien avec l’idée d’un là-haut, d’un au-delà des étoiles. » Et pour, non pas contredire, mais ouvrir un peu plus encore la poésie du paradigme, la bande-son du film, signée Stuart Staples, collaborateur fidèle de la réalisatrice depuis des années, offre l’exemple d’un de ces agencements sonores dont la nature exacte échappe à l’oreille de l’auditeur. Comme la lumière offusquant l’intérieur du trou noir, une inversion opère au sein de l’espace acoustique, amenant une structure complexe à représenter le vide. Et c’est la voix de Robert Pattinson qui nous accompagne dans le générique de fin. Le morceau intitulé Willow rêve, tout éveillé, à la Terre, lui adressant un adieu de la part d’une personne qui n’y a jamais séjourné.

 

Le trop-plein d’attentes et de souvenirs

Sous un vernis de science et de technologie, les questions que posent les récits de l’espace se recentrent le plus souvent autour de la psyché. Poussant la logique un cran plus loin, Claire Denis use du geste de science-fiction comme d’une mythologie pour atteindre ce qui l’intéresse: l’aventure intérieure.

Ce que la science-fiction ne dit généralement pas, c’est que le quotidien du voyageur de l’espace n’a pas grand-chose à voir avec la grande aventure promise. Celle-ci n’est que le fruit intéressant d’un imaginaire qui s’est forgé loin des étoiles.

High Life equipage

L’espace, si c’est cela que promet l’aventure, ne s’atteint jamais, le seuil, sans cesse reporté, est celui du dehors ; le voyageur, lui, reste à l’intérieur, toujours enfermé, que ce soit à dans son vaisseau ou dans son scaphandre. La vitesse phénoménale à laquelle il se déplace, il ne la sent pas. Plutôt, il a l’impression de reculer. Le cosmos n’est pas avare en illusions trompeuses. Exonéré du poids de son corps, le voyageur se sent néanmoins lourd d’une langueur inconnue, rien ne va de soi dans cet au-delà du ciel, ni respirer ni se mouvoir, manger, dormir, le moindre besoin physiologique nécessite d’avoir recours à des artifices. L’organisme affolé, ne sachant plus remplir ses fonctions naturelles, penche vers l’excès tandis que le guette le risque de la dépense furieuse.

Si le voyageur a de la compagnie, il se sent seul ; s’il n’en a pas, le trop plein d’attentes et de souvenirs le déborde. Et cela, parce que la répétition de journées toutes semblables les unes aux autres annule la sensation du temps, faisant se rejoindre dans un même présent passé et avenir, réel et fantasme. Le goutte-à-goutte des humeurs, larmes, sang, sperme, lait, réinscrit l’écoulement des jours sur une partition organique. Par cet effritement progressif des repères anciens, l’esprit qui peu à peu s’acquitte de sa dette terrestre, charnelle et morale, n’est-ce pas finalement le seul événement qui concerne le voyageur : un abîme, un autre départ ?

 

 

 

And your dreams, they stretch beyond the clouds / And past the moon, into the stars / Do you feel the rushing forward / Though you’re standing still? Willow, are we rushing forward, are we standing still? Willow, does this love hold a destination? Willow, do you feel the wind run through your hair? Willow, do you feel the sun upon your back? A lover’s hand? Breath . An abyss.
[Et tes rêves se déploient, au-delà des nuages, de la lune, ils vont jusqu’aux étoiles. Immobile, tu sens ce mouvement Willow ? Ce mouvement, est-ce nous, immobiles ? Willow, cet amour, où va-t-il ? Willow, le vent dans tes cheveux, tu le sens, Willow ? Tu sens le soleil, sa caresse dans ton dos ? La main de l’amant, son haleine ? Un abime.] Stuart Staples, Willow

 

* Il s’agit d’un film d’Edward Sheriff Curtis (1868-1952), photographe ethnologue américain qui, un peu à la manière de Flaherty, s’acharna, par de soigneuses reconstitutions, à conserver des traces de vies condamnées à disparaître. Ici en l’occurrence, des Amérindiens.

** on doit la représentation graphique du trou noir au plasticien islandais Olafur Eliasson, connu pour son travail sur la lumière et ses mises en scènes spectaculaires de phénomènes naturels (cf The Weather Project, Tate Modern, 2003)

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« The Handmaid’s Tale », fiction biopolitique

Tableau des États-Unis mués en dictature théocratique, cette série adaptée d’un roman de la canadienne Margaret Atwood, décrit de l’intérieur la vie sous un gouvernement qui, sans considération pour les sujets, s’exerce sur les corps. Les enjeux de la religion, du genre et de l’écologie y sont appréhendés par le biais d’une société où les femmes encore fécondes occupent l’emploi de servantes sexuelles dans des familles riches en mal d’enfants.

The_Handmaid_s_tale Elisabeth Moss.docxNote préliminaire : À l’exception des données initiales du récit détaillées dès les premiers épisodes de la première saison, aucun élément d’intrigue n’est révélé dans ce texte. Son objet est de proposer un commentaire libre et volontairement flottant de la série créée par Bruce Miller en 2017 et dont les trois premières saisons ont été originellement diffusées sur la plateforme Hulu.

Gilead dans l’œil de la servante

Is there, is there balm in Gilead ? Tell me, tell me, I implore! » Quoth the Raven, « Nevermore. [Existe-t-il, existe-t-il seulement un baume à Gilead ? Dis-le moi, dis-le moi je t’en conjure ! Le Corbeau répondit Jamais plus.]

E. A. Poe, The Raven

L’ironie veut que la distorsion du contemporain qui façonne la dystopie suscite l’effroi autant que la jouissance. L’effroi parce que, devant l’imminence de la catastrophe, l’imaginaire, happé par l’angoisse, prend soudain conscience que, pour organiser son salut, il est déjà trop tard. Et la jouissance parce que les horreurs décrites se déroulent à huis-clos. C’est ce que veut la règle du genre, ou plutôt, de l’étymologie. La linguistique nous informe en effet que c’est à la faveur du lieu que l’utopie, ou sa variante sombre, la dystopie, doivent leur hypothétique existence. Dans The Handmaid’s Tale, un théâtre de la cruauté reçoit les contours d’un pays portant le nom de Gilead, et comme la cage protège des griffes du fauve, Gilead enferme son propre cauchemar à triple tour. On peut le regarder droit dans les yeux, il ne nous dépècera pas. L’effroi contenu, savouré, c’est de la jouissance.

Un monde totalitaire doit, pour assurer sa longévité, admettre en son sein des corps séditieux, des éléments récalcitrants. Offred – June dans sa vie antérieure – est de ceux-là, le grain de sable dans l’engrenage, le facteur de trouble, le point d’incandescence par lequel l’édifice tout à la fois se régénère et menace de s’incendier. Avant le sanglant coup d’état qui, à la faveur d’une crise écologique et démographique grave, précipita l’accession au pouvoir d’une secte d’intégristes, la jeune femme, comme la plupart, menait une vie affairée, partagée qu’elle était entre les sollicitations professionnelles et le soin affectueux dévolu à son enfant.

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Dans sa nouvelle vie de servante, son propre statut n’est d’abord qu’un objet d’étude pour June. Le visage ceint d’une coiffe conçue de façon à restreindre le champ de vision latérale de la porteuse, les usages vicieux de Gilead se présentent à elle au travers de la nécessité dans laquelle elle se trouve, pour s’en sortir, de prendre la pleine mesure du désastre. Sa condition d’esclave, pour ne pas dire plus, définie par un dénuement juridique absolu, rentre dans la logique d’un monde austère, où la violence est une chose banale et toujours juste.

L’effroi que suscite cette fiction n’est pas de se dire que la société qui s’y trouve dépeinte sous le sceau de l’anticipation se base sur l’observation d’un présent dans lequel nous manquons de voir d’inquiétantes prémisses qui, en dernière analyse, rendront cette projection plausible, non, l’horreur est d’apprendre que tout ce que dépeint ce récit prétendument de fiction a déjà eu lieu.

Ainsi, en plus d’une épouse légitime, chaque Commandant (ainsi désigne-t-on les cadres du régime), se voit attribuer une servante (handmaid) qui, tous les mois, au moment de l’ovulation, prend place sur le lit conjugal. Tandis que l’épouse, avec autant de grâce que de fermeté, tient les poignets de son employée, l’homme, sans s’être le moins du monde dévêtu, pénètre sèchement le corps de la servante. À un acte accompli dans le strict respect d’un cérémonial calqué sur un épisode de l’Ancien Testament (le remplacement de l’épouse Rachel par la servante Bilha, fut à l’origine de la nombreuse descendance du patriarche), la lecture conjointe d’extraits de la Bible achève d’ôter toute dimension de volupté.

Officiellement, le plaisir n’est pas de mise à Gilead, ainsi ne peut-il se mêler à un rituel dont la seule satisfaction doit être, pour les exécutants, d’accomplir religieusement leur devoir. Officieusement, des jezabels, recluses dans de luxueux hôtels, reçoivent avec les honneurs dus à leur rang des Commandants que le puritanisme a rendus furieux. Quant aux épouses, quelque gloire professionnelle qu’elles aient pu connaître auparavant, leur seule passion les porte désormais à attendre, en rage et en silence, l’enfant qui sortira du ventre d’une autre, miracle pour l’accomplissement duquel la cohabitation avec une servante ne devrait pas sembler un tribut trop lourd à payer. Toutefois, celles qui se prévaudraient encore de régner sur l’intimité de leur conjoint, n’auraient qu’à ravaler la souffrance que ne manqueraient pas de leur causer les rapports plus secrets, cette fois, non dénués d’émotion charnelle, que ce dernier pourrait entretenir en coulisses avec la servante. Car l’institution a beau jouer en leur faveur, sur l’échiquier conjugal ce sont encore les hommes les moins satisfaits. Une conclusion s’impose : le déni de la sexualité conduit tout droit à la catastrophe.

La mise en scène s’attache à relayer le regard de June. Les actes de violence, qu’ils soient infligés ou subis, le plaisir, les rares moments de joie, le regret, le remords, la culpabilité, l’insouciance, mais aussi le cheminement de la pensée, la colère, l’espoir, la haine et le désir entremêlés sont des états d’âme conflictuels qui font de chaque protagoniste une moire émotionnelle indéchiffrable. Tout ce matériau de malaise et de folie nous est livré de son point de vue à elle. Seulement, pas plus que quiconque, la servante n’est de bonne foi. Il est des circonstances où la duplicité devient une marque d’intelligence et de combativité.

Gilead is within you / Gilead est en toi, nous confie-t-elle, et elle ne saurait mieux célébrer ce que le fait de ressentir plutôt que seulement voir tout ce qu’elle traverse provoque comme engagement de la part d’un spectateur, captivé mais jamais voyeur, dans un monde dont chaque plan s’éprouve dans l’intensité.

Souveraineté de la ligne, limpidité de la couleur.

L’œil de June, sous lequel Gilead est amenée à comparaitre, n’est pas souverain. L’image souveraine est celle que la Rébublique se donne d’elle-même, celle d’une harmonie altière, propre et sans défaut. Obéissant à des rituels stricts et à un ordre de lois visant à supprimer toute initiative personnelle en même temps que, sous le contrôle d’un contingent de police appelé les « Yeux » (Eyes), à anticiper le moindre signe de dissentiment, la République de Gilead tient dans ses routines oppressives à démontrer l’efficacité supérieure d’un cérémonial sévère sur le désordre des comportements d’une humanité libre.

Ce qui, de près, révulse par son obscénité et son abjection, n’entame pas la splendeur graphique de Gilead. Les apparences donnent raison à l’ordre maniaque qui préside aux conduites. Le point de vue divin épouse le collectif au mépris de l’individu, qu’il soit victime ou corrompu. Le Dieu de Gilead produit un acquiescement de surplomb, complaisant et subtil. Dans son dédain, le cri, l’éclat fugace d’un sourire, ou l’acte de bravoure ne sont que données négligeables. L’individu est superflu, l’individu est encombrant, coupable par essence.

The_Handmaid_s_tale capture4.docxIl n’est pas rare pour une dictature d’avoir recours à l’image pour se façonner une personnalité désirable. La stratégie qui porte le nom de propagande ne contredit nullement le profil hiératique de Gilead, à l’intérieur de laquelle ne subsiste que très peu de technologie. Messes, grands rassemblements et défilés garantissent un endoctrinement présentiel, tandis que les Yeux rendent l’usage des écrans et des caméras superflu. Ces opérateurs de surveillance postés à tous les coins de rue escortent les servantes, dont les déplacements sont limités aux courses quotidiennes, par deux, avec une compagne désignée, toujours la même. Pour le commun des mortels, le fait de ne pas rapporter un délit est considéré comme une faute grave. À Gilead, la délation n’est pas un choix, c’est un devoir.

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La majesté des vues aériennes et des plans d’ensemble qui marque visuellement la série n’est donc pas le fruit d’un formalisme gratuit. Elle traduit le souci d’ordonnancement et de symétrie inhumains d’une société disciplinaire dont la structure organisée en castes se présente par tableaux. D’une beauté vouée à l’efficacité de la communication, ces panoramas déroulent un fond uniformément gris sur lequel les corps s’organisent par couleur, l’écarlate des servantes, le gris des marthas (cuisinières et femmes de chambre), le vert des épouses, le noir des Commandants. Offerte au seul regard de Dieu (et des nations étrangères qui pourraient en concevoir, soyons fous, quelque jalousie), cette mise en scène de la vie quotidienne constitue le relai visuel exact d’un régime qui privilégie la Loi (sacrée) au détriment de la liberté, l’ordre au détriment de l’incertitude, le calcul au détriment du vivant.

À qui s’étonnerait que la série prenne un tel soin à se faire le relai esthétique de l’oppresseur, on répliquera que le point de vue de June est d’une puissance équivalente. Ces deux regards, celui de la servante et de Gilead, celui de la subjectivité contre ce qui la nie, présentent des défaillances jumelles, celles des fictions qui s’opposent et qui, dans le même temps, se rapprochent. Le mouvement dialectique révèle leur part commune de vérité et de mensonge.


Du théâtre au vaudeville

Ce martyre digne des saintes dont les frissonnants exploits ornent les murs des chapelles à la campagne, il n’est jamais trop scabreux de souligner qu’il remaquille tout au plus avec férocité le visage pimpant du drame bourgeois. Adultère, jalousie, vengeance, cachotteries se donnent rendez-vous dans une vaste demeure où l’on s’ennuierait ferme si on ne se détestait pas autant. — –

Accompagner Offred tandis qu’elle progresse dans sa connaissance de Gilead, c’est constater avec elle qu’un espace n’est pas seulement constitué de murs, de couloirs et de portes, c’est aussi un ensemble de passages, de décisions, de rapports. En se focalisant sur les zones d’ombre d’une maison et, par-delà, d’un État tout entier défait de l’intérieur, bouillonnant, insatisfait et divisé, les connaissances acquises deviennent pour elle l’occasion d’éprouver les limites de sa prison en créant elle-même les opportunités qui lui permettent d’étendre son champ d’action et de circulation. Et même si une telle entreprise n’a rien de linéaire, les retours à la case départ étant aussi inévitables que destructeurs, et par là prompts à mener sa volonté jusqu’aux extrêmes, ses avancées la verront rompre avec toutes les conventions de Gilead, amenant parfois le spectateur à penser que peut-être, il y a là beaucoup d’invraisemblances et d’entorses à la cohérence narrative.

Jusque dans sa façon de céder une part de sa logique à la faveur d’une héroïne qui ne ménage pas ses efforts pour le vaincre, le cadre spatial du récit y introduit la notion de jeu. Dans ce jeu se développent, à divers degrés et parfois en se mêlant les uns aux autres, trois rapports particuliers à l’espace qui, incarnés dans des comportements, permettent de dresser un brouillon typologique des personnages. Tout d’abord il y a ceux qui, comme June, étudient et déconstruisent. Les cadres matériels ne sont pour ces personnes qu’une énigme à résoudre pour circonscrire leur marge de liberté, et ensuite l’accroître. Bien entendu, la servante n’est pas un cas unique : une résistance s’organise à Gilead, notamment du côté des marthas. Par ailleurs, il y a ceux qu’un encadrement strict rassure, car les règles, l’inscription dans un système lisible, la connaissance du périmètre, tout cela les dispense du désagrément de devoir lutter contre leur propre chaos intérieur, – contre leur liberté – , voire leur permet de vivre ces désordres clandestinement, sans risquer les débordements. Enfin, il y a ceux qui, littéralement, font corps avec l’espace auquel ils se savent assignés. Ils en acceptent le déterminisme, ne le remettent pas en question, sagement, ils tentent de se construire à travers les contraintes. Entre tous, les esprits éclairés et prudents ne sont certainement pas les plus malheureux.

Quant à ce qu’Offred endure vêtue de sa longue robe rouge sang, sadisée, ainsi que des millions d’autres, par la loi d’un régime patriarcal, ce martyre digne des saintes dont les frissonnants exploits ornent les murs des chapelles à la campagne, il n’est jamais trop scabreux de souligner qu’il remaquille tout au plus avec férocité le visage pimpant du drame bourgeois. Adultère, jalousie, vengeance, cachotteries se donnent rendez-vous dans une vaste demeure où l’on s’ennuierait ferme si on ne se détestait pas autant. L’horreur tenue à distance amène certes un grand plaisir, mais de quel ordre est-il ? The Handmaid’s Tale et son spectacle d’amours contrariées, de rivalités mortelles, de revirements inespérés, de souffrances et de joies sublimes, ne recule devant aucun ressort narratif pour faire entendre que sa petite société ultrareligieuse ne réussit qu’à se vautrer dans des comportements les plus régressifs.

L’Histoire se répète

User de l’imaginaire pour réfléchir sur le temps présent et, par là, postuler sur l’avenir, n’est donc, nous semble-t-il, pas le propos d’une série axée sur ses propres enjeux dramatiques davantage que sur l’analyse de l’époque. La lente progression des événements, l’usage récurrent du ralenti, la peinture minutieuse des modes de vie qui donnent chair à l’intrigue peinent à lui conférer quelque valeur documentaire que ce soit, contribuant tout juste à l’enchâsser dans une ambiance élaborée dont le caractère convaincant, séducteur, hypnotique appelle moins la spéculation théorique qu’un virulent décryptage politiquement orienté.

Aussi l’effroi que suscite cette fiction n’est pas de se dire que la société qui s’y trouve dépeinte sous le sceau de l’anticipation se base sur l’observation d’un présent dans lequel nous manquons de voir d’inquiétantes prémisses qui, en dernière analyse, rendront cette projection plausible, non, l’horreur est d’apprendre que tout ce que dépeint ce récit prétendument de fiction a déjà eu lieu.

« Ma règle avait été de ne rien mettre dans ce roman que des êtres humains n’aient déjà fait quelque part, à une époque ou à une autre. » précise Margaret Atwood dans la préface du livre. Suppression des droits fondamentaux, guerres de religion, esclavage, travaux forcés, nettoyage de sites toxiques par des prisonniers, rapts d’enfants, viols institutionnalisés, entreprise de rééducation sous la torture, exécutions publiques et collectives, mutilations génitales : seule l’addition de ces faits relève de la fiction qui porte le nom de Gilead. Contemporaine de l’élection de Trump, l’actualité de la transposition ne doit pas occulter sa charge historique, dimension bien plus préoccupante qu’un contexte qui risque toujours de paraître trop localisé et rationnel. En s’imposant une telle contrainte de réel, l’autrice du roman avait à cœur de mettre en évidence, par effet de retour, tout ce que le réel, lui-même opportunément drapé de fictions, éclipse et met sous silence, éléments d’un passé plus ou moins ancien qui, une fois exhumés de l’oubli, paraissent invraisemblables.

Le livre, écrit à Berlin en 1984, a pour toile de fond la guerre froide, le Mur, le totalitarisme et le spectre nazi encore vivace. Dans cette atmosphère de hantise et de terreur, qui aurait soupçonné que, derrière l’idéal démocratique brandi par les États-Unis, se profilait une volonté messianique plus douteuse et tout aussi délétère que les idéologies adverses ? Le contexte particulier de l’année 1984 ne laisse pas non plus Margaret Atwood ignorer l’influence que le roman éponyme d’Orwell a pu avoir sur la compréhension de son époque.

La prévalence de l’organe de l’œil dans la politique de surveillance exercée à Gilead reprise par la formule Under his eye (Sous son œil), jumelle du fameux Big Brother is watching you (Big Brother te regarde), rappelle que nul n’échappe à la vigilance optique de l’État tout puissant. De la même manière, Praise be (Loué soit-il), May the Lord open (Que le Seigneur ouvre), Bless the day (Bénis le jour), Blessed be the fruit (Béni soit le fruit), By his hand (Par sa main), formules de politesse d’usage à Gilead extraites de la Bible, réactivent l’hypothèse orwellienne selon laquelle l’altération et l’évidement du langage présentent des outils majeurs dans la prise de contrôle d’une population. En outre, ces expressions, à l’instar des bonjour, au revoir, comment allez-vous qu’elles remplacent, contiennent très peu de la pensée de qui les prononce, et quand ce serait le cas, l’état d’esprit ou le sentiment qu’elles traduisent, c’est l’intonation plus que les mots qui les transporte. C’est ainsi que Praise be, dans la bouche de June, est tour à tour une parole affectueuse, méditative ou assassine.

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Sans ce rapport complexe au temps que le livre entretient avec l’Histoire, et la série avec le livre, on pourrait regretter que l’intrigue se fasse une fois encore l’écho d’un antiétatisme américain récurrent, lequel tend à voir dans toute reprise en main des services publics par l’état une enfreinte aux libertés individuelles quand ce ne serait pas, dès qu’un soupçon de socialisme s’en mêle, une résurgence malicieuse du spectre communiste. Dès lors qu’on ne peut d’évidence pas faire ce procès d’intention à The Handmaid’s Tale, il reste à regarder les images que cette fiction regarde, celles d’une humanité peinant à se reproduire du fait d’un niveau trop élevé de pollution. Le risque d’une catastrophe écologique mis en regard avec l’incapacité des démocraties à prendre les mesures qui s’imposent ne suffit pas à expliquer, à justifier, à considérer comme inéluctable l’avènement d’un pouvoir fort, mais face à la succession des événements, la pensée opère un rapprochement dangereux entre gestion efficace d’une crise sanitaire et suppression des libertés individuelles.

Intersectionnalité

Un décryptage exclusivement féministe réduirait la portée d’une représentation dans laquelle le destin des femmes, en tant qu’il demeure signifiant et renvoie à des faits historiques graves frappés d’oubli, se pose comme étant la métonymie de celui de tous les dominés. — –

Aussi rien n’est simple dans le contre-modèle que représente Gilead. À commencer par la focalisation du régime sur la fonction reproductrice et ce qu’il s’ensuit pour les protagonistes de sexe féminin. Car si la question du viol ne fait pas débat, le viol désignant tout rapport sexuel non consenti entre un homme et une femme – définition qui laisse une place considérable aux notions de zone grise et de consentement – , celle de la maternité pose en revanche de nombreux problèmes. Dans une société qui organise la soumission des femmes selon leur capacité à procréer, rares sont celles qui n’ont pas intériorisé cette obsession de l’enfantement. Au fil des saisons, l’identification des femmes dans leur rôle de mère (biologique ou non) finit par perdre toute nuance au point d’emporter avec elle la totalité des dysfonctionnements qui, pris dans leur ensemble, confèrent à la République de Gilead une portée critique beaucoup plus vaste. Sur le thème de la maternité, une autre série se révèle moins biaisée – moins caricaturale – que The Handmaid’s Tale, en proposant un point de vue beaucoup plus inspirant, plus incarné, plus iconoclaste, plus terre à terre, lequel est de séparer la pulsion d’amour des liens du sang et de montrer que l’attachement maternel est une émotion qui n’est pas donnée d’avance, mais que, construite, elle est l’œuvre du temps et de la répétition (cf. Westworld, Somptuosité du vivant).

D’où l’impression réductrice qu’on a affaire à un objet féministe. En théorie, The Handmaid’s Tale est bien plus que cela. Le tableau d’une société hiérarchisée à l’extrême, vivant dans la terreur du châtiment, lequel emprunte sans vergogne la bonne conscience d’une religion cruelle et aberrante qui considère, par exemple, que l’amour est un péché, dépasse largement les problématiques liées au genre, si ce n’est que les femmes, jugées d’après l’état de leur utérus, sont elles-mêmes mises en compétition.

Il est certain que l’engagement féministe dont procède The Handmaid’s Tale peut parfois faire peser sur l’intrigue une certaine lourdeur démonstrative. Ce biais est d’autant plus regrettable qu’il amoindrit considérablement la portée d’une représentation dans laquelle le destin des femmes, en tant qu’il demeure signifiant et renvoie à des faits historiques graves frappés par l’oubli, se pose comme étant la métonymie de celui de tous les dominés. Les conditions de vie à Gilead sont atroces pour l’écrasante majorité de la population, soumise à un pouvoir autoritaire et injuste. Elles le sont plus particulièrement mais pas exclusivement pour les femmes, les homosexuels (« traitres au genre »), et les personnes physiquement ou mentalement vulnérables.

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Ne figurent pas sur cette liste les individus qui pourraient se distinguer, au sein d’une population de type majoritairement caucasien, par une autre couleur de peau. Dans la série, l’enjeu raciste a donc été supprimé du rang des oppressions spécifiques. Les couples mixtes ne sont pas rares à Gilead, où l’on trouve des servantes, des marthas, des épouses et des jezebels d’origine asiatique, africaine, caribéenne. Précisons que ce parti engagé de la part du créateur de la série a fait l’objet de nombreuses critiques. Prenant le contrepied du livre qui fait de l’épurement racial un présupposé de Gilead et en cela un reflet de l’idéal suprémaciste blanc, Bruce Miller a souhaité opter pour la mixité, de façon à permettre l’identification d’un public plus large. Il n’est du reste pas inintéressant que la couleur de la peau soit traitée comme un non-sujet dans une fiction qui, par ailleurs, reprend de nombreux éléments à l’histoire de l’esclavage. À commencer par le déni du nom. Les servantes sont identifiées d’après leur maître : Offred (Defred en français), qui deviendra Ofjoshua, Ofglen, Ofwarren… Une pratique qui remonte à la traite des esclaves venus d’Afrique, rebaptisés à leur arrivée sur le sol américain. Ils s’appelèrent donc Sally, John, Bill, Jones, comme leur maître. Au-delà de la facilité que représente une telle pratique, le déni du nom est un procédé de déshumanisation qui a fait ses preuves dans tous les génocides.

Le double fond sonore de Gilead, ce double fond de soi

June, métamorphosée en Offred, n’est pas une héroïne classique, au sens où elle ne suscite pas l’admiration. Dans un espace dont sont proscrites ces formes d’expression vitale que sont l’amour, la parole, l’écriture, la lecture et la libre disposition de son corps, la moindre action individuelle prend aussitôt le caractère supérieur mais risqué de la révolte. Motivées par des intérêts tantôt personnels tantôt collectifs, les initiatives de June peuvent avoir des conséquences désastreuses sur des personnalités plus généreuses que la sienne. Mais sa détermination est telle que l’intérêt excessif que lui vaut sa conduite ressemble à s’y méprendre à de l’adhésion.

En voix-off, la série donne à entendre des bribes de son monologue intérieur. Cet accès privilégié aux pensées du personnage ne le rend pas plus proche, plus attachant. Fidèle écho d’une personnalité complexe, le propos tient sur un fil méditatif, distant, solennel ; on le dirait suspendu à un ailleurs, hors du temps et hors du corps, témoin d’un détachement qui rappelle la dissociation qui s’opère entre le corps et l’esprit au cours d’un viol. Cette voix fragile, douce – d’une douceur, d’une fragilité profondément ambiguës –, constitue un écrin puissant pour une réflexion combative, calme, trompeuse comme la surface d’un liquide empoisonné. Telle un chant de sirènes, elle imprègne de ses notes suaves la ligne mélodique complexe de ce paysage sonore qu’est aussi Gilead.

Si la bande-son importe dans la série tout un sous-texte de références musicales, des chansons de Kate Bush, Rihanna, Blondie, Nina Simone, Annie Lennox, Mazzy Star… pour n’en citer que quelques-unes, celles-ci ne sont encore que les pointes acérées d’un discours musical luxuriant composé de nappes sonores et de musiques orchestrales dont il va de soi qu’elles donnent de la consistance à l’édifice de froideur théocratique qui fait la gloire de Gilead autant qu’elles œuvrent à sa critique émotionnelle. En cela, il faut aussi compter les râles, les clameurs, les murmures, les chants, les gémissements, les récitations et les silences, autrement dit toute une gamme d’inflexions vocales qui, solitairement ou collectivement proférées, retiennent par gouttelettes de sens l’expression contrainte d’un peuple dont la parole est muselée.

[En clôture de l’épisode 9 de la saison 2 : Rihanna / « Consideration », un rythme martial qui rappelle les expérimentations de Björk sur l’album Homogenic, plus particulièrement les chansons « All neon like » et « 5 Years »]

District 9

Neill BLOMKAMP, « District 9 », (Etats-Unis et Nouvelle-Zélande, Seven Sept, 2009 – durée : 112’)

S’agissant d’un film de science-fiction, la trivialité de la séquence initiale ne laisse de surprendre. Loin de toute imagerie futuriste – nuit sidérale, planètes exotiques, utopies urbaines –, c’est l’actualité immédiate qu’elle convoque. Bien que certainement motivé par les restrictions budgétaires imposées au jeune réalisateur, le respect de l’unité de lieu et de temps étonne pour un genre qui fait du déplacement spatial et temporel un topique majeur. Dans un quasi huis-clos contemporain, District 9 prend d’emblée la science-fiction à rebours en adoptant, avec une ambiguïté voulue, la forme d’un faux reportage. Le scénario développe une fiction somme toute ordinaire, si ce n’est que, basé à Johannesburg, il se charge d’un substrat historique conséquent. Suivant un procédé analogue au grotesque qui inverse les registres du comique et du sérieux, District 9 échange l’essentiel pour l’accessoire ; aussi la mémoire de l’apartheid agit-elle, dans la logique retorse du film, de façon souterraine mais déterminante. Voyons le contexte : « District 9 » est un camp de réfugiés destiné à contenir une population d’extraterrestres, dont le vaisseau a fait naufrage il y a vingt ans. Le camp divise la ville en deux zones géographiques, et par là-même, morales. A coups d’images choc, le reportage montre que l’attitude bienveillante des autorités à l’égard de ces hyper-étrangers que sont les extraterrestres, se solde par l’anarchie et l’ingratitude d’une population sale, sauvage, incontrôlable, dangereuse. Si l’aspect physique tend à définir le caractère d’une espèce, les extraterrestres méritent alors leur surnom de « crevettes », sortes de grands corps gris-bruns bizarrement articulés, couverts de mandibules et d’excroissances douteuses. Et si, d’autre part, les goûts alimentaires trahissent le niveau culturel d’un peuple, leur appétit pour le caoutchouc et la pâtée pour chats témoigne sans doute d’un degré d’évolution assez bas. Projection symbolique de cette présence indésirable, le lourd vaisseau suspendu au-dessus de Johannesburg écrase la ville de son ombre funeste. Le reportage, réalisé par le MNU, multinationale privée en charge de la gestion des extraterrestres, et, accessoirement, leader mondial dans l’industrie de l’armement, est à la fois partial et performatif. L’accent étant mis sur la crasse et la violence qui y règnent,  District 9 doit logiquement disparaître. Il suffit – c’est ce que démontre le reportage de la MNU – de  déplacer le camp en plein désert. Bien sûr, respectueuse du droit international, la relocalisation, ne se fait pas sans le consentement éclairé des intéressés. Une équipe est dépêchée sur place, dirigée par le gendre du PDG : Alex. Avec sa mise impeccable et sa raie bien dessinée, Alex fait figure de pseudo-Borat, béatement enthousiaste, ridicule de contentement. La suite des événements tient donc en grande partie de la confrontation de ces deux clichés trompeurs que sont d’une part, les « crevettes », d’autre part Alex. Le simulacre de reportage met cela très justement en évidence. A l’inverse d’un film comme Redacted, qui récupère un contenu soi-disant objectif pour créer une fiction parée de tous les attributs du réel, District 9 dispose d’une histoire farfelue et de personnages improbables sur un mode outrancier (celui du documentaire télé sensationnaliste) pour en faire ressortir la charge de réel. Formellement, les deux films procèdent d’un même collage d’interviews, captures de vidéosurveillance, vues satellitaires, images télévisées (images indirectes, médiatisées). Mais Redacted revendique dans ses ressources une littéralité que District 9 se contente, pour sa part, d’appliquer à une fiction, c’est là toute la différence : ici un prétendu réalisme qui se nie dans sa démarche ; là un humour décalé, qui, par son autonomie formelle, se distancie de ce qu’il raconte et permet un retour critique sur le réel.

De façon assez prévisible, les catégories – les zones : district 9 / ville ; humains / extraterrestres – ne  sont qualifiées que pour être mieux contestées. Le brouillage s’effectue simultanément sur plusieurs niveaux, le plus flagrant n’étant bien sûr pas le plus sensible. Le style exubérant s’offre à une lecture diégétique (narration en tant que récit), et à une lecture structurelle, fondée sur les rapports indirects que les divers éléments du film entretiennent les uns avec les autres. A cette échelle, District 9 stimule avec intelligence la critique des jugements. Prenons le cas, par exemple, du rire et du scandale. La situation des réfugiés, dépeinte avec un humour pâtée-pour-chat très réjouissant, tient du registre de l’horreur acceptée. On sait que ça se passe comme ça, on ne peut y rien changer, autant s’en moquer. Pourtant, ce rire vient à se retourner, plus tard, contre le rieur. Cette révision s’opère lorsqu’un extraterrestre découvre – par hasard – le traitement que l’on fait subir à son peuple. Il se fige, médusé, le voilà, miroir de sa propre condition, et l’effroi qui imprègne son regard met la légèreté du rire en accusation. On ne rit plus, en un coup on est jeté dans l’empathie, forme de dénonciation qui est à l’opposé de la distanciation induite par l’humour. Autre exemple : le texte passe par deux canaux principaux. A l’avant plan du reportage : Alex et ses collègues – c’est le discours officiel de la MNU, en d’autres termes la com’ de l’entreprise. A l’arrière plan, en marge du discours officiel, d’autres voix s’élèvent, et c’est une parole abondante, proliférante, à ce point démultipliée et diffractée entre les nombreux personnages que la communication effective, même entre humains et non humains, ne peut s’adresser au spectateur. On pourrait croire qu’il s’agit d’un tissu langagier purement fonctionnel, non narratif : une ambiance sonore. Or, ce texte alternatif véhicule davantage de vérité que le canal  principal : s’il n’est pas moteur de l’action, il n’en a pas moins un rôle plus subtil que celui de bruit de fond : il est critique. En effet, alors même que le reportage tend à prouver qu’il n’y a rien de commun entre les humains et les « crevettes », force est de constater la facilité avec laquelle ils communiquent entre eux, alors même qu’ils ne parlent visiblement pas la même langue. Dans le même ordre d’idées, les extraterrestres son présentés comme des créatures primaires et sauvages, mais c’est oublier la preuve la plus manifeste de leur intelligence, peut-être même de leur supériorité intellectuelle sur les humains : la technique. Il y a le vaisseau, bien sûr, mais aussi des armes ultra-puissantes qu’ils fabriquent sans peine, et dont ils ne se servent pas. Les exemples de ce type sont nombreux qui indiquent la co-présence de discours contradictoires. Aussi, derrière ce qui se voit (le film dans le film, le simulacre), il y a surtout ce qui est. Autrement dit, l’image, surface lisse, simple, binaire, idéologique, est un paravent qui cache le réel complexe, changeant, sensible. Le désordre, lui aussi apparent, qu’impose la multiplicité des écrans, le montage nerveux ou, plus directement, les volte-face des protagonistes, déjoue toute tentative d’homogénéisation du film, et ce pour deux raisons : on est forcé d’appréhender simultanément des données contradictoires et de produire sur elles notre propre jugement, mais aussi, accessoirement, cette fragmentation renvoie à notre quotidien ultra-médiatisé. Ce collage nerveux fabrique un récit qui a toute les qualités d’un excellent film d’action, l’humour en plus. Il y a même quelque chose d’E.T. ou de Wall E dans le regard de l’extraterrestre, mais cela, nous pouvons être seuls à le discerner. Les références cinématographiques ne cessent de surgir, c’est entendu, mais elles sont agencées de façon à produire une œuvre originale sans la réduire à un ensemble de citations. District 9 se distingue finalement par le fait qu’il prend sens de l’extérieur, en décalé. C’est en cela que, contrairement à certains films de science-fiction actuels qui ne posent pas tant de questions qu’ils n’y répondent eux-mêmes, par anticipation, District 9 est effectivement subversif.

Neill BLOMKAMP, « District 9 »

« Redacted », Brian De Palma

The Box : la jouissance est dans les détails

La possibilité d’un choix est-elle la garantie de  la liberté ou ne sert-elle qu’à dissimuler son absence  ?  Ce n’est pas une moindre qualité, pour un film de genre, de brouiller les sources de l’angoisse qu’il distille. D’en effacer les traces quitte à détourner l’attention, susciter des indices qui ne mènent nulle part, se jouer de la logique. En admettant que le procédé ne soit pas involontaire, cette manœuvre est d’une efficacité redoutable en terme de manipulation : elle consiste à créer l’illusion de la multiplicité là où il n’y a pas d’alternative. Plus précisément, il s’agit de faire croire à la possibilité d’un choix alors même que l’unique voie est déjà tracée. En l’occurrence, en tant que démonstration morale, The Box est un film tout à fait déterministe.

Le point de départ est un dispositif assez simple : une boîte. Face à cet objet banal : un couple américain standard, classe moyenne, un enfant. La boîte en question, apprennent-ils, peut leur valoir un million de dollars. Il suffit d’appuyer sur le bouton (en quoi elle consiste), lequel signifie  la mort d’une tierce personne (inconnue, éloignée). Aussi simple. Ils ont 24 heures pour se décider, ensuite l’appareil est réinitialisé  et présenté à quelqu’un d’autre. La boîte ne s’impose pas sans la découverte de quelques contrariétés dans la vie du couple: Norma, suite à un accident médical, a perdu les orteils d’un de ses pieds; elle boîte. Son mari, Arthur, ingénieur à la NASA, est déclaré psychologiquement inapte à devenir cosmonaute. Bien sûr, l’argent fait défaut, malgré le confort manifeste  (la maison « idéale », la télévision dans chaque pièce, la voiture coûteuse).  Dilemme : appuyer ou ne pas appuyer sur le bouton ? Accepter l’argent et, indirectement, assumer la responsabilité d’un décès, ou rendre la boîte à son propriétaire (Janus à double visage), ne pas y toucher, renoncer à un million de dollars  ? Tel est le choix que pose/impose le film.

Sur cette base stratégique, inspirée par une nouvelle de Matheson, Richard Kelly se dédouble, lui aussi. Dans les grandes lignes, il développe une intrigue à mi-chemin entre La quatrième dimension et X-files, avec tout ce qu’il faut de rationnel et d’ésotérique, de science-fiction et de théorie du complot,  de fantasme apocalyptique et de mauvaise conscience humaniste, de métaphore politique et de symbolisme new age. Ce serait assez divertissant sans cet étau moral(isateur) décidément  trop lourd. L’imaginaire fantastique se nourrit d’ombres et de brumes, d’ellipses et d’ambiguïtés – registre sensible que la mécanique sophistiquée de Richard Kelly congestionne par excès de bonne volonté. Les événements s’enchaînent de façon démonstrative et, comme si cela ne suffisait pas, le texte surenchérit dans la redondance, avec en fil rouge la figure tutélaire de Sartre (façon Huis-Clos pour les Nuls).

Par chance, Richard Kelly se fausse compagnie. En marge de son discours christiano-sartrien,  il reste encore le réalisateur trouble de Donnie Darko. Cela se traduit par des détails qui, pour la plupart, ne servent à rien, ne mènent nulle part. Bref, des détails complètement excentriques. L’étrangeté du quotidien (dont Lynch est le plus grand maître) se manifeste dans l’imperceptible :  l’angle d’un escalier, un alignement de verres à vin, l’opacité des fenêtres, la façade d’une maison, la neige, le père Noël, etc. Le traitement du corps contribue également à cette dégénérescence interne du scénario. Le pied mutilé de Norma et le visage brûlé de celui qui offre la boîte (dont la chair détruite révèle l’ossature et la mâchoire), laissent entrevoir, dans la façon dont la monstruosité s’expose et fascine, une jouissance presque sexuelle, qui contraste, par exemple, avec l’apparente chasteté du couple marié… Aussi, le fait que l’action se déroule dans les années 70 débride l’image, sert de prétexte à une surcharge hallucinante au niveau des décors. Papiers peints aux motifs géométriques étouffants, dominance de couleurs terreuses, rétro-futurisme en carton-pâte : c’est le côté jubilatoire de ce film, avec sa musique omniprésente, bavarde et obsolète, sa facture parfois maladroite et  ses petites obsessions inavouables. A cet endroit-là, le film échappe à l’auto-censure, refoule vers des zones totalement dysfonctionnelles, malpropres, interdites… Lorsque Cameron Diaz marche vers la caméra avec un regard de velours, boucles dorées, petite robe noire,  halo de lumière – radieuse parce qu’elle vient de revêtir la prothèse d’orteils que lui a fabriqué son gentil mari, c’est à la fois hilarant, ironique et cruel, et décidément ce mélange de malveillance perverse et de candeur nous intéresse incomparablement plus que les grands discours sur l’état moral du monde.

Richard Kelly, « The Box », avec Cameron Diaz, Karl Marsden (USA 2009, durée 1h55)

A voir, « Donnie Darko » (2001), de Richard Kelly, avec Jake Gyllenhaal