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distance est de mes yeux
couleur absente
retrait construit chambre
(vocative)
d’où la rétine
s’enclôt
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Image : Nicolas de Staël, Agrigente (1953)
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distance est de mes yeux
couleur absente
retrait construit chambre
(vocative)
d’où la rétine
s’enclôt
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Image : Nicolas de Staël, Agrigente (1953)
Même si elle est contenue, étouffée, ralentie, il y a une violence de l’être de la couleur. Cette violence, disséminée pour ainsi dire objectivement dans le monde matériel, la peinture, la matière-peinture la ramasse et la condense. Toujours il y a dans la couleur peinte la menace d’une sortie, d’un excès. Le régime spontané de la couleur est celui de la dépense, et la peinture fut pendant des époques entières la seule à pouvoir recueillir ce pouvoir dispendieux qui était ailleurs interdit, pourchassé (…). Sur la scène de l’imitation, cette propension de la couleur à sortir de ses gonds, à imploser, a été perçue depuis l’Antiquité comme un danger : déjà on trouve en ces temps reculés une opposition entre couleurs austeri et couleurs floridi, et un conflit entre ceux qui en tiennent pour un usage modéré ou restreint et ceux qui se laissent séduire par la multiplication des pigments nouveaux. Mais il ne s’agit pas seulement d’une affaire de bon goût, ou d’un positionnement par rapport aux pouvoirs d’illusion de la peinture : ce que la couleur menace, ce qu’elle met en péril, c’est bien sûr la rigueur du contour, la pureté du dessin : c’est comme si, invitée au festin de l’imitation, la couleur s’y comportait en gourmande et en mal élevée, cherchant à emporter à elle le morceau, et c’est au point que l’on peut se demander si la couleur n’est pas porteuse d’une autre finalité, d’un autre désir que ceux de la ligne et du dessin. Comme s’il y avait avec elle, davantage qu’une volonté d’imitation, une volonté que l’on pourrait dire d’imprégnation, ou de fusion : quelque chose qui, par rapport à la distance idéale et stable dans laquelle l’imitation se conçoit, bouge, ne tient pas en place, quelque chose qui en tout cas fait trembler la ligne de contour, quelque chose – une force qui par ivresse se noierait, tel un reflet perdu, entré sous l’eau.
Jean-Christophe Bailly, L’Atelier infini
Reproduction extraite du livre : Marie Madeleine, Carlo Crivelli (1487), Amsterdam, Rijksmuseum.
Hou Hsiao Hsien, « Three times », Taïwan, 2005 (dvd : Lumière, durée : 132’)
L’art offre au moins deux manières de critiquer le réel : par le fond et par la forme. La première présente l’avantage d’être immédiatement lisible, au risque de se contredire elle-même, comme c’est souvent le cas au cinéma : combien de films prétendument engagés ne contribuent pas, au moyen de stéréotypes visuels, langagiers, narratifs, à renforcer ce qu’ils affirment vouloir dénoncer ? La forme en revanche est critique a priori. Elle dérange, elle contrarie, elle détruit l’ordre, le confort et l’habitude ; ce faisant, elle s’aliène un public prompt à lui reprocher de se jouer de lui. Ainsi la portée intrinsèquement subversive des innovations formelles se voit-elle trop souvent évacuée en procès d’intention, expression d’une résistance sans doute naturelle contre le changement. Un semblable soupçon pèse également sur la beauté, dont on se plaît à souligner la vanité. Si le refus de reconnaître en la forme une puissante matrice d’idées vise à désamorcer tout exercice susceptible de troubler ce réel que l’on croit simple et dépourvu d’attraits, les éloges formels adressés à Hou Hsiao Hsien sont autant de réserves formulées à l’encontre de son travail.
Dire qu’un film est beau revient ici à sous-entendre qu’il n’est que cela. Or, la beauté perçue n’est que l’éclat premier, immédiat, fugace, de ce qui transparaît avant que l’esprit n’ait pénétré plus avant dans son éblouissement. Three times n’agresse pas les yeux, le film n’est pas, au sens propre, un scandale esthétique ; ce qui heurte – déplaît – c’est son raffinement, son hermétisme supposé. Or il arrive que certaines œuvres réputées difficiles d’accès ne demandent pas à être déchiffrées ni comprises par la raison, du moins pas immédiatement, mais s’offrent entièrement, luxuriantes et profondes, aux sens dont il ne faut pas sous-estimer la finesse et l’intelligence. Car il ne s’agit jamais que de plaisir, le cheminement de l’esprit en quête de vérités n’est pas ce désert ingrat que l’on veut associer à la rigueur de la démarche : la beauté véritable n’est ni vide ni vaine.
Tout d’abord, il suffit de se laisser conduire, de progresser le long d’une trame dont il importe peu, au départ, de détailler la texture. En effet, il serait tout aussi déroutant de considérer Three times comme la simple somme de trois courts-métrages autonomes que de l’assujettir à une unité conceptuelle dont chaque tiers ne serait qu’un simple attribut. Bien sûr la spécificité de l’œuvre se situe à mi-chemin entre ces deux façons de voir, lesquelles ont en commun l’avantage de mettre en évidence la prééminence du regard dans la compréhension du film. Comme un concerto décline en plusieurs mouvements sa tonalité unique, comme un triptyque distribue la narration entre des volets dépliés et repliés à l’envi, Three times procède par dégradé et répartition. Le jeu des différences et des similitudes permet de dépasser la question de la hiérarchie entre le tout et la partie. Dans la colonne des différences se classent le temps (trois époques : 1960, 1911, 2005), les personnages ou tout au moins, leurs noms, les anecdotes exposées. Parmi les similitudes on compte le lieu (Taïwan), les acteurs même les rôles secondaires, et ce thème unique qu’est l’amour impossible.
On voit bien comment les uns compensent les autres, se complètent, se fécondent. Les trois parties se mêlent intimement, par échanges et variations de composants. Hou Hsiao Hsien réalise une synthèse entre l’autre et le même, synthèse initialement formelle qui se propage jusqu’au centre, puisqu’en parlant d’amour il n’est question, au fond, que de cela. De la nature de l’image dépend l’interprétation qu’on en donne, qui est désir de formuler, de retenir, de relier à soi. Ce qui surprend ici, c’est que l’histoire est visuelle et que l’image est narrative. Cette permutation n’est pas tant un bouleversement cinématographique qu’un purisme : à l’origine le cinéma parle un langage d’images. Comme pour souligner cet engagement, Hou Hsiao Hsien fait de sa pièce centrale un film muet, tandis que les deux autres tiers sont relativement peu dialogués. Le sens circule par les canaux de la couleur et du trait, de la composition des plans, des mouvements de caméra, de la lumière, du jeu infiniment maîtrisé des acteurs. La structure découpée et les nuances miroitantes de ces éléments mis ensemble se projettent sur la surface vacante d’un contenu qui, pauvre en lui-même, semble moins apte à s’enrichir des qualités formelles qu’il reçoit que prêt à les renvoyer à leur fonction propre, non sans leur avoir emprunté deux idées essentielles : la transparence et le fondu. En somme, les amants qui se manquent, se marquent et se déportent trois fois successivement ne nous révèlent pas autre chose. Célébrant l’imminence d’une plénitude amoureuse sans cesse différée, au sein de chaque histoire puis d’époque en époque, reprise et sublimée en d’impossibles retrouvailles, Three times modèle une définition paradoxale de l’amour au-delà de son perpétuel ajournement, et c’est la rencontre inconsciente et formelle de deux êtres que l’espace et le temps – le réel ?– laissent seuls. En dehors de son impossible accomplissement, lequel se mesure à la triste stagnation conduisant chaque histoire jusqu’à une impasse, l’amour est un presque un non-lieu où les amants se traversent et se séparent, s’aimantent et se décomposent en se confondant, synthèse entre l’autre et le même.
Hou Hsiao Hsien, « Three times »
Aussi sur ce blog : Le voyage du ballon rouge, de Hou Hsiao Hsien