Son visage arbitraire (John Cage et la radio)

Le poste de radio, dont John Cage extrait du son aléatoire comme il pourrait le faire de n’importe quel objet trouvé, figure au centre de deux performances (1951 et 1956) d’une sobriété presque contemplative, désintéressée. D’un effet vertigineux, ces mises en scène n’en demeurent pas moins simples et ordinaires. Au milieu du siècle des avant-garde, John Cage n’est pas de ceux qui, sans discernement, exaltent le progrès et cherchent à s’en prévaloir. En art comme dans la société, dans les faits comme dans la vie, l’innovation technique, qu’elle soit littérale, ludique ou même subversive, ne tient lieu ni de style ni de contenu. Aux yeux de cet artiste pluridisciplinaire mais radical, il n’est d’art que vivant, émancipateur, toujours en devenir. L’œuvre ne peut se donner comme forme fixe, forme inerte, sclérosée ; c’est là le cadavre de l’art peut-être – si tant est que l’art n’abolisse pas nécessairement sa propre fin.

Passé l’épisode du piano préparé, les expérimentations de John Cage témoignent d’un cheminement quasi spirituel – ce par quoi il faut surtout entendre : mise à distance, détachement. Distance par rapport à l’immédiat, par rapport à tout ce qui s’organise, s’impose, s’enferme et fait loi. John Cage, qui est un philosophe-musicien (comme Nietzsche, par exemple, est un philosophe-poète, ou encore Kandinsky, un philosophe-peintre), a tendance à donner du monde une représentation essentiellement sonore, à concevoir l’existence  en termes de manifestations sonores. Sa pratique et son approfondissement de l’indétermination ne disent rien d’autre que cela : l’extrapolation du geste musical sur tous les plans. Promouvoir la liberté dans la forme – abolir la forme?  Refuser les pleins pouvoirs au compositeur, aux interprètes – abolir la composition, l’interprétation ? Rendre obsolètes l’exécution et la lecture passives, conjurer l’obéissance : autant d’arguments doubles, fruits d’une pensée circulaire qui soude l’art à la vie.

Plus qu’à l’affût des nouveautés matérielles dont il a un usage rationnel, parcimonieux et absolument accessoire, Cage s’inspire des sagesses orientales. Les appareils ne sont guère pour lui que des objets définis par leur potentiel sonore, de captation ou d’émission. S’il en résulte une quelconque mise en évidence, celle-ci ne peut être que fortuite et dénuée de toute valeur symbolique.

C’est ainsi que Cage procède : cadrer pour libérer. Les amateurs de notations originales trouveront leur bonheur en examinant les « partitions » de « Radio music » et « Imaginary landscape n°4 », sur lesquelles l’artiste détaille écarts de fréquences, silences et autres spécificités hertziennes, d’abord sur une portée puis directement en chiffres et en traits de façon à ouvrir au maximum le spectre de manœuvre. Ces deux morceaux, qui emploient chacun une dizaine de postes et le double en exécutants, sont voués à être uniques (on ne tient pas compte des enregistrements « historiques », contradiction dans les termes), d’autant que la radio évolue sans cesse, en forme et en contenu. Si la radio n’est guère qu’un objet sonore parmi d’autres pour John Cage, plus encore que le piano arrangé, elle est l’instrument de l’indétermination par excellence. Sa multiplicité reflète la multiplicité de tous, reflète plus encore la multiplicité d’un seul – et  parfois même elle paraît porter la gravité de son destin. Unanime et ressemblante, est-elle l’expression de tous ou d’un seul ? Ou, immanence ingrate, ne dévoile-t-elle qu’un visage rassemblé, difforme – son visage arbitraire ?

La radio n’a pas de sens, elle les contient tous, n’en retient aucun. L’ampleur d’un paysage imaginaire est sans limite. A l’écoute, on se trouve d’emblée transporté comme dans un long voyage en voiture. Il arrive toujours un moment où dans la torpeur de la monotonie, on allume distraitement la radio. A tâtons (qu’est-ce qu’on cherche ? qu’est-ce qu’on attend ?), on s’abandonne aux ondes indistinctes, cela peut durer des dizaines de minutes, entre deux villes sur l’autoroute il n’y a pas grand-chose, on passe trop vite d’une chaîne à l’autre, tout est fluide, les parasites collent les bribes de voix, les langues inconnues, les notes de musique, les cris, les rires… La radio est ce médium acousmatique* qui ne supprime certaines formes du silence, de la solitude et du vide que pour les remplacer par d’autres, plus insidieuses, plus redoutables car plus banales… Voilà ce qu’évoquent ces deux morceaux de Cage, ces temps de dérive, ces temps abstraits infiniment creux où, sans se l’avouer, ce qu’on écoute à la radio c’est la radio elle-même, totalité incohérente, continue et discontinue, lugubrement rassurante, berceuse appropriée au demi-sommeil, à la folle rêverie de la pure passivité.

.

John Cage (1912-1992), « Imaginary landscape n°4 » (1951), « Radio music » (1956) –

* Voir l’étymologie du terme acousmatique sur le site musicologie.org

Photo : John Cage et son chat (tout de même mieux que John Cage et sa radio…)

Publicité

L’autoportrait bleu

Noémi Lefebvre, « L’autoportrait bleu », Verticales, 2009

Arnold Schönberg, Autoportrait en bleu (1910)

Cette femme prétend qu’elle parle trop, c’est plus fort qu’elle, un flot de paroles qui l’emporte au-delà de ce qu’elle peut assumer, elle dit qu’elle parle trop, mais elle en est déjà à la vague suivante, les flots se succèdent, un excès prend le relai d’un autre, qui le recouvre d’un excès supplémentaire, qui déporte l’abondance là où elle peut se déployer, là où elle peut s’exercer librement, y compris contre elle-même. Les mots affluent, se pressent, se hâtent vers leur propre fin et circulent comme pour affirmer leur allégeance à la vie plutôt qu’à l’écriture, au voyage plutôt qu’à l’ancrage, certaines phrases cependant réussissent à se distinguer, à s’imposer du fait de leur densité nerveuse, du poids du jugement qu’elles portent, du ressassement qu’elles entraînent. Une façon de se dédire, de reprendre ce qui a été dit pour en relever les insuffisances – et les excès. D’emblée (quoique trop tard) cette femme se donne un programme, elle se donne  une heure trente pour changer de langage – la durée du vol  Berlin-Paris. Le temps ainsi limité confère à l’entreprise une objectivité imaginaire, lui concède une nécessité que la réalité, en substance, présente rarement. Il faut compter le séjour dans la ville dont on s’éloigne, Berlin, le pianiste que l’on a rencontré dans un café, la sœur qui nous ressemble, nous éclaircit, nous réplique en mieux, la musique de Schönberg et son autoportrait bleu, et tant d’autres événements lointains, soi-disant passés qui affectent le présent. Mais il ne suffit pas de réduire le vécu au langage, encore s’agit-il de convoquer ce que l’on a manqué. Car ici comme souvent, lorsqu’il est question d’excès, il faut comprendre insuffisance. Il y a eu – il y a encore trop de mots, et trop peu de réalité. Tout ce qu’elle a dit au pianiste , à cause de quoi il ne s’est rien passé, a agi contre elle. Le baiser pris et cependant mal reçu, a scellé l’impossibilité du baiser. La main, la taille – serrées – pourtant ténues, n’ont pas suffi à endiguer la gênante sauvagerie, l’insupportable  débordement du face à face. De son côté, sans doute, le pianiste n’a pas été plus heureux, mais étant pianiste, interprète et compositeur –  comme Schönberg et son autoportrait bleu – il peut inverser la négativité en musique, créer à partir de ce qu’il n’a pas réussi à vivre, éprouver musicalement l’intensité qui lui fait défaut dans la vie. Entre Berlin et Paris cette femme admet qu’elle n’a pas ce pouvoir, elle est simplement dépourvue de ce qu’elle n’a pas, simplement insuffisante et incapable de se taire comme affligée d’une double négativité qui la condamne à saboter une rencontre avec un pianiste de talent. Pourtant le texte s’écrit, et c’est son texte à elle, et il contient non seulement la réalité insuffisante et son complément de désirs, de cris, mais surtout il s’élance, il s’évade, il se détache et peut tout embrasser sans distinction, le vécu et le raté, soi-même et les autres, le pianiste, la sœur, la musique et sa théorie, Adorno, Thomas Mann, les vaches qui beuglent, la nature sauvage et les promenades, la philosophie jamais comprise. Et il me prend moi aussi, là, par endroits, coulant du texte qui ne coagule pas, ni dans le récit ni dans l’identité, l’émotion ou le référentiel, pas plus que dans l’absence de ces deux là, se déployant juste à côté, dans la marge, annotation teintée d’amertume et d’ironie, jamais complaisante, annotation continue de ce qui se vit, se dit, se réécrit pour creuser l’insuffisance, déborder l’excès.

***

Un extrait : Le pianiste transforme la peinture de Schönberg, l’autoportrait bleu, en pièce musicale.

« Ce temps perdu n’est pas un temps mort, rester encore ici n’est pas attendre mais imaginer, ne pas considérer ce temps vide comme un temps à remplir, le temps musical comme le cadre du peintre, le cadre musical n’est pas à remplir, déplacer le cadre, en sortir le tableau, la peinture à la fois dans le temps et hors du cadre, le pianiste avait accroché le tableau de Schönberg dans les arbres noirs et brisé les contours de la négativité, composé ensuite une phrase inouïe dans la forêt brandebourgeoise, une contre-phrase entièrement nouvelle tandis que son accompagnement du jour observait un silence révérencieux et passablement stupide comme souvent la révérence mais au fond peut-être un silence bénéfique, productif et positif, le silence et la révérence de l’accompagnement un climat indispensable à la transformation d’une intention musicale en acte compositionnel, la contre-phrase une monodie peut-être ou un récitatif mais sans expression, la phrase qui ne dit rien, une couleur froide, la couleur froide en un récitatif, le visage bleu, le bleu du tableau mais de loin en loin et comme suspendu, le tableau dans les branches, les corbeaux en croassement discontinu et sans effet sur la ligne monodique, le facultatif des corbeaux en noires pointées, trois sons parmi les douze, appel d’oiseaux chargés de tourner autour des cimetières et des arbres dénudés, à chaque arbre nu un lit définitif et l’individu, lui bleu, qui connaît sa fin et ne s’en distrait pas, ma relation à Schönberg est en train de se modifier constatait le pianiste. » (pp. 58-59)

Lien 1 : Noémi Lefebvre –  biographie sur le site des éditions Verticales.

Lien 2 : interview de l’auteur sur le site fluctuat.net

Lien 3 : Noémi Lefebvre chez Alain Veinstein (Du jour au lendemain, France Culture)